Le Blog documentaire est heureux d’être, avec Politis, partenaire de la sortie en salles de « Robert sans Robert ». Un film subtil et élégant, composé à partir de l’oeuvre fictionnelle de Robert Guédiguina. Bernard Sasia, son monteur « attitré », et la comédienne Clémentine Yelnik s’amusent à démonter ce cinéma pour mieux le remonter. Le tout pour un documentaire savoureux…
Tellement savoureux qu’on vous offre 10 places pour aller le déguster en salles. Pour cela, une seule adresse : leblogdocumentaire@gmail.com. Autre réjouissance : cet entretien fleuve avec les deux auteurs réalisé par Emmanuelle Jay et Cédric Mal.
Le Blog documentaire : Comment est née l’idée de ce film ? Et pourquoi une coréalisation ? Comment avez-vous travaillé à deux sur la matière des fictions de Robert Guédiguian ?
Bernard Sasia : L’idée du film n’était pas préméditée. Elle est née d’un coup de téléphone. Plusieurs rétrospectives étaient en train de s’organiser autour des films de Robert Guédiguian à l’occasion de « Marseille 2013 », et l’idée d’un documentaire sur sa filmographie a émergé. Richard Copans avait été pressenti pour le réaliser, mais il avait d’autres engagements par ailleurs. Robert m’a alors demandé si je ne connaissais pas un auteur pour construire ce film. Je lui ai répondu que, personnellement, ça m’intéressait.
Au départ, je ne pensais pas du tout à la forme aboutie de Robert sans Robert. Mon intention était de réaliser un film « interactif ». C’est-à-dire que, depuis longtemps, des histoires se croisent dans le cinéma de Guédiguian. Et, par exemple, si Gérard Meylan n’était pas mort dans Dernier été, il aurait pu devenir le gangster de La ville est tranquille. D’une autre manière, Ariane Ascaride, qui fête ses 50 ans de mariage avec Jean-Pierre Daroussin dans Les neiges du Kilimandjaro, pourrait être la même ouvrière que dans Dernier été. Je voulais m’amuser à établir ce genre de correspondances. Comme si on avait appuyé sur un bouton virtuel pour poursuivre et modifier le cours des histoires.
Je viens du documentaire, et les récentes évolutions du genre (notamment avec le web) que vous abordez sur votre site me passionnent. C’est dans cette veine que j’ai voulu travailler. J’ai d’ailleurs convaincu Robert sur cette intuition de départ. Il ne m’intéressait pas de construire un film d’interviews, ni de parler à sa place en essayant d’expliquer son cinéma. Je voulais quelque chose de très ouvert, et purement axé sur le montage.
J’ai donc commencé à expérimenter des séquences à partir de cette idée. Je disposais de tous les films sur un disque dur, avec la possibilité de jouer avec cette matière. Mais rapidement, c’est devenu décevant. Grosso modo, ça devenait vite anecdotique, et ça ne tenait pas sur la durée. Cela dit, il reste dans le film des traces de ce jeu entre les films, quand je raconte l’histoire des cambrioleurs prolétaires, par exemple. Tout le film aurait pu êre bâti sur ce principe, mais une telle systématisation ne fonctionne pas, ou alors il fallait tourner de nouvelles séquences pour remettre les « archives » en perspective – un peu à la manière de François Truffaut dans L’amour en fuite. Ce n’était pas l’objet, ici.
Ce film était aussi l’occasion de construire un documentaire avec un regard monteur, et à partir d’une matière filmique exceptionnelle. C’était également pour moi une opportunité de raconter l’histoire que je voulais raconter. Il me fallait donc parler, utiliser ma voix, off – ce qui n’était pas initialement prévu. Cela m’a permis de prendre un peu de distance, et de raconter le montage de manière un peu interactive, et vivante. Je ne voulais pas expliquer mon métier, mais mettre le spectateur dans le regard du monteur, face aux possibilités que la technique permet. J’ajoute que, au-delà de l’acte de montage, ce qui m’intéressait était de mettre en lumière ce que j’ai appelé « l’armée de l’ombre », c’est-à-dire l’ensemble des personnes que l’on ne remarque pas forcément dans la fabrication et dans la vision d’un film.
C’est là que Clémentine Yelnik est intervenue. Je ne pouvais pas faire ce travail seul. Et comme tout réalisateur a besoin du regard d’un monteur, j’avais aussi besoin de ce regard extérieur pour ne pas m’enfermer dans des questions uniquement liées au montage.
Clémentine est comédienne, elle a écrit des textes pour le théâtre, et elle a permis d’injecter un peu de poésie dans le film – ce qui était très important pour moi. Ce film a donc été construit à quatre mains, sans scénario pré-établi. C’est en ce sens un documentaire -, et je suis très attaché à ce mot.
Nous réagissions aux images en élaborant des textes qui nous renvoyaient aux images. Et c’est dans ces allers-retours permanents que nous avons échafaudé nos histoires, petit à petit. C’est de cette manière que nous avons par exemple trouvé cette trame fictionnelle autour des couleurs. Tout provient de nos échanges, et de nos imaginaires : à partir des assemblages que je construisais, je trouvais l’utilisation de la couleur bleue très intéressante dans le cinéma de Guédiguian, et Clémentine est allée plus loin dans l’interprétation.
Pour le coup, il s’agit ici d’un travail d’analyse d’images…
B.S. – Bien sûr. Mais s’il existe de grands analystes et de grands critiques de films, nous voulions ici aller encore plus loin, en partant vers des éléments purement imaginaires, qui renvoient toutefois à des figures très concrètes dans les films de Guédiguian.
Ce qui est frappant dans votre documentaire, ce sont justement les correspondances sourdes entre les films de Guédiguian que vous vous amusez à mettre en lumière, ou en tout cas à imaginer… Mais vous expliquez que c’était parfois décevant. Dès lors, n’est-ce pas votre film rêvé à partir des films de Guédiguian que vous êtes allé chercher ?
B.S. – « Film rêvé », peut-être… J’ai en tout cas cherché à raconter un autre film. Et ce qui était important, c’était de trouver la bonne place – ce qui est fondamental en documentaire. Je n’avais pas envie de parler à la place de Robert, ni de raconter son cinéma de manière exhaustive.
Le fil était ténu : il fallait à la fois ne pas être « faux » par rapport au cinéma de Guédiguian, et l’emmener sur mon terrain personnel. Si d’ailleurs Robert a apprécié le film, je crois que c’est justement parce que je ne cherche pas à expliquer ses films. J’utilise sa matière et ses histoires pour raconter autre chose.
On a le sentiment que vous avez pris beaucoup de plaisir dans la fabrication, et dans votre collaboration. Pouvez-vous nous raconter comment cela se passait, très conrètement ? Etiez-vous sans cesse ensemble dans la salle de montage, par exemple ?
Clémentine Yelnik : Je suis arrivée dans cette aventure depuis la planète du théâtre. J’ai cette culture de la présence physique et directe des comédiens face au public. Et j’ai toujours été fascinée par les coulisses de la création théâtrale. J’ai longtemps réfléchi aux créations des acteurs par rapport aux mécanismes, invisibles pour le public, qui régissent la vie d’un théâtre. Je suis aussi passionnée de cinéma, mais en tant que pure spectatrice. J’allais au cinéma de manière presque innocente, sans mesurer la quantité d’ouvriers et d’artisans qui se cachaient derrière les films que je voyais. Et c’est en rencontrant Bernard Sasia que j’ai découvert la réalité du montage d’un film. J’ai enfin pu mesurer l’importance de cet art, parmi tous ceux qui interviennent dans la création cinématographique.
Notre collaboration a été très naturelle. Petit à petit, Bernard me conviait à ses côtés pour écrire ce texte qu’il allait dire sur les images. Cela a été un plaisir constant, pendant un an et demi. C’était presque magique, parfois. On passait 12 heures par jour ensemble, pour ce que j’appelais un « voyage en Guédiguian ». J’avais cette sensation de voyager dans les terres et dans le pays d’un auteur-réalisateur. Ce phénomène était en soi absolument captivant – même si je ne connaissais pas tous les films au départ.
J’ai en fait assisté à la rencontre hallucinante entre un chef-monteur qui travaille depuis 30 ans avec un réalisateur, et ses images. C’était comme si Bernard rencontrait pour la seconde fois des images qu’il connaissait et qu’il avait déjà montées. A chaque minute, c’était bouleversant.
Mon travail a commencé ainsi, et je disposais d’une source d’inspiration continue : assister à la redécouverte de son œuvre par cet animal assez étrange qu’on appelle « chef monteur ». Il y a eu des moments de grande tension, parce que ce n’est pas rien de donner la voix au chef-monteur. J’ai l’impression que ces professionnels n’ont pas l’habitude de prendre la parole, et de se mettre sous la lumière. Il a donc dû fallu trouver les mots adéquats, qui appartiennent cependant totalement à Bernard. C’était une préoccupation constante. Entre fous rires et tensions, nous avons progressé dans un jeu de boomerang continu entre nous. Il fallait aider le chef-monteur à venir sous la lumière pour s’adresser au public en parlant de lui, de son travail, et des films de Robert Guédiguian.
Le documentaire s’est donc écrit dans l’improvisation, et dans la manipulation des images ?
B. S. – Exactement. Et le film porte les traces de ces couches successives de travail. Il n’y avait aucune écriture préalable. Nous disposions, cela dit, d’une remarquable souplesse de production dans la mesure où tous les films étaient disponibles pour nous. Agat Films détient les droits, et nous n’avons pas eu à déposer de dossiers ici ou là pour obtenir des subventions. Nous avons finalement écrit nos intentions a posteriori.
C. Y. – Chemin faisant, ce qui était beau également, c’est que Bernard plongeait dans ces images et trouvait de nouvelles sources d’inspiration de manière continue. Inspiration de la réalité du montage et de sa relation à Guédiguian, mais aussi inspiration fictionnelle à partir de la matière filmique. Et il est vrai que, par exemple, nous nous sommes beaucoup amusés à inventer une théorie des couleurs dans les films de Guédiguian.
La matière filmique est pharaonique. Comment l’avez-vous abordée ? Au hasard ? Aviez-vous des idées de séquences précises en tête ? Quelque chose autour de celui que vous nommez votre « héros de cinéma », peut-être [Jean-Pierre Darroussin, NDLR] ? Et que se passait-il dans votre esprit quand vous rencontriez une nouvelle fois ces images ?
B. S. – Ce « héros de cinéma » n’est venu qu’après, dans la dimension fictionnée du film (je n’ai d’ailleurs pas du tout ce rapport avec les acteurs en général !).
Je suis parti de ma mémoire. Un journaliste aurait regardé tous les films dans la continuité , et il les aurait analysés les uns après les autres pour trouver une trame. A l’inverse, j’ai préféré partir des séquences qui m’avaient marquées, en regardant les films à toute vitesse sur la timeline du logiciel de montage. Et les images que nous avons utilisées ne sont peut-être pas les plus belles, les plus pertinentes, ou les plus représentatives de ce que je voulais dire.
Pourquoi se souvient-on d’une image et pas d’une autre ? C’est parfois lié à l’image elle-même, parfois à la manière dont on l’a travaillée. Le premier tri s’est effectué de cette manière. Puis, Clémentine évoquait des mots, des phrases qui me faisaient penser à d’autres images. C’était assez prodigieux d’avoir accès immédiatement, presque au rythme de la mémoire, à des images qu’on a en tête.
