C’est un beau cadeau que fait ici Daniel Deshays au Blog documentaire. Un texte inédit, stimulant et finalement fondamental. On y parle bien sûr du son, de sa captation, de sa spécificité… A lire, et à méditer !

Daniel Deshays – © Régine Deshays

À l’instar d’un paysage pictural dont l’invention s’est transposée peu à peu à la nature qui l’a inspiré, le paysage sonore ne naîtrait-il pas de son enregistrement et ne ferait-il pas subir à la nature la même transcription ? La continuité spatiale et temporelle de ce ruban que produit l’enregistrement, et qui rejoint celle du visuel, s’oppose aux surgissements discontinus et aléatoires des sons du réel. Ainsi médiatisé, il apparaît comme leur inverse. Le cinéma, par la coupure de ses bandes son et image a démonté cette continuité d’inscription du point de vue. Dans son œuvre Film Socialisme, Jean-Luc Godard propose une reconstruction multiphonique non centrée des sons. Rompant avec la « monodie » sonore du cinéma, il nous place face à une diversité co-existante, un différentiel surgissant qui établit un dissensus sonore comme échafaudé sur le dissensus démocratique.

Paysage musical ?

Le livre de Murray Schafer intitulé Le paysage sonore [1], publié dans son édition originale canadienne sous le titre The Tuning of the World, laisse clairement apparaître la confusion dominante qui s’établit entre sons et musique. En effet, la posture tenue par bon nombre de musiciens, à l’instar de John Cage, considère le sonore du monde comme une musique. La musique a toujours souffert de la limite de ses usages liée à sa nature purement abstraite. Pour y remédier, elle a, au cours de son histoire, tenté de tisser des liens avec les autres arts. En tentant de faire retour vers les productions sonores concrètes du monde, elle renoue finalement avec sa propre origine. Dans des expériences associant des arts voisins, littérature, théâtre ou peinture, l’histoire voit musiciens et peintres tenter des expériences de fusion par transcription ou par la reprise des codes de correspondance dont l’idée naquit dès l’Antiquité [2].

Tous ces déplacements et transpositions de l’objet-son laisseraient à penser que les sons du monde ne pourraient être considérés pour eux-mêmes. Par ailleurs, ceux qui écrivent de nos jours sur le son tels Murray Schafer ou Michel Chion soumettent encore l’analyse sonore aux règles de la représentation visuelle. Si cette nécessité de transcription part d’une volonté louable : rendre perceptible un phénomène sonore instable en l’ancrant sur du tangible, cette attitude maintient le monde sonore dans des règles qui ne sont pas les siennes. Il est impératif d’interroger ce curieux objet du son par ses variables spécifiques : par sa plastique perçue dans ses distances ou ses proximités, par ses durées, par ses flux, par toutes les différentes appréhensions de cet autre rapport au monde qu’échafaude la conscience d’écoute. Il faudrait aussi, dans le même temps, reconsidérer les conditions de son inscription. Il suffit de mettre simplement côte à côte temps de l’écoute de l’enregistré et temps de l’écoute du vivant pour faire apparaître que la perception vivante n’a guère à voir avec l’écoute différée de sa captation enregistrée. L’écoute de la production chronométrique de l’enregistrement ne permet plus de sentir cette belle perception flottante, oublieuse d’une bonne part des données qui nous entourent. Souvenons nous que la pluie diffusée au théâtre ennuie le spectateur après seulement quelques instants de mise côte à côte avec le vivant de l’acteur. C’est que là, le pouvoir séparateur offert par l’enregistrement est faible mais c’est surtout que les espace-temps du jeu au plateau et de l’enregistré diffèrent [3] : l’un est élastique, mis au relatif du temps de la fable ; l’autre ne l’étant pas maintient à la conscience l’existence horlogère de la machine enregistreuse.

Écriture des outils et technologies paysagistes

Rappelons que la dénomination « paysage sonore », si consensuelle dans le monde de l’audio et qui désigne l’objet nommé ailleurs : « environnement sonore » ou « son du réel », n’est pas sans généalogie. Elle réfère à la construction historique d’une représentation du visible, un assemblage organisé dont le modèle s’ancre dans l’histoire de la peinture : à l’invention du paysage.

