Présenté en ouverture des Etats généraux du film documentaire 2022, sélectionné à l’ACID Cannes de la même année, « Polaris » est la troisième réalisation de la cinéaste espagnole, Ainara Vera. Le film est sorti le 21 juin dernier.

Capitaine de bateaux dans l’Arctique, Hayat navigue loin des Hommes et de son passé en France. Quand sa soeur cadette Leila met au monde une petite fille, leurs vies s’en trouvent bouleversées.

« C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mère qui prend la femme. » Entamer une critique sur Polaris par une référence à l’un des refrains les plus populaires du chanteur Renaud, doublée là d’un jeu de mots à la Libé, est assez audacieux, nous en conviendrons. Audacieux car une telle entame ne reflète en rien la tonalité du documentaire auquel est consacré cette critique – mais puisqu’il n’y a pas de règle pré-écrite en la matière, restons libre. Néanmoins, cette allusion détournée n’est pas si étrange puisqu’elle produit un sens qui a de quoi entrer en correspondance avec les enjeux des personnages.

Hayat, comme l’annonce le résumé du film, est effectivement capitaine de bateaux. Le pluriel, ce « x » ajouté à ce mode de transport, est essentiel pour comprendre le métier qu’exerce cette femme de 35 ans. Seulement, l’écriture narrative de l’œuvre ne donne pas d’emblée et clairement cette information professionnelle, nous, spectateurs, nageons quelque peu et quelque temps dans le flou informatif. Que fait cette Française du côté de l’Arctique ? Pourquoi parle-t-elle en anglais, même en off ? Et à qui ? Possède t-elle son bateau à elle ou navigue t-elle de navires en voiliers au gré de ses contrats comme des courants ? Est-elle donc propriétaire ou prestataire ? Capitaine pour de bon ou réparatrice, mains dans le cambouis des cales et lampe frontale allumée afin de remédier aux fuites (telle qu’on la voit faire très vite) ? Ce retardement dans les explications est une des grandes réussites du film. Hayat, capitaine navigatrice, vogue effectivement à la barre de multiples bateaux. Telle une brume polaire sur une mer glacée, le dévoilement est lent, phénomène qui peut être inconfortable ailleurs, mais qui ne l’est aucunement ici. Et qui s’avère bien agréable au moment de sa tardive éclosion.

 

Ce brouillard s’accompagne en surplus d’une idée assez osée pour nous présenter la navigatrice sur laquelle la caméra d’Ainara Vera s’est focalisée pendant quelques années : visuellement prise dans une image laiteuse aussi épaisse qu’une purée de pois, les premiers mots et les phrases initiales que Hayat prononce en off sont de pures confessions intimes, transparentes et spontanées, en rien jouées, en aucune manière sur-jouées, des aveux quasi psychanalytiques qui transpirent la sincérité et nous donnent sans détour un angle d’approche bien particulier pour appréhender la navigatrice : ses affres, ses doutes, sa colère, sont de suite la matière bouillonnante principale qui la définiront pour le reste de ces 78 minutes.

De l’autre côté de l’écran cellulaire de Hayat-la-solitaire-mystérieuse, loin du Groenland, se déroule dans le sud de la France la vie de sa petite sœur, Leila. Une toute autre existence que celle de son aînée, comme un pôle inversé. Un événement important va se produire pour cette jeune femme de 28 ans : la naissance de son premier enfant. Une autre forme de navigation, pourrait-on dire, mais nettement plus sédentaire. Un voyage, certes, mais immobile. Le film, épousant les appels visio-téléphoniques qu’échangent les deux sœurs, se met alors en mode alterné, passant de l’une à l’autre, quitte à jouer au départ la carte de la confusion sororale. D’un côté la grossesse puis l’accouchement dans l’hexagone, et de l’autre les navigations entre les icebergs. Au milieu : ce passé qu’elles ont en commun. La maternité pour la plus jeune, la vie sur les flots arctiques pour la plus âgée, et oui, ces déterminismes difficiles, cet héritage d’un lourd et douloureux passif comme un fardeau à porter à bout de bras. Un père absent, une mère toxicomane passée par la case prison et un profond déficit d’amour parental comme des abysses maritimes si profondes qu’aucune sonde ne parviendrait à mesurer. Voilà ce passif (cette « malédiction familiale » pour reprendre la théorie empirique d’Hayat elle-même) qu’elles se traînent entre trois jurons, deux clopes et une tétée. Comment fabriquer sa propre vie lorsque l’on a été si peu aimée dans l’enfance ? Voilà le cœur d’attractivité de Polaris.

Des images somptueuses, autant sur les mers polaires qu’en intérieur, autant aidées par les landes désolées battues par les vents du Groenland que peu aidées par la familiarité des villages français, magnétisent le regard des spectateurs. Le travail sur le son est remarquable, à l’unisson de l’atmosphère parfois planant, quelquefois méditatif du montage. Des ellipses temporelles particulièrement bien troussées engendrent par ailleurs ce léger déséquilibre qui fait le sel du documentaire de création. Le passage du temps, d’un temps long typique de ce « cinéma du réel » qui nous occupe ici, s’écoule avec subtilité, par des touches posées avec délicatesse sur la toile de la réalité des deux soeurs.

Au passage, en plus des âpres déterminismes socio-familiaux, le documentaire s’attarde aussi sur un autre fléau : le sexisme invétéré de certains hommes. C’est par les anecdotes relatées par Hayat qui toutes disent les attouchements sexuels ou les tentatives d’agression sexuelle qu’elle a subit au cours de sa carrière de navigatrice qu’Ainara Vera rentre dans la panse pleine et congénitale de la lubricité irrespectueuse de certains mâles. Ces récits de première main permettent de mettre à jour les dégâts moraux, psychologiques, intimes que causent ces machistes agressifs qui pensent davantage avec leurs pulsions qu’avec leur raison. Mais ces récits documentaires font davantage puisqu’ils égratignent également la pitoyable lâcheté que possèdent certains syndicats, certaines organisations professionnelles, quand il s’agit de prendre la défense de la victime et d’aller combattre les méfaits des agresseurs.

La place de la cinéaste est d’une grande et fascinante discrétion tout au long du film, elle s’est effacée devant ses deux protagonistes. Non-interventionniste, elle laisse s’exprimer Hayat à plusieurs reprises, dans une oralité quasi confessionnelle, qui ne ressemble ni à des morceaux d’un commentaire écrit ni à des extraits d’interview dans lesquelles ont aurait fait sa petite sélection comme on va chiner au marché. La beauté des plans ne se prolonge pas non plus au-delà d’une certaine durée qui friserait alors la facilité. Subtile comme peut l’être le trait d’un peintre impressionniste, oui, la réalisation de Polaris se met au service de son portrait, de son double portrait. Portrait complexe d’une femme forte, en proie à un tout aussi fort passé qui ne passe pas vraiment. Portrait tout en nuances d’une femme libre, trop libre peut-être pour notre monde humain, qui tout en se penchant sur les obstacles d’hier cherche à planter son regard affirmé vers l’horizon de l’avenir.

Benjamin Genissel

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