Très concrètement, chaque film est un rush, mais il y a aussi quelques plans de making off…
B. S. – L’idée, c’était de ne pas repartir des rushs. C’est un travail sur la fiction, donc je suis parti des films existants. J’ai ensuite filmé quelques articulations avec mon iPhone (mes mains, le clavier de l’ordinateur, le disque dur, etc…) pour la maquette – images que nous avons ensuite refilmées. Aussi, je me suis dit qu’il y aurait un curiosité supplémentaire des spectateurs pour aller derrière la caméra. C’est la raison pour laquelle je suis allé chercher des rushs de L’armée du crime que j’avais conservés pour les utiliser dans des ateliers de montage que j’organise de temps à autre. Cette séquence m’a aussi permis de raconter quelque chose du montage. Montrer des étapes de travail permet de mieux comprendre mon métier. Mon intention, c’est quand même que le film puisse être perçu et compris par le plus grand nombre. C’est aussi une manière de mettre en lumière le travail des techniciens et des assistant(e)s.
Il y a une séquence très touchante dans votre documentaire, qui vous permet d’aborder le trio réalisateur-monteur-film. Trois personnages avancent dans le plan, et votre voix off vient dialoguer avec les acteurs pris dans la fiction. Le procédé est original, et il est utilisé à plusieurs reprises. Comment avez-vous eu idée de cette astuce ?
B. S. – Il est très difficile de raconter, ne serait-ce que dans les débats après les projections, les relations entre un réalisateur, un monteur et des acteurs. Or, c’est l’essence du montage ; il fallait donc que je trouve une manière de le formuler, sans faire de cours magistral. La solution a été de faire interagir ma voix avec les dialogues des comédiens de cette séquence. C’est un peu la même chose quand je compare une voiture à une salle de montage. Ce sont deux manières de figurer de manière très imagée mon travail. J’ajoute que le plan que vous évoquez est peut-être le seul où les trois acteurs apparaissent ensemble à l’image !…
C. Y. – Nous voulions que les spectateurs se sentent dans la salle de montage, à côté de Bernard. C’était l’un de nos désirs. Et faire intervenir vocalement Bernard avec Ariane Ascardie nous installe dans une espèce d’intimité avec le monteur. Cette intervention dans l’image et les dialogues de Guédiguian nous donne l’impression d’une connexion interactive avec le film. Notre intuition, c’est que nous accédons ici très subtilement à une dimension très forte du métier et de la technique du monteur.
Cette sensation pour le spectateur d’être dans la salle de montage fonctionne dès l’ouverture du film. Le fait de voir le curseur de la souris désigner la merguez trop cuite est assez bien trouvé.
B. S. – Et nous avons essayé de multiples choses avant de parvenir à cet artifice ! Comme toujours au montage, les débuts et les fins de film sont très difficiles à construire. J’avais d’abord essayé d’insérer une scène dans laquelle Robert me présentait au public à l’occasion d’une avant-première, mais l’effet n’était pas du tout convaincant. Il fallait être plus juste – éternelle préoccupation, qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire.
Jouer les génériques, et notamment celui où mon nom est mal orthographié, a été une solution qui s’est imposée après de nombreux autres tests. D’ailleurs, pour un spectateur, un monteur c’est d’abord un nom sur un générique. Nous restons donc cohérents. J’ai ensuite tenté d’expliquer ce qu’était concrètement un chef-monteur, mais c’était rébarbatif.
Il manquait encore quelque chose. Et en pointant très concrètement la merguez trop cuite, je fais rentrer le spectateur dans un mécanisme. Il a l’habitude de regarder les comédiens, et en le forçant à regarder sur le barbecue, je l’emmène dans mon domaine propre. Tout en restant juste.
J’ai travaillé avec Pierre Carles, il y a quelques années. Nous avions eu de multiples réflexions, notamment sur Pas vu pas pris. Nous nous interrogions sur la manière de créer son propre personnage dans le film, qui pose des questions parfois idiotes ou qui pointe divers éléments sur des images particulières. Ce mécanisme fonctionne généralement très bien, et je l’ai rejoué d’une autre manière dans Robert sans Robert. Nous sommes au présent, et le spectateur vit quelque chose de très concret avec cette flèche de la souris.