Dès 330, l’art byzantin fait apparaître des éléments paysagers, champ, source, troupeau isolés dans l’espace, ces choix qui ne sont pas encore ordonnés serviront à composer ce que nous appelons actuellement le paysage. En 1530, Albrecht Altdorfer [4] crée Le Paysage du Danube. Cette œuvre est considérée comme la première peinture vouée entièrement au paysage. Elle rassemble en une vision unique et dans un bon point de vue des éléments qui jusque-là demeuraient épars. La Renaissance confirme cet assemblage qui évacue peu à peu le portrait du tableau. Plus tard, la peinture nous placera seul face à la nature. Cette époque a produit à notre insu le référent de toutes nos constructions sonores. L’expression « paysage sonore » soumet le son aux règles de la représentation visuelle, niant ses données fondamentales : temps et intensité. Ce « paysage », amené par l’enregistrement à la fixité de son temps et de son espace sous un seul point de vue renvoie aux canons de la représentation paysagère.

L’enregistrement sonore répond aux règles établies lors de la conception de l’enregistreur lui-même. Il faut donc interroger préalablement les outils de l’enregistrement pour pouvoir questionner la nature de l’objet obtenu par l’usage de cet outil. L’outil fut inventé pour reproduire la musique dans son continuum musical et sous un seul point de vue. Il fut conçu pour reproduire la continuité, aussi vivante fut-elle, d’un récit couché préalablement sur l’aplat de la partition. L’enregistreur inventerait-il du paysage sonore comme le tableau inventa le paysage ? Serait-ce ce couchage sur l’aplat de la bande qui comme sur l’aplat du tableau permettrait de le penser « paysage » ? Et conséquemment, de même que la peinture a abouti à nous faire considérer par retour le réel comme du paysage, serait-ce son enregistrement qui ferait accéder le réel au statut de paysage sonore ? Comme pour le paysage, le paysage sonore est devenu une invention qui ne manque pas de se plaquer par retour sur le réel. À coup de paysage Hi-Fi ou Low-Fi, Murray Schafer qualifie déjà l’environnement selon des terminologies que l’enregistrement avait produites pour se qualifier lui-même… L’invention du paysage pictural a produit une rhétorique, indique Anne Cauquelin [5], l’invention du paysage sonore embraye déjà la sienne.

On constatera que cette rhétorique et ces outils ne répondent en rien à la considération du discontinu sonore du réel et à son asynchronisme, incapables de répondre à la variété incessante et imprévisible des lieux d’émergence, ni à l’incertitude de la nature des phénomènes sonores et de leurs intensités. L’espace éclaté du son est ignoré au profit d’une volonté de maintenir sa considération plane et ligotée par l’enregistreur. Le son est pourtant un phénomène résultant d’évènements extrêmement variés et dont chaque occurrence possède sa raison propre d’existence, indépendante et chaotique. Il n’y a ni harmonisation planétaire du sonore (le « tuning of the world » de Murray Schafer) ni possibilité physiologique humaine d’une écoute globale et continue du monde qui correspondrait à ce que l’enregistrement produit.

Lorsqu’on interroge le sonore par son enregistrement, on oublie d’interroger les protocoles de sa captation. S’il faut se méfier des représentations visuelles transposées au son, il faut également interroger la croyance dans la représentation offerte par le microphone. Elle n’est que le modèle historique actuel de la représentation sonore. Il faut se souvenir que cette représentation offerte à nos oreilles fut un objet nouveau dont la « vérité » est née à la fin du 19ème siècle et qui, à force de volonté de progrès technologique, a précisé et réorienté ses modalités d’apparition mais qui, en fait, n’a pas changé de principe de représentation depuis la naissance du cylindre [6].

La croyance en l’objet obtenu par la prise s’auto-confirme dans une spéculation sur son avenir, traduite par l’idée que nous ne posséderions pas encore des outils de captation suffisamment performants, ceux qui permettront un jour de saisir les sons en fidélité à leur origine. La croyance en la fidélité de la représentation masque la véritable question : celle de la construction de la représentation. Et quand bien même ce serait une question de qualité, nous avons  tendance à oublier, quel que soit le système de diffusion choisi, que le son est dépendant du transducteur (microphone) utilisé pour sa captation. Sa limite de qualité de restitution spatiale est liée au principe même de celui-ci. Parti du cornet en fleur de liseron (l’idée d’un son au naturel était déjà là) d’où le son gravé sur cylindre émerge dans un niveau d’émission sonore fixe, pour arriver à la WFS qui produit un objet holographique partiellement contournable, le principe du prélèvement et celui de la restitution demeure grossièrement le même. La volonté de produire un espace de représentation global perdure. Si la diffusion monophonique construit un espace d’écoute qui n’a qu’une variable de perception : la distance de l’auditeur à la membrane du haut-parleur, la venue d’un deuxième canal de diffusion réorganise les conditions de l’écoute en recartographiant de ce point de vue la salle.

La monophonie ne fut pas immédiatement abandonnée dans les années soixante, puisque les deux monophonies indépendantes synchrones gauche-droite de Sergent Pepper (Beatles) précédèrent la stéréophonie. Cette dernière plaça l’auditeur sur la ligne médiane au plan des haut-parleurs. Le multicanal qui suivit par sa volonté de rendre compte de la totalité environnante ne s’adressa plus qu’à l’unique auditeur situé au centre du système. Quid de la séance publique de cinéma et de son beau partage d’écoute, quelque soit la place occupée par le spectateur et qui était l’apanage de l’ère monophonique ?

Le  « bon » point d’écoute

Si, d’un côté, l’inscription picturale contemporaine déborde de son support (mouvement support-surfaces, 1969-1972), la construction sonore paysagiste réfère toujours au modèle visuel cadré. L’ordonnancement des points de prise de son, c’est à dire des points d’écoute, quelque soit le système employé (binaural, XY, AB, MS quadriphonique, multicanal) confectionne toujours un système qui prétend placer l’observateur au bon point de vue. La photo a pourtant abandonné depuis longtemps cette idée.

Le roman également, « Flaubert le théorise et valorise autant le vil que le noble, le muet que le parlant, le signifiant que l’insignifiant… Le temps continu du récit est remplacé par un temps séquentialisé, divisé en blocs de présents ramassés sur eux-mêmes » [7]. Le bon point d’écoute induit la bonne image sonore que l’on désire voir enfler et s’étendre. La diffusion tend à s’élargir passant d’une origine frontale à une continuité enrobante. Du trou de la camera obscura d’Aristote qui, laissant entrer le rayon lumineux, dépose l’image inversée sur la surface obscure, auquel on peut associer la diffusion monophonique, jusqu’à l’Omnimax des Géodes, la diffusion sonore tente, avec le cinéma, d’agrandir toujours plus son cadre.  A l’instar de la projection annulaire des panoramiques du 19ème siècle, le son, par la multiplication des canaux, tente de reconstruire une continuité environnante de l’espace représenté augmentée d’un zénith.

Le point de vue de la prise de son paysagiste est fixe, fixe comme la prise de son musicale qui l’avait elle-même déjà pris pour modèle. Il suppose que l’observateur, tenu à l’arrêt dans la seule expérience de l’écoute (il n’en bougera pas) accepte de se soumette à la fixité dans l’obéissance (ouïr et obéir ont même racine). L’objet à considérer est fixe lui-aussi, il est à saisir non comme une expérience d’exploration, de pénétration, une traversée mais comme on écoute un discours, dans la linéarité temporelle et spatiale de son récit. La diffusion sonore contient son « tu dois écouter », on se tiendra donc coi. On nommait jadis ainsi les natures mortes : des natures coites.

Derrière ce son enregistré se tient l’être qui a capté l’objet auquel nous faisons face. Comme le photographe ou comme le filmeur, celui-là est un auteur qui effectue un choix, nous offrant son acte d’inscription, donc d’interprétation. Pourtant, la place de celui-ci est niée, on le comprend au regard de ce supposé éternel naturel de l’image paysagère… Ne pas se leurrer sur la neutralité de la prise, même si elle n’a pu être saisie que par la louche microphonique dans une incertitude de son placement, il n’est pas de neutralité d’une quelconque nature. Même sans intention, l’objet est signé ; abandonnée la prétendue objectivité de la prise de son. Mais, paradoxalement — aussi choisie puisse-t-elle être — cette prise apparaîtra toujours comme saturée de données, c’est à dire pas assez désignée.

À travers cette continuité de la prise de son apparaît la fabrication d’un plan de représentation continu rendant compte de l’état des pressions acoustiques prélevées depuis un point. Ce qui naît à partir de cette captation est un objet qui ne pourra aucunement être perçu comme aurait pu l’être sa source en direct. La prise de son révèle un objet saturé et qui ne permet plus à son auditeur d’y pénétrer en de multiples parcours comme il aurait pu le faire dans le réel, laissant la plupart de ses composantes de côté. Ici, dans l’enregistrement, tout est présent, trop présent, même l’inutile qui ne nécessite pas de maintenir l’attention sur lui. L’utile comme le superflu nous est offert, dans une égalité de valeur. C’est bien cette impossibilité de retrouver son pouvoir séparateur qu’il faut interroger. Cet effet de saturation des coexistences des présences nous bombarde d’un flux qui nous laisse coi.

Impossibilité de réordonnancer les valeurs qui sont les nôtres, celles qui président à notre désir d’écoute pour réaliser son propre parcours dans ce qui est offert. Pourtant, c’est bien cette volonté de s’approprier le champ auquel on fait face et faire corps avec lui qui préside à l’acte d’enregistrement, comme à l’acte d’écoute.

Que prend-on alors ? En retour, que donne-t-on à entendre puisque donner c’est décider de ce que je vais t’offrir. Là, même s’il y a volonté de dire, l’objet pris n’a rien à voir avec ce que je peux t’offrir par l’image. Au son contrairement à l’image, pas de cadrage pour tailler l’espace, pas de possibilité de réduire la profondeur de champ pour désigner, pas de mise au point qui par la netteté situe l’objet dans la profondeur. Le microphone ne permet pas de choisir, de préciser une zone de l’environnement sonore, autrement qu’en se rapprochant ; c’est à dire en perdant la perception globale du site dont on souhaiterait pourtant rendre compte. On voit ici que si capter c’est représenter, cette représentation est déficiente. Ce déficit est lié aux outils, incapables de répondre, s’il le fallait, à cette volonté de représentation globale.

S’il est temps de rendre compte de l’état sonore de nos espaces de vie et que l’on décide pour cela d’user de l’enregistrement sonore, il faut alors inventer des formes de mises en scène sonores spécifiques à cet usage, reconstruire un dispositif qui permette, dans des formes critiques, de désigner. Le field recording, dans son principe qui valorise la continuité temporelle et locale ne représente nullement une réponse.

Le choix du discontinu

Discontinu de l’espace

Les différents lieux d’expression de l’écriture du son que sont la radio, le disque et le cinéma, ont trouvé chacun à leur manière et au fur et à mesure des années, une représentation qui leur est propre, mais tous l’ont fait en se rapprochant des objets qu’ils font entendre. C’est la radio qui influença la musique et le cinéma dans cette décision d’opter pour la proximité. La prise de son rapprochée a l’inconvénient de morceler l’espace qu’elle représente.

Elle a cependant toujours tenté de résoudre la dislocation de cet espace en construisant une image-somme, par des micros d’ambiance ou l’usage de réverbérations. Contrairement à la radio où le plus souvent la proximité d’une seule voix domine, dans la musique ou le cinéma, ce n’est plus une unique source qui est actrice mais un ensemble d’instruments s’il s’agit de la musique, ou d’acteurs assemblés « en situation » pour le cinéma. La musique de variété a, à son tour, influencé la prise de son classique dès les années 70, celle-ci ajoutant des micros d’appoint à sa prise globale pour mieux donner à entendre, puis dix années plus tard l’emploi des HF se multiplia au cinéma pour la même raison. Un nouvel espace associant des coexistences d’émergences sonores rapprochées et synchrones est né. C’est cette représentation, c’est à dire ce « paysage sonore médiatique » qui domine actuellement dans nos médias.

Discontinu du temps

Dès l’invention du cinéma, la nécessité de construire une narration a contraint ceux qui devenaient les premiers cinéastes, à résoudre l’impossibilité de raccorder les bobines images. Monter deux plans successifs d’une même scène, filmée dans le même axe et continuant son action produisait une saute au raccord des bobines, les corps ne pouvant se retrouver à la même place.

