Dix-septième soirée des « Primeurs » du Blog documentaire ce dimanche 8 octobre, toujours organisée avec notre partenaire, le cinéma Videodrome 2 à Marseille. Chaque deuxième dimanche du mois, les Primeurs proposent, avec le soutien d’ARTE Actions Culturelles, des films récents, issus de festivals ou en avant-première.

Après « Où es-tu Octobre ? » de Julie Jaroszevski en septembre, rendez-vous cette fois autour de « Je ne me souviens de rien », de Diane Sara Bouzgarrou. Un film vu aux Etats Généraux du documentaire de Lussas et primé au Cinéma du Réel, qui brosse le portrait de la réalisatrice en phase aiguë de maniaco-dépression. Un portrait singulier puisque, comme le nom du film le laisse supposer, Diane Sara Bouzgarrou est totalement amnésique d’une période intense de choses écrites, dessinées ou filmées par elle… Des « preuves » de la maladie qui sont aussi des preuves d’amour, conservées par son compagnon… Pour cette édition, deux analyses pour le prix d’une ! Celles de Claire Lasolle et de Nicolas Bole, les deux initiateurs de ce rendez-vous mensuel.

C’est donc au Videodrome 2 ce dimanche 8 octobre à 20 heures 30 et en présence de la réalisatrice. Venez nombreux ! 

Rétablir le regard

« À la fois française et tunisienne de corps et de sang », Diane Sara Bouzgarrou est « bi » : « biculturelle, bisexuelle ». Et bipolaire. Sur cette irrémédiable fracture, à partir de morceaux épars, Je ne me souviens de rien envisage de recoudre dans la trame du récit le fil de soi, fragile et toujours incertain. Les crises maniaques que la réalisatrice a traversé durant près de deux ans ont provoqué des pertes de mémoire définitives. Pour pallier l’oubli, sa caméra a enregistré au jour le jour ce qui n’est plus disponible à son souvenir. Aujourd’hui, son geste de cinéma convoque la dimension cathartique de l’écriture de soi. Il naît aussi du besoin de témoigner d’une pathologie difficile à appréhender. Les personnes qui en souffrent vivent leurs émotions à des niveaux d’intensité tels qu’elles peuvent mettre en danger leurs relations aux autres et au monde. Souvent suspectées d’exagérer leurs états, la détresse dans laquelle elles sont plongées n’est pas toujours identifiée. Du spectateur, ce film viscéral exige moins une empathie qu’une forme de résistance, nécessaire à Diane Bouzgarrou et à son entourage pour dépasser une condition sine qua non : être soi et malade.

La facture de son film, sciemment urgente, hétérogène et déréglée jusqu’à l’excès, place le spectateur dans une situation d’inconfort. À l’égal de l’intensité destructrice de ses affects, le montage, cut et abrupt, témoigne de la perturbation du rapport de « Diane » à ce qui l’entoure. La caméra tressaille, un diaporama défile à toute berzingue, une musique exaltée s’ajoute jusqu’à saturation. L’on pourrait trop vite surligner l’artificialité de cette surabondance d’effets. En sus, la « Diane » que nous découvrons parle vite, fort, prend toute la place, crève l’écran. Coûte que coûte, Diane Sara Bouzgarrou choisit de malmener les perceptions du spectateur pour être au plus près de sa réalité et rendre intelligibles ses symptômes. La forme sensible du film nous communique un état de vulnérabilité permanente. « Je suis désolée, je ne pensais vous imposer ça ». Le témoignage de Diane Sara Bouzgarrou est un geste d’amour. Il rend hommage à son entourage et vient saluer la (bien)veillance [1] dont il a fait preuve. Il y a Thomas dont l’amour salvateur la raccroche au monde et au futur. Il y a sa mère. Il y a son père. La réalisatrice met au jour la patience de ses proches qui risque l’effritement mais qu’ils doivent conserver à tout prix, l’inquiétude qui entache leur quotidien. Quand Diane est « trop heureuse », ses proches sont alertés : l’intensité de l’expression du bonheur est suspecte. Il signifie surtout que Diane va mal. En effet, le point aveugle est le suicide. Eux comme elle doivent être attentifs à suivre son traitement et à en prévenir ses conséquences : prise de poids, insomnies ou hypersomnies, tremblements, difficultés d’élocution. Il faut aussi continuer, poser des limites pour ne pas s’user, trouver la juste distance sans manquer d’accueillir les moments heureux et les petits bonheurs, sans manquer de regarder en avant, de croire dans les projets qui se conjuguent au futur. Je ne me souviens de rien situe les enjeux d’une relation qui à tout moment risque de se cristalliser autour des statuts de malade et de soignants jusqu’à faire de l’altération identitaire de Diane, une loi. Faute de maîtriser complètement sa maladie, Diane Sara Bouzgarrou reprend le contrôle de son image. Saint Augustin avait déjà pour projet de « raconter sa vie pour la restaurer ». En archéologue, Diane Sara Bouzgarrou travaille à partir des dessins, des carnets et des captations de « Diane malade », réalisés lors des crises et patiemment sauvegardés par son compagnon Thomas. Il faut remettre en ordre, redonner sens. Se substituant au miroir, l’image permet une forme de réflexivité. S’y confronter, c’est assumer sa maladie. Pour rendre possible ce retour sur soi, répondre à l’exigence de vérité et de sincérité attendue d’ordinaire dans les entreprises autobiographiques, elle se met à nu au sens propre comme au sens figuré. La caméra comble tous les vides et empêche d’ériger l’oubli en faculté positive. Elle a capté l’entièreté de ses faits et gestes à un moment où la vie de « Diane » s’est resserrée autour de la maladie. Or « je est un autre » ; la mémoire est palimpseste, et le moi est toujours un moi qui s’éclipse. Le film doit de façon presque utopique figurer une unité qui semble impossible à trouver dans sa vie réelle. Geste de survie, la force de Je ne me souviens de rien prend aux tripes et réintègre pleinement la fonction cathartique de l’art, la possibilité de dépasser sa condition en la sublimant.