C. Y. – Et cette flèche n’est pas venue tout de suite sous cette forme ! Mais c’est une belle trouvaille pour impliquer le spectateur dès l’ouverture du film aux côtés du monteur. La proximité et la complicité est installée grâce à un élément qui est aujourd’hui commun à tout le monde.
B. S. – Au début, nous avons utilisé des vraies flèches, puis des animations plus ou moins réussies. Nous avons retenu le plus simple finalement, mais nous avons eu du mal à y parvenir. Nous avons ensuite travaillé sur les hésitations de la flèche, car la souris ne va jamais directement là où on veut l’emmener.
C’est en plus un beau symbole de votre métier : un monteur est un pointeur qui souligne par exemple les cohérences et les incohérences d’une séquence, d’un film…
B. S. – La représentation de ma main à l’image est venue assez rapidement. Le disque dur, aussi, même s’ils ne sont plus aujourd’hui dans les salles de montage. Il fallait jouer sur ces éléments sans trop insister sur les ordinateurs. Nous nous sommes aussi rendus compte qu’il ne fallait pas forcément figurer un écran d’ordinateur sur l’affiche. L’idée est plus celle de la manipulation que de l’outil qui permet cette manipulation. D’où la présence de la souris, qui est arrivée plus tard.
C. Y. – J’ai eu cette sensation sensuelle que la flèche était l’un des crayons de Bernard. C’est la plume qui suit ce qui est raconté par les images.
Est-ce que vous avez la sensation d’avoir encore appris des choses sur votre métier avec ce film ?
B. S. – Ce documentaire m’a certainement permis de mieux comprendre certains aspects essentiels de mon travail de monteur. Il m’a aussi permis de défendre et de dire une conception du métier et, au-delà, des professionnels qui travaillent dans le cinéma. Il m’intéressait de souligner l’apport de tous ceux qui œuvrent dans l’ombre. Ce sont des acteurs importants, mais qui ne sont reconnus que par les seules personnes qui sont en contact avec eux. Cette reconnaissance est importante. Personnellement, il ne m’importe peu que le public ne me connaisse pas. Si je suis devenu monteur, c’est justement pour cela. La seule reconnaissance que l’on peut avoir provient du réalisateur et de l’équipe de production. Ça me suffit. C’est le réalisateur qui signe le film, pour le meilleur et pour le pire…
C. Y. – Votre question est très intéressante, et elle inclut deux aspects, de mon point de vue. Pour comprendre ce que ce film a pu changer pour Bernard, il faut à la fois penser à cette « mise en lumière » du monteur et de « l’armée de l’ombre » (d’où le générique de fin), et à ce que ce documentaire a pu changer dans sa propre pratique du montage. Est-ce que tu as senti, sur le dernier film de Robert Guédiguian sur lequel tu as travaillé [non encore sorti en salles], que des choses avaient changé ?
B. S. – Certainement, mais de manière un peu inconsciente. On est vite repris par les réalités du montage : ce sont des questions très prosaïques qui font notre quotidien et qui prennent le dessus : pourquoi s’ennuie t-on à cet endroit ? Pourquoi cette séquence est trop longue ?, etc. Tout est fait d’expérimentations. On pense toujours que tout est écrit, citant parfois Hitchcock, mais le montage n’est jamais la transcription exacte du scénario, même chez le maître du suspense. La réécriture du montage est faite d’hésitations et de tâtonnements. On avance, on recule… C’est ainsi. Ce métier est très artisanal, besogneux, et chaque nouvelle expérience transforme un peu notre pratique.
Ce qui est aussi réjouissant avec ce film, c’est la tournée d’un mois qui est organisée dans de nombreuses villes de France. Presque chaque soir, je vais présenter le documentaire et c’est assez inédit : un monteur, pourtant premier spectateur d’un film, ne rencontre que rarement le public. Pour nous, les spectateurs sont virtuels : on les imagine, mais on ne les rencontre pas. Et je pense qu’il est toujours intéressant de parler de son métier. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je participe à des cours ou des ateliers, pour trouver les mots à mettre sur ma pratique.
On l’a un peu évoqué… Le point de vue et la (juste) distance sont des éléments fondamentaux du documentaire. Est-ce que vous vous vous êtes dit, à un moment, que vous alliez trop loin ou que vous étiez irrévérencieux par rapport aux films de Guédiguian ? Ou, à l’inverse, que vous étiez trop dans l’éloge de son cinéma ?
B. S. – Ce fut un grand débat ! Je craignais effectivement d’aller trop loin, et Clémentine m’y poussait un peu. Il y a eu des versions où j’abordais plus frontalement les relations entre réalisateurs et monteurs sur des questions de création. Il en reste quelques bribes, mais les emportements fictionnels dans lesquels je remettais en cause ma relation de monteur à Robert Guédiguian ont été évacués. C’était pourtant des choses que je voulais dire, mais je ne le pouvais pas : ce n’était pas l’objet de ce film précis. Ce n’est pas à moi de porter en plus un regard critique sur son cinéma. Si je rentre dans ce rôle que d’autres endossent facilement, je ne travaillerais plus avec Robert Guédiguian. Or, ce n’est pas mon souhait.
C. Y. – On dérapait parfois dans le psychodrame. Ça pourrait d’ailleurs faire un autre film… Le plus dur a été effectivement de trouver la bonne distance, et la bonne part de vérité. Il fallait trouver la « juste intimité ».
La relation de Bernard aux acteurs a été par exemple quelque chose de passionnant à explorer. Il n’en avait pas spécialement conscience, mais la manière avec laquelle un monteur aime ou pas les acteurs est saisissante. J’ai un peu torturé Bernard sur ces questions : qu’est-ce que ça te fait de voir Meylan comme ça ? Et Ascaride comme ci ?
Ça renvoie à cette réplique de Meylan dans le documentaire : « ton cul, je le connais par cœur ». Oui, vous, chefs monteurs, vous avez une connaissance des acteurs presque impudique. Et assez vite, on était d’accord tous les deux pour ne pas verser dans des révélations qui auraient fait glisser le film vers quelque chose de psychodramatique, comme une sorte de règlement de compte du chef monteur vis à vis de ses trente années de travail dans l’ombre, où il aurait révélé ses amours ou ses frustrations pour tel ou tel acteur.
Je pense que ce travail a contribué à la naissance de cette écriture particulière et à l’idée à laquelle Bernard tenait : la fictionnalisation du monteur. Dans ce film, vous rencontrez Bernard Sasia, mais c’est un Bernard fictionné.
B.S. – Tu as raison… et ça me fait penser à ce très beau le texte de Jean-Louis Comolli sur votre site qui aborde les rapports entre fiction et documentaire. Ici, nous sommes clairement dans le documentaire, par respect notamment pour le cinéaste. Le documentaire permet bien évidemment des écritures fictionnelles, mais le monteur ne prend pas ici la place du réalisateur.
C.Y. – La particularité de ce film, c’est que ce n’est pas une fiction. Nous partons des images réellement écrites, conçues et filmées par Robert Guédiguian. A la fin d’ailleurs, Bernard lui rend ses personnages, qui lui appartiennent. Du coup, entrer un peu trop dans le cœur du chef-monteur aurait vite pu tirer vers quelque chose qui nous éloignait du terrain des images de Guédiguian.
Il me semble que c’est plutôt réussi. C’est un bel hommage au cinéma de Guédiguian, un hommage aux acteurs, mais c’est aussi un hommage au métier du monteur et à cette armée de l’ombre. Ce n’est pas un film à la gloire de Guédiguian.
Une part méconnue du travail de monteur, c’est aussi la manière dont on influence et on modèle le jeu d’acteur dans la salle de montage, évidemment à partir d’une matière filmée. Et il n’est pas certain que les comédiens imaginent à quel point on a un pouvoir sur eux, à quel point on les sert, en documentaire comme en fiction. Il y a comme une relation d’amour, et on travaille sur des choses très intimes (des mimiques, des respirations, etc). Votre film révèle cette alchimie d’une belle manière. Quelle a été d’ailleurs la réaction des comédiens quand ils ont vu le documentaire ?
B. S. – Jean-Pierre Darroussin ne l’a pas encore vu. Ariane Ascaride a été la première, et elle a été enthousiaste.
Mais ce que vous dites est juste. D’après moi, ils ne se rendent pas compte de la manière dont on modèle leur jeu, et je ne pense pas qu’ils s’en rendent plus compte en voyant ce film.
Enlever un silence ou une respiration peut effectivement rendre un acteur meilleur. Il n’est pas impossible qu’une comédienne qui nous donne beaucoup de travail finisse par décrocher un César, et ce devant une autre comédienne meilleure mais dont les apparitions ont été moins bien montées ! Ce sont des vraies questions, qui animent les monteurs.
Et pourtant le lien entre le comédien et le monteur est extrêmement fort, important, essentiel.
B. S. – Absolument. Par exemple, je ne me rends jamais sur les tournages – mais je vais souvent aux fêtes de fin de film. Nous connaissons les comédiens, parfois dans leur intimité. Ils le savent, mais ce n’est pas pour autant que nous avons des relations très fortes dans la vie. Ils n’ont d’ailleurs pas forcément envie d’en parler. Il est par exemple sans doute étrange que je ne connaisse pas Jean-Pierre Darroussin. Je n’ai jamais dîné avec lui, mais je le vois depuis 20 ans… On se croise, on se salue, mais il ne m’a jamais dit : « Merci pour cette scène, tu m’as bien arrangé ! ».
C. Y. – De mon expérience de comédienne de théâtre, je pense pouvoir dire qu’être acteur au cinéma, c’est très particulier. Il y a quelque chose qu’on livre à la caméra, et qu’on ne maîtrise pas. L’acteur met en jeu son corps, sa voix, sa personnalité, mais il est complètement au service de cette chimère qui est le moment où la caméra le saisit. Or, je pense qu’il est capital que leur perception des rouages du montage s’arrête ici. Est-ce que la magie du cinéma ne serait pas aussi, du point de vue des acteurs, de ne pas connaître les secrets du montage ?
Et c’est qui me donne le vertige dans Robert sans Robert : on caresse des vérités un peu secrètes. On ne va pas très loin, mais je me souviens par exemple de Meylan recevant ce film comme un cadeau de Bernard. Quand on lui a demandé ce que ça lui faisait de se voir dans les premiers films de Guédiguian, il a répondu, très simplement: « J’ai l’impression de voir mon fils ». Meylan a cette espèce de distance, et ce n’est pas pour rien qu’il est baptisé « héros tragique » dans le film. Ce sera un autre ressenti pour Ariane Ascaride, qui présente plus un côté batailleuse dans son jeu.
B. S. – Cela dépend des comédiens, effectivement. Certains ont conscience de ce qu’ils donnent ; d’autres pas. Et on le voit très bien quand ils viennent refaire des synchronisations. Claude Rich, par exemple, reconnaît exactement la prise qui a été retenue au montage. Il sait que c’est la deuxième et pas la troisième. Il a une extraordinaire conscience de son corps et de ses mots.
C. Y. – Mais si un acteur pense à ce que le monteur va faire de lui au moment du tournage, il va devenir fou !
On ne sait toujours pas ce que Guédiguian pense du film !
B. S. – Il a aimé le film. Il a dû trouver certaines correspondances assez drôles. Je lui avais montré ce que j’allais faire et, soyons clairs, ce film n’existe que parce qu’il a envie qu’il existe. Cela dit, on en parle assez peu…
C’est mon côté monteur. C’est délicat la relation à un réalisateur. On propose, on suggère, mais c’est le réalisateur qui décide, ou au moins doit-il en avoir l’impression. C’est la règle du jeu à accepter pour être monteur. Robert m’a donc laissé faire, mais il ne va pas sur-ajouter un commentaire sur ce film.