On comprit alors la nécessité de changer d’axe ou de distance pour obtenir un raccord invisible. A la venue du sonore, le son a donc suivi les procédures mises au point préalablement pour l’image. L’arrivée de la coupure du son crée à son insu une autre modalité d’écriture et donc de lecture du « paysage sonore ». Apparaît là encore que le paysage est un objet construit.

Il ne se présente plus dans la frontalité et l’atemporalité propre au tableau, telle la stase photographique nous le donne à vivre ; mais comme succession d’instants découpés, morcelés, vus d’ici puis de là, tenus dans la variation du montage parallèle, entendu tantôt de près, tantôt de loin. Au cinéma, c’est le discontinu qui l’emportera. Voilà le bon point de vue et le bon point d’écoute qui disparaissent de facto par la seule nécessité de devoir se déplacer pour décrire, en offrant les temps propres à chaque axe : un paysage somme d’espaces où coexistent des durées spécifiques à chaque événement.

L’éloignement permet peu d’entendre, peu en regard de ce que l’image cinématographique donne à voir. Le cinéma, dans sa volonté de nous tenir dans la sensation ne peut se tenir éloigné des objets qu’il met en scène. Si ce qui est loin semble continu (continuum du bruit de fond), ce qui est proche se manifeste en émergence et disparition, dans le discontinu de ses brièvetés.

C’est cette succession d’événements qui est confrontée à mon corps, dans la succession de ses niveaux énergétiques. Apparaît l’idée d’une discontinuité dans laquelle l’étendue continue du paysage ne trouve plus sa place. Paysage éruptif puis évanoui, paysage en pointillé où rien ne s’offre dans l’illusion de la continuité d’une image éternelle : chemins, bosquets, collines tous immobiles tenus dans la lenteur de l’évolution des saisons ou pris dans la lente progression de la lumière du jour. Un paysage où rien ne serait planté, fixé, comme peut l’être l’arbre ou la sinuosité d’un chemin serait-il encore un paysage ?

Recevoir le son du lointain c’est être touché non dans un parcours de la sinuosité, comme celle du chemin auquel l’œil accède dans le lointain, mais par une onde qui m’arrive dans la progression linéaire de sa propagation aérienne. Elle peut être retardée, décalée, cette onde, mais toujours directe, elle arrive en ligne droite. Peut-on nommer encore des évènements sonores imprévus et spéculatifs : paysages ? Peut-on soumettre de toute force des phénomènes qui ne relèvent pas de la vue à l’autorité de celle-ci ?

Sonore imaginaire

Ce que l’écoute du monde me fait entendre c’est une succession d’évènements qui aussitôt appréciés s’effacent dans ma mémoire. S’il y a existence d’un environnement, il est mnésique. Transformé rapidement, il s’efface sans cesse en moi. Objet lunatique, il n’existe qu’à travers nos affects et n’apparaîtra en nous que lors d’une nouvelle sollicitation.

Surgissements aussitôt oubliés, voilà le discontinu de l’oubli qui apparaît dans l’écoute directe et dont aucun support ne peut rendre compte. Il est nécessaire de construire à partir du surgissement et de l’évanouissement discontinus pour commencer à pouvoir mettre en scène une quelconque idée d’espace sonore.

Mais si le sonore référent en nous est toujours un sonore au passé et qui appelle sans cesse ses retrouvailles, le sonore du monde est toujours un sonore au présent dans la formidable incertitude de ses apparitions, et c’est ainsi qu’il trouve sa puissance dans cette instantanéité incertaine.

Le montage cinématographique a rompu l’idée de continu de la représentation sonore. Le montage de l’image, à partir de l’invention du synchronisme industriel, a induit le montage du son qui a lui-même entraîné le démontage de la continuité sonore. A la venue du son synchrone, des contraintes techniques gênaient la facilité d’approfondissement de l’écriture sonore, mais ces contraintes conduisirent à l’invention de procédures simplificatrices. L’emploi du son optique freinait la vélocité de la création par la nécessité d’en effectuer le tirage photographique avant toute possibilité de réécoute, limitant le nombre d’essais et de propositions. Le nombre réduit de pistes-son disponibles au mixage fit naître la nécessité d’organiser la disparition rapide des sons en jeu pour en introduire de nouveaux qui puissent leur succéder. Ainsi, les bandes sons apparaissent dès le début du son au cinéma, non comme continuum mais comme succession de sons accolés bout à bout. Les six pistes optiques de mixage ne permettent pas, même au bout des trente années de cinéma sonore optique (1930-1960), de penser l’expérience de la création sonore comme continuum. Le découpage de l’image l’en a toujours écarté. C’est par le discontinu, qui correspond bien à la nature de notre écoute, que la représentation sonore cinématographique s’est opposée à l’idée d’une géographie totalisante de la représentation.

Chaque mise en crise la représentation sonore permet d’approcher un peu plus et de comprendre les conditions de son existence, c’est à dire de son audibilité. Dans Film Socialisme, Jean-Luc Godard rompt avec cette nouvelle volonté de placer le spectateur au centre du monde. Il casse le dispositif industriel tenu planétairement par les établissements Dolby en transformant le principe du tous pour un du 5.1 — tous les haut-parleurs sont associés pour produire un son global — en une multiplication de uns (5×1= cinq canaux discrets, différenciés) où chaque haut-parleur produit un espace mono différent. Il construit une réalisation multiphonique, multi monophonique. S’il établit un centre, cette fois c’est une agora sonore, face à laquelle chacun se trouve soudain placé, confronté à autant d’éléments autonomes que le cinéaste situe autour de nous. En nous entourant de sources mono différentes et simultanées, il nous met dans l’obligation de choisir face à la diversité des surgissements du monde. Diversité des discours, paroles ou musique : musique saturée d’une boîte de nuit offerte ici dans une saturation critique, dans la même intention que les vents qui collent la membrane du micro, paroles placées sur l’un des haut-parleurs qui nous entourent dans une localisation jamais attendue ; ce beau dissensus sonore semblable au dissensus démocratique est le seul qui révèle la pluralité coexistente des choix et des points de vue. Le paysage qu’il nous offre est celui d’hommes pris dans leur environnement, environnement pris lui-même dans une multiplicité de sens, le seul auquel véritablement l’art doive encore avoir à faire.

L’autorité de l’écoute trouvera sa place lorsqu’elle pourra interroger spécifiquement l’autonomie de chaque représentation, chaque œuvre devant inventer son propre principe.

Daniel Deshays


Notes

[1] Les paysages sonores, Murray Schafer, Paris, ed. Lattès, 1979.

[2] Aristote, dans De Sensu, cherche des rapports numériques entre couleurs et intervalles. Un traité anglais du XVème siècle, Distinctio intercolores musicales, établit des relations couleurs et sons. Arcimboldo aurait créé un clavecin de couleurs. La gamme des couleurs naît des travaux de Newton vers 1740, Castel développe le Musurgia Universalis de Kircher. Des œuvres telles symphonie digitale d’Eggeling ou de Hans Richter, de Wilfred avec son « clavilux » ou Klein en 1921, traduisent la musique en couleurs. Kandinsky développe ses idées de grande utopie et de synthèse.

[3] Pour une écriture du son, Daniel Deshays, Klinckdieck, 2006, p. 92.

[4] Albrecht Altdorfer (1480-1538)

[5] L’invention du paysage, Anne Cauquelin, Quadrige PUF, 2000.

[6] Considérer la volonté actuelle de retour au vinyl…

[7] Les écarts du cinéma, Jacques Rancière, La Fabrique, 2011, p. 50.

Plus loin

Entendre le cinéma (1), par Daniel Deshays

Entendre le cinéma (2), par Daniel Deshays

Entendre le cinéma (3), par Daniel Deshays

3 Comments

  1. Passionnant, merci !
    Le passage des salles de cinéma au numérique, s’il donne moins d’incarnation à l’image selon moi, permet néanmoins de bénéficier de 5 canaux sonores distincts – ce qui n’était pas possible avec les anciennes technologies.
    L’immersion sonore, « caprice de riche », peut ainsi avoir l’utilité inverse de celle à laquelle on pourrait s’attendre en premier lieu : de « toujours plus » de pseudo-réalisme de ce qu’on offre à l’auditeur au bon point d’écoute, on passe à un nouveau champ des possible. Le bon point d’écoute n’existe plus, il est où l’on est, comme on est. A creuser…

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