Les webséries occupent une large partie de notre livre sur « Les nouveaux territoires de la création documentaire« … Et nous poursuivons ici notre exploration de ce « format » avec une nouvelle proposition qui a émergé cet été sur IRL, la plateforme du réel de France Télévisions. Dans « Selfiraniennes », onze Iraniennes se racontent face à leur miroir, dans l’intimité de leur espace domestique. Des confessions sans fard et sans tabou sur leur vie de femme, de leur rapport à la beauté à leurs envies de mariage en passant par leur sexualité. Un portrait inédit d’une partie de la société iranienne, bien loin des clichés qu’on peut nourrir à son égard. Entretien avec les auteures.

Le Blog documentaire : D’où vous est venue cette volonté de donner la parole à de jeunes Iraniennes ?

Ségolène Davin et Charlie Dupiot : Dans nos domaines respectifs, le journalisme radio et la réalisation vidéo, nous partagions déjà l’envie de donner davantage la parole aux femmes. Nous faisions partie d’un même groupe d’amis, et nous avons eu envie de faire un projet professionnel ensemble en unissant nos compétences, et en utilisant le fait que nous étions des jeunes femmes.

Nous avons commencé à chercher un dispositif simple et efficace permettant de restituer la parole de femmes le plus naturellement possible. Nous nous sommes vite dit qu’interviewer des jeunes filles de notre âge permettrait de placer d’emblée le spectateur dans un rapport d’égal à égal, de confiance avec la jeune fille, comme nous l’étions du fait de notre âge et de l’intimité permise par la légèreté du dispositif d’interview (un téléphone, un micro, une traductrice et nous).

Au cours de précédents voyages en Iran, nous avions remarqué que les femmes iraniennes ont la parole très libre une fois sorties de l’espace public. Nous avons donc pensé que ce serait un bon terrain pour tester notre dispositif. De plus, nous savions que choisir l’Iran bousculerait un certain nombre de préjugés et de fantasmes sur ce pays, et cette idée nous plaisait aussi.

Vous avez donc imaginé un dispositif simple, et efficace, qui s’appuie sur les usages des smartphones… Comment en êtes-vous arrivée à cette idée d’autoportrait vidéo ?

Nous cherchions à trouver le dispositif le moins intimidant possible, pour qu’il se fasse rapidement oublier, et obtenir une parole sincère. Or, les jeunes femmes d’aujourd’hui, en Iran comme ailleurs, sont très familières d’une caméra : celle de leur smartphone. Nous avons donc pensé que les filmer avec un smartphone en mode « selfie » pourrait potentiellement nous permettre d’obtenir ce sentiment d’“intimité” que nous recherchions.

Nous avons fait des tests en France avec des amies et nous avons découvert un second intérêt à ce dispositif : non seulement les jeunes femmes interviewées étaient à l’aise, mais face à leur reflet, elles nous oubliaient rapidement et passaient très vite à une parole d’introspection, d’autoportrait… Cela a achevé de nous convaincre que c’était le bon dispositif pour ce que nous voulions faire.

Pourquoi avoir choisi cette forme particulière de la websérie ?

Même si notre montage est dynamique, le cadre fixe du selfie peut être ennuyeux à la longue. Nous avons donc rapidement abandonné l’idée d’un unitaire. En réfléchissant au type de public qui serait intéressé par notre documentaire, nous avons convenu qu’il serait plutôt jeune et donc que sa consommation de contenus vidéo documentaires passait essentiellement par YouTube et les réseaux sociaux. Sur ces plateformes, on regarde rarement des contenus de plus de 10 minutes, donc nous avons décidé de découper notre contenu en épisodes, tout en gardant la “montée en intimité” des thématiques et des réponses obtenues, qui donne un aspect feuilletonnant à la websérie. Ce découpage en épisodes et la diffusion progressive de ceux-ci permet aussi de s’attacher aux personnages, comme dans une série de fiction.

Comment avez-vous procédé d’un point de vue technique et pratique… Étiez-vous présentes lors des tournages ? Les téléphones étaient installés sur un meuble ? Posiez-vous des questions ou celles-ci étaient-elles préalablement soumises aux personnages ?

D’un point de vue pratique : nous étions sur place, à l’intérieur, dans la chambre de ces jeunes filles. Nous venions à trois : nous les réalisatrices et notre fixeuse-traductrice. On rencontrait la ou les deux jeunes filles, on sympathisait, on leur expliquait notre démarche, les questions que nous allions leur poser, en précisant qu’elles étaient libres de ne pas répondre, ou de nous poser ces questions à nous aussi. Les conditions dans lesquelles les images allaient être diffusées aussi. Puis on scotchait le téléphone sur le miroir de leur chambre, en mode selfie, à leur hauteur. Charlie s’installait en-dessous du téléphone avec son micro Zoom pour poser les questions, la traductrice près d’elle, et Ségolène hors-champ, pour contrôler l’image et l’enregistrement. Puis nous lancions l’interview en posant des questions selon un questionnaire que nous avions préalablement établi, en commençant par des choses d’apparence superficielles, sur la beauté, pour ensuite aller vers des sujets plus profonds. Les thématiques des questions suivaient exactement l’ordre des épisodes de la websérie : de la beauté, sujet peut-être moins intime que les autres, à l’amour, puis la sexualité, le mariage, leurs envies pour leur avenir, jusqu’à leurs visions de la liberté. Pour ce dernier épisode, elles pouvaient s’inspirer de leurs expériences personnelles racontées à travers l’entretien, pour nourrir une réflexion plus large sur ce que veut dire « être une femme libre » à leurs yeux.

Ces personnages, comment les avez-vous choisis ?

Nous sommes passées essentiellement par deux fixeuses-traductrices, Mahtab et Neda, des étudiantes iraniennes en sociologie, qui ont cherché autour d’elles des profils de jeunes femmes variées, et qui nous ont beaucoup aidées.  Nous leur avions précisé que nous voulions plutôt des jeunes femmes de la classe moyenne, mais que certains profils, plus ouverts ou plus traditionnels, devraient aussi être représentés. Parfois aussi, certaines de nos interviewées, qui étaient très enthousiastes pour notre projet, nous ont proposé des connaissances à elles. Tout s’est fait rapidement, par bouche-à-oreille (ou plus précisément : par WhatsApp à Telegram). Et grâce à ces deux fixeuses-traductrices, une fois en interview, face au smartphone, nous pouvions alors créer un climat de confiance avec les jeunes femmes qui étaient d’accord pour participer.

Leurs prénoms ont été modifiés… On imagine aussi que, pour leur sécurité, la websérie n’est pas visible en Iran ?

Oui, les vidéos sont géobloquées en France pour garantir la sécurité des jeunes femmes interviewées dans Selfiraniennes. Nous y tenons bien sûr particulièrement et nous y faisons attention, avec les équipes de IRL – Nouvelles Écritures. C’est une contrainte pour la diffusion aussi, puisque le public de Selfiraniennes est de ce fait limité à l’Hexagone, mais c’est le prix à payer pour garantir leur sécurité. Nous avons aussi voulu bien sûr assurer leur anonymat, et leur avons donné des pseudos. Mais la plupart étaient plus inquiètes à l’idée que des membres de leurs familles tombent par hasard sur la série, et découvrent leurs confidences  – notamment sur leurs relations amoureuses ou leur rapport à la sexualité.

Un mot sur la production de la websérie… Combien de temps entre l’idée et sa concrétisation ? Avec quel budget ? Quelles relations, aussi, avec votre diffuseur ? Racontez-nous un peu l’histoire de cette réalisation…

Tout cela a été très rapide. Nous avons eu l’idée du dispositif toutes les deux, après plusieurs discussions, début 2017. En avril 2017, nous sommes parties, sans producteur ni diffuseur, pour un premier voyage de repérages, et pour un premier tournage. Nous voulions tester le dispositif, voir ce que cela donnait, en toute liberté. Ce voyage a été très riche. La première interview sur place nous a convaincues que ce dispositif pouvait permettre aux jeunes femmes qui acceptaient d’y participer de se livrer, en toute confiance, et de partager avec nous une part de leur intimité. Nous avons ensuite rencontré, toutes les deux, les équipes de IRL – Nouvelles Écritures, pour leur proposer le projet qui leur a plu. Nous avons ensuite choisi d’être accompagnées par la société de production Infocus. En avril 2018, les choses se sont accélérées, nous sommes retournées en Iran pour un deuxième tournage, dans l’idée de trouver de nouveaux profils de femmes et de compléter la websérie. Il a fallu, à notre retour, s’atteler au montage, trouver une graphiste, des musiciens pour la bande-originale, un traducteur basé à Paris pour affiner la traduction des sous-titres… Pour une diffusion programmée à partir de début juillet. Notre budget s’élève autour de 40.000 euros.

C’est essentiellement au montage que s’est joué l’efficacité des épisodes… Ça a été un gros travail à partir du texte des confidences de vos personnages ?

Le montage a été le plus dur – et le plus long – du travail en effet. Il fallait que les confidences de chacune s’enchaînent, d’autant que certaines racontaient des anecdotes très précises et révélatrices. D’autres se livraient de manière très intime, et quelques autres jeunes femmes préféraient encore prendre un peu de recul sur certains sujets, en généralisant. Pendant les deux tournages, chaque soir, nous discutions toutes les deux de ce que nos Selfiraniennes nous avaient dit le jour même, et nous écrivions ce qui nous avaient marqué, pour en garder une trace, et commencer à réfléchir à la façon dont ces paroles pouvaient répondre à ce qu’avaient pu déjà nous confier d’autres, comment tout cela pouvait se compléter. Cela permettait déjà, en amont, de réfléchir au montage. Dans l’idée d’un montage dynamique, nous voulions aussi l’idée de “ping-pong”, lié à une grande diversité de points de vue de chacune, diversité qui était très frappante pendant les tournages.

Imaginez-vous une autre « saison » pour ce programme ? Un autre pays à explorer ?

Oui. Pour nous, ce dispositif peut se décliner partout. Nous aimerions le faire en Côte d’Ivoire, Selfivoiriennes, en Inde, au Japon, peut-être, aux Etats-Unis, et pourquoi pas… la France ? L’idée serait d’avoir une approche comparative. Nous voudrions pouvoir comparer, sur plusieurs pays, les réponses aux mêmes questions. Sur certaines thématiques, intimes, comme les relations amoureuses, certaines paroles pourraient être similaires à celles qu’on entend dans Selfiraniennes. Et bien sûr, il y aurait certainement des différences, car les contraintes qui pèsent sur les femmes diffèrent d’un pays à l’autre. Selon nous, cet éclairage, sur l’universel et sur le particulier, serait intéressant.

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