Claire Lasolle

[1] « Veillance ou vigilance », Jean Oury, dans Martine Deyres, Le Sous-bois des insensés – Une traversée avec Jean Oury, 2015.

Souffrance pendant, souffrance après

Voir le film de Diane Sara Bouzgarrou, c’est plonger dans un état émotionnel contradictoire. D’ordinaire, lorsqu’une maladie – ou un accident – se retrouve au centre d’un film (ou, plus généralement, d’une œuvre : ainsi de D’autres vies que la mienne, d’Emmanuel Carrère par exemple), celui ou celle qui en est victime suscite quasi unanimement l’empathie. En suivant l’histoire de la réalisatrice, c’est bien l’épisode d’une maladie, les troubles bipolaires, que l’on suit dans Je ne me souviens de rien. Pourtant, peut-être parce qu’ici, la « victime » devient elle-même agissante, acteur et sujet de sa propre maladie, le trouble semble permis : n’en fait-elle pas trop, cette jeune femme qui filme sans cesse, se photographie, se met à nu et saoule de paroles son compagnon endormi ? Et si tout cela n’était pas vraiment une maladie mais une posture ? Face à la souffrance ressentie, et perceptible lors de sa longue période amnésique de près de deux ans au cours de laquelle son ami, le réalisateur Thomas Jenkoe [réalisateur notamment de Souvenirs de la Géhenne, sélectionné l’an dernier au Cinéma du Réel], a conservé l’ensemble de sa foisonnante production scripto-audio-visuelle, c’est comme si Diane Sara Bouzgarrou devait, à la suite d’un travail en tout point cathartique, encore éviter une autre souffrance : celle d’être perçue après coup comme une actrice, jouant de sa maladie pour son propre compte. Mais accuserait-on un malade du cancer de filmer son quotidien et d’en tirer un film ?

Pour irritants que puissent être certains des traits de caractère de la réalisatrice, cet aveu d’amnésie inscrit dans le titre même du film doit être pris pour ce qu’il est : une entreprise assez remarquable de soin – doublée d’une éclatante preuve d’amour (par accumulations de matériaux comme antidotes à l’oubli) d’un homme à sa compagne malade, dans laquelle l’acte performatif de faire cinéma relève d’une urgence. Urgence à dire six ans plus tard, comme il y avait urgence à vivre, vite, fort, puissamment au moment où, les troubles bipolaires apparaissant lors de la révolution tunisienne en 2011, Diane Sara Bouzgarrou commençait à « voir quelque chose de plus grand qu’elle-même » (selon une formule célèbre empruntée à Deleuze qui paraît s’appliquer à la situation de la réalisatrice).

Et peu importe, au fond, que le résultat produise une beauté formelle selon les canons attendus de l’esthétique du journal (d’artiste) filmé. C’est davantage dans l’immanence de son désir irrépressible de (se) raconter que la réalisatrice parvient à nous émouvoir. Mais dans la logorrhée verbale ou filmique qui s’empare d’elle (filmer au téléphone portable un apéro au champagne, ses nuits insomniaques, ses week-ends hors de la ville), c’est comme si Bouzgarrou préparait déjà son procès ultérieur en insincérité. Comme si faire quelque chose en même temps que vivre sa maladie était d’une intolérable prétention. Comme si, in fine, elle n’avait pas vraiment été amnésique de tout ce qu’elle a produit durant ces 18 mois. Ces tentatives de comprendre ce qui lui arrive sont pourtant aussi touchantes qu’inoffensives : avec son corps, ses mots, son courage masqué derrière une nécessité de se mettre en scène (qui semble, véritable pharmakon, faire partie autant du problème que de la solution à sa maladie), Diane Sara Bouzgarrou dresse par l’image, le son et le texte, un imposant répertoire des soubresauts de la maniaco-dépression.

Ce qu’elle en fait six ans après prête parfois à discussion : le dispositif du texte écrit sur l’image, façon cartons, donne à certains endroits une impression d’un jeu sémiologique superflu. De fait, on s’intéresse davantage à la personne qui a traversé une crise en même temps que le pays d’origine de son père plongeait dans la révolution, qu’à celle qui semble commenter, des années plus tard, l’épisode amnésique. Il reste que « l’exercice » de captation, comme de montage, que constitue ce Je ne me souviens de rien possède une insoupçonnée vertu pédagogique. Il pourrait en effet être montré à ceux qui sont atteints par cette maladie pour suggérer que l’agir (ici incarné par la fascination que la réalisatrice entretient, semble-t-il, avec l’image) peut accompagner dans le soin les listes de médicaments prescrits par la médecine dite rationnelle…

 Nicolas Bole

Je ne me souviens de rien
un film de Diane Sara Bouzgarrou
Produit par Triptyque Films
Distribué par Dock66
2017 – 59 minutes

Projection le dimanche 8 octobre à 20 heures 30
Videodrome 2 – 49 cours Julien – 13006 Marseille
Entré à prix libre + adhésion indispensable de 3 euros à Vidéodrome 2 pour l’année 2017

Les Primeurs est un événement mensuel imaginé par Le Blog documentaire et Vidéodrome 2, avec le soutien d’ARTE Actions Culturelles.

Leave a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *