C’est un objet webdocumentaire assez inattendu qui a débarqué il y a quelques semaines sur les écrans… « Pregoneros de Medellin » nous plonge dans les rues de la ville colombienne, à la découverte de ses vendeurs ambulants. Le projet a été construit en dehors des circuits classiques par quatre jeunes auteurs (Juliana, Ángela et Esaú Carabalí, Thibault Durand), et sera présenté ce 19 juin en live à Paris lors du 8ème rendez-vous du webdoc indépendant aux Ateliers Varan, en présence de Juliana Carabali. Dans l’attente, retour sur la fabrication « artisanale mais très professionnelle » du programme, avec son coréalisateur français.
Le Blog documentaire : C’est un projet de « novices » si l’on peut dire… Porté par une équipe colombienne et vous, ingénieur français, sans réelle expérience de la création webdocumentaire… Quel cheminement vous a mené jusque-là ? Quand et comment avez-vous décidé de transformer le travail d’Angela Carabali en webdoc ?
Thibault Durand : Je suis effectivement ingénieur de formation, spécialisé en informatique. Suite à mes études, j’ai travaillé en freelance en développement web / mobile, et en me spécialisant ces dernières années sur du front-end (Javascript / CSS / HTML). J’ai notamment beaucoup collaboré avec les applications MosaLingua, l’apprentissage des langues étant un autre hobby. Ce qui me plaît dans ce métier, c’est de chercher à réaliser des interfaces simples et efficaces. Travailler en indépendant me permet aussi de voyager sans contraintes géographiques, et j’ai ainsi pu vivre au Brésil, en Allemagne, et actuellement en Colombie.
Parallèlement à ces activités, je suivais le développement des documentaires interactifs sur le web… J’ai beaucoup aimé les propositions minimalistes comme Alma, où l’expérience utilisateur respecte la façon d’utiliser le web, mais j’ai aussi pas mal râlé derrière mon écran devant d’autres interfaces beaucoup moins intuitives.
Le destin a fait que nous avons eu la chance de nous rencontrer avec Ángela Carabalí, à Medellín (où j’habitais depuis quelques mois et où j’ai pu connaître son travail de réalisatrice). Elle s’est fixée pour mission de mettre en valeur la culture populaire colombienne, incroyablement riche dans ce pays résultant du melting-pot de cultures indiennes, africaines ou encore espagnoles. Parmi ses sujets d’investigation, avec son frère Esau et sa soeur Juliana, elle avait depuis un bon moment envie de faire quelque chose autour des vendeurs ambulants qui travaillent de manière très créative. Elle avait déjà réalisé plusieurs portraits photos et quelques enregistrements sonores… Le courant est bien passé et comme j’avais envie de démarrer un nouveau projet, nous avons commencé à réfléchir ensemble sur une proposition interactive.
Mais pourquoi, précisément, une proposition interactive et pas un documentaire linéaire classique ? Parce qu’il est plus facile d’y « faire tenir » des portraits de plusieurs personnages ?
Tout simplement à cause de l’histoire ! Nous voulions pouvoir faire vivre cette rencontre avec les pregoneros. Quand vous êtes dans une rue du centre-ville de Medellín, vous marchez et vous entendez les vendeurs ambulants souvent avant même de les voir. Ce sont leurs cris de vente qui leur permettent d’attirer votre attention.
Et c’est cette déambulation que nous avons voulu restituer à travers cette proposition interactive, ce parcours qui reste propre à chacun quand on visite une nouvelle ville, quand on se promène à son rythme, en s’arrêtant, en allant à droite, à gauche, etc. Cela fait pleinement partie de l’histoire de ces vendeurs. Eux-mêmes sont ambulants d’ailleurs, ils se déplacent de rue en rue, et c’est pour cette raison que nous les avons fait apparaître à plusieurs endroits de la ville dans le webdoc.
Cela dit, je suis d’accord pour dire que cette proposition interactive n’a rien de très original sur le fond. La promenade dans la ville est un concept utilisé dans de nombreuses autres propositions. Nous avons de notre côté essayé d’innover au niveau de la réalisation.
Quant à la question de savoir s’il est plus facile de « faire tenir » plusieurs portraits de personnages dans un webdoc, je ne sais pas… J’ai vu plusieurs documentaires linéaires qui enchaînaient en parallèle trois ou quatre portraits, et c’était c’est très agréable à voir. Mais ce n’est pas la même façon d’aborder un scénario, et nos portraits étaient écrits pour rester indépendants les uns des autres.