C. Y. – C’est justement ce « laisser faire » qui constitue l’appréciation de Guédiguian sur ce film.
B. S. – Ce qui a changé, c’est qu’il parle maintenant de montage dans les rencontres publiques. Auparavant, il évoquait ses acteurs, Marseille, l’Estaque, etc. Il a l’habitude de parler de la tribu sans distinguer les techniciens individuellement. Lors de la présentation du documentaire à la Cinémathèque, il a expliqué sa conception du montage, et j’a découvert ce qu’il pouvait avoir en tête quand nous travaillons ensemble. C’était la première fois qu’il évoquait ce « laisser faire » qu’il accorde au monteur, avant de décider des choix finaux.
Ce film parle beaucoup de politique aussi. Selon vous, qu’est-ce la filmographie de Robert Guédiguian nous dit de nous et de notre monde, de vous et de votre métier ?
B. S. – Robert Guédiguian est un cinéaste engagé, et son engagement peut devenir pesant pour ceux qui travaillent avec lui. Quand il écrit un article, prend position pour un candidat aux élections, ou livre son point de vue sur la convention collective, on peut se demander jusqu’où on est d’accord avec lui.
Au départ, quand je travaillais sur ces premiers films, notamment dans les années 80, certains de mes camarades de l’Idhec me prenaient pour un fou de travailler avec lui. C’était la grande époque des chefs opérateurs où il fallait raconter des histoires et ne surtout pas parler du monde. Certains professionnels ne voulaient d’ailleurs pas travailler avec moi parce que j’étais le monteur de Guédiguian. Mais les engagements de Robert Guédiguian ne concernent que lui. On ne parle pas politique dans une salle de montage. Il nous arrive d’évoquer nos visions du monde, mais nous ne débattons pas sans cesse des sujets de société.
Ensuite, ce documentaire porte ce que je veux dire d’un point de vue politique. Je reprends inévitablement les thématiques de Robert, mais je ne les développe pas. Je souligne certaines problématiques, notamment sur le monde ouvrier, mais je ne veux pas parler à sa place. Je n’ai pas à commenter ce qui se dit dans Les neiges du Kilimandjaro. Mais quand j’évoque la reconnaissance d’une assistante monteuse payée, je dis ce que je pense de l’économie du cinéma, et de l’économie en général. Même chose pour le générique de fin : c’est un acte politique. La tribu ne se limite pas à Ascaride, Darroussin et Meylan.
Ensuite, quand Robert Guédiguian écrit qu’il n’aurait pas pu faire ses premiers films si les conventions collectives avaient été signées, je reçois des lettres d’insultes ! Je ne suis pas sûr que nous ne les aurions pas faits. Mais si j’ai pu collaborer sur ses premiers films, c’est parce que je travaillais pour la télévision, et que je montais ses films le soir. Cela dit, il faut une régulation et une réglementation. On ne peut pas prendre les films de Guédiguian comme exemples pour conserver une dérégulation. Il faut des discussions, des négociations, des exceptions. Il faut bien sûr que tous les films puissent se faire, et que des histoires comme celles de Guédiguian puissent exister.
Au delà de ça, et c’était la réaction de certains spectateurs, je me place dans une perspective optimiste en disant : « ce type d’aventures peut exister ». J’espère que dans trente ans on pourra faire quelque chose d’équivalent à ce qu’a réalisé Guédiguian. Mais rappelons-nous que ces premiers films étaient sifflés au Festival de Cannes. Il faut se battre pour que des tribus puissent encore se constituer et que des regards forts sur le monde puissent exister. Bâtir un cinéma de groupe, qui puisse durer. Il faut que les exceptions en arts continuent à exister.
C. Y. – Quand le public voit Robert sans Robert, on nous dit que le film permet de revisiter en innocence mais sans naïveté l’avancée du monde. A une époque où on se sent un peu écrasé par les informations, ce documentaire nous permet de revisiter avec légèreté, et parfois en riant, des sujets (politiques) importants. Et ce, sans que jamais Bernard n’ait voulu donner une leçon sur ce sujet.
Entretien réalisé par Emmanuelle Jay et Cédric Mal
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