La production de votre programme est totalement « indépendante », si l’on peut dire… Vous avez trouvé 6.000 euros grâce au financement participatif… Vous avez présenté votre projet au FIGRA… Et puis… rien ! Aucune aide du CNC, aucun diffuseur francophone… Que s’est-il passé ? Vous n’êtes pas parvenus à séduire ces interlocuteurs souvent incontournables ?
Après avoir monté une première version avec un prototype du webdoc, nous avons cherché à financer le projet, et c’est à ce moment que j’ai découvert que les acteurs français offraient beaucoup de possibilités. Nous avons donc participé à plusieurs appels à projets (Brouillon d’un rêve à la SCAM, le FIGRA, etc.), le tout à distance depuis la Colombie. Dans ces prises de contacts, nous avons très vite compris que pour aller chercher un appui du CNC, il faudrait s’associer à une société de production française.
Après notre sélection au FIGRA, nous nous sommes effectivement lancés dans le financement participatif. Cela a été une belle expérience pour valider l’idée auprès de nos cercles d’amis et gagner une certaine forme de crédibilité. La sélection au FIGRA nous a aussi permis d’avoir quelques contacts avec des sociétés de production intéressées pour déposer un dossier d’aide à l’écriture avec nous au CNC, mais cela impliquait de céder les droits d’auteurs et de partir sur des temps de fabrication plus longs (en mettant le projet en pause, en quelque sorte) sans garantie de trouver quelqu’un qui saurait porter le projet – la distance entre la Colombie et la France étant préjudiciable sur ce point.
Ayant eu très rapidement une première “validation” de notre idée trois mois après avoir écrit le projet, nous avions envie que ça aille plus vite. Si ce projet était pour moi un hobby – je codais et j’améliorais le prototype sur mon temps libre, je n’avais pas envie de tout mettre en pause. On a donc décidé de chercher du financement ailleurs et de revenir sur le circuit CNC si jamais ça ne fonctionnait pas.
Etes-vous revenu vers le CNC finalement ?
Non, nous n’en avons finalement pas eu besoin, ayant trouvé des financements en Colombie. Peut-être pour de futurs projets ?
Lors de votre campagne de financement participatif, vous expliquiez avoir besoin de 38.000 euros pour finaliser cette aventure… Comment vous êtes-vous débrouillés, alors ?
Nous nous sommes tournés vers la Colombie où le format « web-doc » est quasi inexistant par rapport à la France (il n’existe pratiquement pas de financements pour ces programmes ici). Nous avons d’abord essayé de financer le projet avec la chaîne Señal Colombia, une chaîne publique qui soutient de nombreux projets documentaires sur la culture populaire colombienne – et notre projet s’insérait parfaitement dans leur ligne éditoriale.
Nous avions quelques espoirs, mais finalement ça n’a pas abouti. Trop de risques pour eux, je pense. Ils n’ont presque jamais produit de webdoc à ma connaissance, mis à part peut-être El Charco Azul. Il est aussi assez difficile d’avoir de la crédibilité en tant qu’indépendant, sans structure juridique de production audiovisuelle. Nous commencions alors à toucher les limites de l’auto-production.
En parallèle, nous avions participé à un appel à projets novateur du ministère de la Culture associé au ministère des Nouvelles technologies pour des projets transmédia. C’est la bourse Crea Digital, dont l’enveloppe totale s’élève à 270.000 euros pour le transmédia – le gouvernement investissant plus d’un million d’euros dans la création digitale (ebook, jeux video, animation, etc.).
Cette fois-ci, nous nous sommes rapprochés de l’agence marketing d’une amie (Grupo Baobab), et nous avons transformé la proposition pour intégrer le webdoc dans un projet transmédia qui intégre une exposition photos et la diffusion des chapitres vidéo à la télévision. Nous avons demandé plus de budget, 80.000 euros. Tout a été très vite : deux mois plus tard (en septembre 2014), nous avons reçu la bonne nouvelle ! Nous avions le financement (revu à 62.000 euros après impôts), exactement un an après avoir écrit le premier dossier.
Comment s’est déroulé le tournage ? Vous avez commencé pendant la recherche de moyens financiers ? Avec quelle équipe ? Quel matériel ? Et comment avez-vous rencontré vos personnages ?
Nous n’avons pas commencé à tourner avant d’obtenir le financement, à l’exception d’une vidéo sur un des vendeurs ambulants réalisée en novembre 2013 pour pouvoir montrer un premier extrait. Sur le code du webdoc, j’ai en revanche toujours travaillé en continu.
Avant le financement, nous avons surtout effectué un gros travail d’enquête à la recherche de vendeurs ambulants. Ángela en avait déjà rencontré plusieurs deux ans auparavant, dont deux que nous voulions inclure dans le documentaire, mais l’idée était d’avoir cinq personnages au total. Nous avons donc fait fonctionner le bouche à oreille à Medellín, nous avons payé des pubs sur Facebook pour “crowdsourcer” la recherche et commencé à remplir un tableau Excel avec tous les contacts qui arrivaient. On allait ensuite les rencontrer à moto le dimanche, c’était très fun !
Le premier critère pour choisir les personnages, c’était l’attractivité de leur pregón (cri de vente) mais aussi leur histoire de vie. Nous voulions aussi bien sûr proposer des profils différents. Ángela a ensuite fait un travail énorme pour gagner la confiance de ces vendeurs ambulants (avec l’aide d’une autre Ángela, qui nous a aidé dans la recherche). L’établissement du rapport de confiance est un processus long qui nécessite plusieurs mois avant de pouvoir tranquillement débarquer avec une équipe de tournage de neuf personnes dans leur salon. On parle un peu plus en détails de la construction de cette relation de confiance dans une interview (en anglais) à CoLab Radio.
En ce qui concerne le tournage proprement dit, il s’est déroulé en novembre 2014, puis en janvier 2015. Entre temps, nous avons continué à gagner un peu plus la confiance des vendeurs avec lesquels nous voulions tourner, et nous avons aussi cherché à apprendre de nos erreurs. Nous nous sommes associés avec une amie productrice (Sara Espinal Ramirez) pour monter l’équipe de tournage, mais la plupart des personnes impliquées étaient des amis d’amis.
Nous étions donc neuf : la réalisatrice, la productrice, le directeur de la photographie et cadreur, le second cadreur, l’assistant cadreur, le preneur de son, le gaffer, le photographe, et le scripte / data manager. Au niveau de la logistique, nous disposions d’un van avec chauffeur pour nous déplacer facilement dans la ville.
Nous avons consacré 3 jours de tournage à chaque vendeur, soit 15 jours avec l’équipe complète et 5 autres jours pour le parcours interactif avec une équipe plus réduite.
S’agissant du matériel, nous avons utilisé une camera Scarlet (RED) et un Canon 6D muni des objectifs RED Prime. Nous avions un gaffer avec tout ce qu’il faut pour la lumière en intérieur. Pour le son, l’ingénieur travaillait à la fois avec des micros-cravates et une perche. De très bonnes conditions donc, rêvées pour un documentaire indépendant ! La camera Scarlet nous permettait notamment d’avoir beaucoup de marges de manoeuvre, avec un dynamic range de 14 stop, ce qui aide pour ne rien rater en extérieur où certaines scènes ne surviennent qu’une seule fois…
Il m’a paru aussi très important de pouvoir compter sur une équipe locale, car nous avons tourné dans des quartiers plutôt défavorisés de Medellín, et je ne m’imaginais pas travailler avec une équipe qui ne se fonde pas un minimum dans le décor. Plus important encore, ça permet de mettre les vendeurs ambulants à l’aise : ils pouvaient discuter avec toute l’équipe, il est même arrivé que notre ingénieur du son aide Ángela à poser quelques questions car il avait plus de feeling sur le moment. Cette proximité de l’équipe avec les protagonistes du documentaire fut primordiale.
Vous avez fait le choix d’introduire vos personnages par des épisodes plutôt « souriants »… Les choses sérieuses, si l’on peut dire, arrivent ensuite. Ne regrettez-vous pas cette option au final ? Les internautes qui ne restent que 15 minutes sur votre programme risquent de s’imaginer que vous avez fait preuve d’une certaine forme de naïveté, voire d’angélisme…
Je suis tout à fait d’accord : sur le web, on dispose de 10 secondes pour convaincre l’internaute de rester, de 2 minutes pour l’accrocher et d’environ 15 minutes de son temps si on arrive à lui offrir quelque chose d’excellente qualité ET qui l’intéresse. C’est d’ailleurs ce challenge qui est intéressant.
Or, dans ce “budget” de 15 min, il est improbable que quelqu’un puisse entrer en profondeur dans Pregoneros de Medellin . ; c’est-à-dire qu’il voie les deuxième et troisième vidéos sur le même vendeur ambulant, là où le personnage laisse la place à la personne et où l’on rentre dans son intimité.
Un mois après la mise en ligne, je me rends compte que nous avons beaucoup bossé pour capter ces 15 minutes d’attention, et nous avons malheureusement eu moins de temps de travailler sur la transformation de ces 15 minutes en 45 minutes ou 1 heure (on estime le parcours total du webdoc à 1h40), avec un utilisateur qui reviendrait plusieurs fois sur le programme.
Le parcours typique de 15 minutes revient à voir deux vidéos de deux personnages distincts, et on peut effectivement penser que l’on aborde seulement le côté souriant de leurs réalités. Malgré une bulle d’aide indiquant au début que l’on peut retrouver le même vendeur deux fois pour en voir plus, très peu d’internautes vont jusque-là. Pour améliorer les choses, on va mettre un mini-trailer sur la suite du contenu à la fin de la première vidéo, pour piquer la curiosité.
Du point de vue de la narration, nous n’avons pas de regret : il nous semblait impossible d’introduire l’intimité d’un personnage dans une vidéo de 5 minutes, ou même de commencer par l’intimité de la personne pour ensuite découvrir le vendeur ambulant souriant. Il ne faut pas se leurrer non plus : on peut améliorer un peu la visibilité de la facette plus profonde des personnages, mais si l’internaute n’augmente pas son “budget” de 15 minutes, on n’arrivera pas à la transmettre. Cela ne me choque pas : on ne peut pas prétendre faire quelque chose d’aussi riche qu’un long-métrage de cinéma, et en même temps vouloir le faire passer en 15 minutes.
Je pense que l’enjeu du documentaire interactif est d’arriver à faire revenir l’internaute, et non de répliquer le concept du long-métrage où l’on fait passer un thème profond en un bloc de 90 minutes (qu’il soit linéaire ou non-linéaire). C’est pour cette raison que nous proposons à l’internaute de sauvegarder sa progression pour revenir et continuer l’exploration. Cela étant, nous pourrions faire mieux en termes d’ergonomie, et intégrer cette création de compte à d’autres moments-clés du parcours.
L’autre possibilité aurait été de proposer le documentaire sous forme de série, comme le fait l’excellent Do not track par exemple. Nous aurions pu donner chaque semaine rendez-vous à l’internaute pour découvrir un peu plus de rues à Medellín, pour continuer l’exploration et déverrouiller une autre zone. Mais en découpant ainsi le webdocumentaire en morceaux de 15 minutes, on risque tout de même de créer de la frustration.
Finalement, il faut se résoudre au fait que l’internaute ne voit pas tout, et que si on réussit à le garder 15 minutes, on aura déjà fait un très bon boulot. Cet internaute est d’ailleurs peut-être quelqu’un qui n’aurait jamais été voir un documentaire sur le même thème à la télévision ou au cinéma , et dans ce cas, on aurait gagné !
Venons-en à la création web, marquée par cette proposition déambulatoire en scroll dans les rues de Medellín… Comment avez-vous procédé, techniquement ?
Techniquement, c’est simplement une vidéo tournée avec une GoPro fixée sur un casque, en avançant en vélo dans la rue. Le challenge de ce tournage était d’être suffisamment discret pour que les gens ne se retournent pas au passage de la caméra, et de pouvoir avoir assez de vitesse pour doubler les passants et obtenir cette sensation de survol de la rue.
On a réalisé une mise en scène en positionnant les vendeurs ambulants à des points précis, afin de les répartir comme on le souhaitait dans l’univers du webdoc. En théorie, c’est très simple : on passe dans la rue une fois dans un sens et une fois dans l’autre. En 3 minutes, c’est bouclé ! Mais en pratique, c’est moins facile : il faut compter avec les aléas de la météo, des passants et des vendeurs ambulants. Nous avons finalement consacré 5 jours de tournage à ce parcours interactif.
Une fois toutes les vidéos tournées, c’est ensuite avec l’application javascript qu’on transforme ces vidéos continues en vidéos “scrollables”. Pour ceux que ça intéresse, j’explique cela plus en détails dans un article (en anglais) sur le processus de création de cette partie interactive.
Comment avez-vous géré le « paysage sonore » des rues, notamment pour créer cette illusion de présence et de continuité audiovisuelle ?
On a beaucoup travaillé sur le design sonore (avec Carlos Arcilla, l’ingénieur du son). Le son est effectivement pour nous le moyen de conserver cette continuité audiovisuelle durant les changements de rue. Pour des raisons évidentes, il était impossible d’obtenir une continuité visuelle, ce qui est en revanche possible avec le son.
D’un point de vue technique, le paysage sonore d’une rue est composé de sons “ambiants” et de sons “ponctuels”. Lors du tournage de la video de la rue, juste après la bonne prise, l’ingénieur du son prenait le relai et enregistrait en stéréo un fond sonore ambiant à 3 ou 4 points de la rue (tous les 20 ou 30 mètres environ). Il enregistrait aussi des sons plus ponctuels, comme les cris des vendeurs ambulants, un musicien de rue ou un camion qui recule.
Nous avons ensuite géolocalisé ces sons dans un logiciel créé spécialement pour le webdoc, et l’application javascript s’occupe de faire un mixage dynamique avec ces inputs (suivant la vitesse du scroll ou les arrêts, le mixage change en direct). Le principe est simple : en fonction de la position de l’utilisateur dans la rue, on calcule en temps réel la distance de celui-ci par rapport à chacun des sons, et on adapte le niveau sonore en conséquence (j’explique tout ceci plus en détails ici).
La musique, aussi, a été spécialement composée à votre demande ?
Oui, nous avons eu la chance de pouvoir faire composer une chanson originale par Juancho Valencia, un des nombreux musiciens très talentueux de Colombie. Nous lui avons demandé de faire quelque chose de local, qui reprenne les influences de la musique populaire colombienne comme la salsa, la cumbia, les sons caribéens, etc. Nous souhaitions mélanger ça avec une touche d’électro pour rendre la musique un peu plus internationale, et bien sûr ajouter des pregóns de vendeurs ambulants.
Juancho Valencia est notamment le compositeur du groupe Puerto Candelaria, et si vous voulez en savoir plus sur la scène musicale Colombienne, un webdocumentaire très sympa à été réalisé sur le sujet par Olivier Hoffschir et Thomas Petitberghien : Que Pasa Colombia.
Comment avez-vous réfléchi au graphisme général ?
On voulait un design qui reflète la culture populaire colombienne, quelque chose de très coloré. Nous avons donné totale liberté à notre designer graphique (@nicolemgm), qui nous a composé ce style que je trouve personnellement très réussi – même si ce n’était pas facile à coder en HTML/CSS.
Nous avons également beaucoup travaillé sur l’expérience utilisateur – des belles couleurs ne suffisant pas à rentre une interface simple et intuitive. Nous avons veillé à ce que l’utilisateur n’ait qu’une action principale possible, quelque soit l’écran où il se trouve. Il ne devait pas pouvoir penser : entrer sur la home page, scroller en arrivant sur le parcours, cliquer en arrivant sur le personnage… Il fallait donc introduire progressivement les fonctionnalités avec des bulles d’aides contextuelles.
Nous avons fait des tests utilisateurs pour valider nos choix. Environ 30 à 40 personnes ont servi de « cobayes ». Ceux-ci ne connaissaient rien du projet, et nous les lâchions sur le prototype pour observer ce qui fonctionnait, et ce qui fonctionnait moins bien. Ce travail a été très important ! Encore une fois, j’explique tout ceci un peu plus en détails ici.
Êtes-vous pleinement satisfait de l’intégration des capsules vidéos (que vous hébergez vous-même) dans l’interface globale ?
Oui, c’est quelque chose que nous avons pas mal peaufiné. La petite animation de déblocage des capsules vidéos est même une petite fierté personnelle ! D’après les retours que j’ai pu avoir, les utilisateurs comprennent bien le mécanisme, peut-être un peu moins qu’ils peuvent cliquer sur le menu des personnages pour revoir les vidéos débloquées à volonté. J’ai simplement un petit regret : le son n’est pas super bien égalisé entre le parcours interactif et les vidéos.
Des regrets quant à la pixellisation des images quand on scrolle ?
Bien sûr, mais c’est une des limites techniques du projet – et une contrainte que l’on connaissait depuis le début. Il est en effet impossible d’avoir un parcours HD sans avoir un ordinateur avec 16 Go de RAM, un processeur graphique dernier cri et une connexion de 100 mb/s.
On voulait faire une version un peu plus HD pour les très bonnes connexions (20mb/s) – il est possible de détecter la rapidité de la connexion et de changer à la volée la qualité des images qu’on envoie – mais ça fait partie de ces fonctionnalités qui sont coûteuses à développer, en temps et en argent. En réalisation web, il y a toujours quelque chose qui peut être amélioré, mais il faut fixer des priorités pour respecter les deadlines.
Vous avez tenu à laisser le code disponible en open source ?
Oui, et ceci depuis le début. Il existe deux deux raisons à cela. D’abord, nous n’aurions jamais pu développer ce projet sans bénéficier de librairies et d’autres bouts de codes que d’autres personnes avant nous ont laissé open source: jQuery, Backbone.js, Lodash, Open Street Map, Leaflet, Sounds of Street View, scroll2play, Howler.js et d’autres. Ensuite, si l’industrie audiovisuelle tend à créer des projets fermés parce que c’est une manière de rémunérer les auteurs (en vendant des DVD, des entrées au cinéma, etc.), c’est très différent avec le webdoc. Ce sont des objets qui restent disponibles gratuitement sur internet, et comme notre modèle économique ne repose pas sur la vente du produit fini, je ne vois aucune raison de ne pas publier le code.
Je ne vais pas jusqu’à mettre à disposition les contenus audiovisuels qui pourraient être utilisés hors contexte, mais à partir du moment où je n’ai pas le désir de devenir un éditeur de logiciels qui vendrait le système du parcours en scroll, je permets potentiellement à de futurs créateurs de s’inspirer d’une base technique pour créer quelque chose d’encore mieux et faire avancer l’innovation. Ça peut aussi sensibiliser des développeurs qui auraient envie de travailler sur des projets audiovisuels ; il faut leur montrer qu’il existe des choses très cool à faire dans ce milieu !
Je serais donc très heureux de voir un autre webdoc utiliser ce modèle de parcours en scroll, en résolvant pourquoi pas les problèmes que l’on n’a pas eu le temps de traiter. Ce type d’expérience peut s’appliquer à beaucoup d’histoires…
Quelle est l’audience du programme à ce jour ? et où se localise t-elle ?
Après un mois en ligne (analyse des chiffres du 17 avril au 19 mai 2015), l’audience reste assez confidentielle et très locale. Les chiffres bruts attestent de 12.000 visites, avec une durée moyenne de session de 6 minutes. 80% des internautes viennent de Colombie, dont 50% de la ville de Medellín. A noter que 60% des visites ont eu lieu le semaine du lancement – ça a baissé depuis. Cette audience locale a été impulsée par un évènement que l’on a organisé à Medellín pour le lancement, où plus de 600 personnes étaient présentes. C’était d’ailleurs très émouvant de voir les spectateurs réagir en direct au documentaire !
Pour aller un peu plus loin dans l’analyse, car les visites brutes et les moyennes ne veulent pas dire grand chose, il faut prendre comme base les visites qui ont été faites depuis un ordinateur de bureau – le webdoc n’étant pas compatible avec les mobiles. On obtient alors le chiffre de 8.300 visites, et une moyenne de 8 minutes par session.
Sur cette base, on peut explorer un peu plus, et observer comment se comportent les visiteurs :
- 29% des visiteurs reviennent sur le site pour en voir plus ;
- 65% des visites durent moins de 2 minutes (on peut penser que ces utilisateurs quittent le programme durant le chargement initial) ;
- 13% des visites durent entre 2 et 10 minutes ;
- 22% des visites durent plus de 10 min ;
- 8% des visites durent plus de 20 minutes.
Autre chiffre intéressant, 568 visiteurs ont choisi de sauvegarder leur progression, soit 8% des visites totales. Mais il est encore plus intéressant de comparer ces chiffres avec le nombre de visiteurs qui passent 20 minutes ou plus sur le site, car c’est à peu près à ce moment que l’on propose de sauvegarder sa progression (au bout de 3 rues parcourues). On obtient alors un ratio de 40% de création de comptes. En analysant cette statistique, on peut tirer la conclusion qu’il serait judicieux de proposer la création de compte un peu avant, pour potentiellement fidéliser plus de visiteurs. (Encore une fois, nous n’avons malheureusement pas eu le temps de consacrer beaucoup d’énergie à ces réflexions durant le développement).
N’ayant pas vraiment de point de comparaison, nous sommes assez satisfaits du taux d’engagement des visiteurs. Ceux qui explorent vraiment le webdoc ont l’air de rester 15 minutes environ, et on aimerait bien sûr augmenter l’audience globale, surtout à l’international. Nous restons toutefois conscients que sans un diffuseur TV traditionnel ou un partenaire marketing, nous aurons beaucoup de mal à augmenter le volume. Nos visites proviennent d’ailleurs essentiellement des réseaux sociaux (40%), de Google (21%) et des accès directs (29%). Seulement 8% de notre audience dépend de sites référents.
Quid de la suite ? Vous aviez imaginé un long métrage, des expositions itinérantes…
Nous avons effectivement plusieurs projets en cours. Nous essayons maintenant de faire connaître le projet en dehors du web, pour créer aussi plus de visites sur le webdoc.
Nous avons adapté les cinq premiers chapitres de chaque vendeur pour une diffusion dans des canaux plus traditionnels (TV ou festival), avec un générique de fin qui invite à poursuivre l’expérience sur le web. Nous sommes est en train de planifier une diffusion sur Señal Colombia (dont la ligne éditoriale est proche de celle d’ARTE), et nous restons bien sûr ouverts à d’autres partenariats… Avis aux diffuseurs, donc ! Nous fournissons le contenu – des formats de 5 à 6 minutes – en échange d’une audience potentielle.
Nous disposons également d’une exposition de photos itinérante, qui va être tour à tour montrée dans différents lieux de Medellín, mais nous sommes également ouverts à des expositions dans d’autres villes, ou autres pays !
Nous aimerions aussi pouvoir faire un long-métrage qui se concentrerait sur les histoires de deux ou trois des vendeurs ambulants, car nous avons beaucoup de rushes que nous n’avons pas utilisés. Il nous faudrait alors tourner quelques séquences en plus, mais nous avons d’ores et déjà les moyens de monter un documentaire linéaire très complet. Avis à nos amis producteurs intéressés par la Colombie…
Enfin, avec cette même volonté de partager notre expérience, nous sommes en train de donner plusieurs conférences dans des universités, des centres culturels et des festivals à Medellín. Nous sommes là aussi ouverts à toutes les propositions de projections et de débats en Colombie ou ailleurs !
Et pour finir, nous allons participer à tous les festivals qui acceptent les œuvres interactives, en espérant pouvoir avoir un peu de reconnaissance de ce côté-là… Qui sait ?
Un dernier mot sur le paysage de la création numérique en Colombie ?
En Colombie, je trouve qu’il y a énormément de talents (si vous avez des projets ici d’ailleurs, n’hésitez pas à recruter des réalisateurs locaux, vous ne serez pas déçus !). Mais comme pour la scène musicale, peu de moyens et de structuration des aides existent. Quand on compare la situation avec celle de France, ça n’a rien à voir. Et pourtant, sans CNC, la Colombie est le quatrième pays qui a le plus de films sélectionnés au Festival de Cannes [La Caméra d’Or a récompensé cette année La tierra y la sombra, du réalisateur colombien César Augusto Acevedo].
Au niveau de la création numérique proprement dite, il n’émerge que très peu de choses pour l’instant, mais cette nouvelle bourse Crea Digital (qui a financé ce projet) montre que le gouvernement est en train d’investir massivement dans ce secteur. Cette bourse est le résultat du plan Vive Digital qui a investi 2,2 milliards d’euros sur 4 ans pour faire passer les infrastructures numériques à un autre niveau en Colombie. Si vous avez la chance de voyager dans ce pays, vous pourrez constater que si vous allez dans un village isolé, vous aurez certainement du wifi gratuit sur la place du village et potentiellement la fibre optique. Pour l’anecdote, il m’est arrivé d’avoir des conversations skype depuis la place d’un village car la connexion de l’hôtel était moins bonne…
Propos recueillis par Cédric Mal