« Arnaud, c’est mon petit frère. Un jour, je me suis rendu compte qu’il était déjà grand. Il est né là où on ne choisit pas et cherche ce qu’il aurait dû être : libre. » (Laure Portier)

Sensation de l’ACID à Cannes en 2021, puis aux États généraux du film documentaire, lauréat du Prix du jury de la semaine des réalisateurs au festival international du film de Bruxelles, « Soy libre » sort dans les salles françaises ce 9 mars. Laure Portier, récemment en dialogue avec Alain Cavalier au Forum des Images à Paris, a filmé son jeune frère Arnaud pendant une quinzaine d’années. Entretien avec la cinéaste et analyse du film signés Benjamin Genissel.

Comment réussir des films de famille sans se vautrer dans la complaisance, ou dans l’anecdotique, ou dans l’accumulation de souvenirs trop personnels ou dans cette tension thérapeutique des non-dits et des lourds secrets ? Et surtout sans oublier de faire du cinéma ? Laure Portier puise pour le moment ses motifs de réalisatrice dans sa famille. Après avoir filmé sa grand-mère dans son premier film Dans l’œil du chien, c’est son petit frère, Arnaud, avec Soy libre, qui est au centre de son attention cinématographique. Oui, la démarche familiale comporte des ingrédients capables d’engendrer de bien mauvaises mixtures, mais ce n’est nullement le cas ici. On n’y retrouve en rien les défauts de ce genre difficile à cuisiner cinématographiquement. Laure Portier n’a jamais oublié qu’elle était en train de faire du cinéma.

Le trop rare mais incontournable tournage s’étalant sur plusieurs années, ce temps long qui fait la force des grands cinéastes à la fois acharnés et patients, y a grandement contribué, c’est évident. Arnaud est un adolescent lorsqu’il nous apparaît la première fois, assis sur son scooter sous le porche d’un immeuble, et c’est un homme lorsque le film (et non la vie) le quitte, période de formation désormais close, chapitre qui se referme sur une nouvelle ère.

Cependant, bien d’autres raisons expliquent en quoi la cinéaste a évité les écueils du mauvais film de famille, ce naufrage toujours menaçant du 7ème art lorsqu’il s’empare d’un tel sujet. L’excellente utilisation de l’ellipse temporelle en est une. Ce sont les transformations physiques d’Arnaud, ses coupes de cheveux différentes, ou telle cicatrice apparue sur son front, qui permettent un flottement narratif, en rien séquencé avec rigueur, et qui indiquent au spectateur qu’un certain temps (plusieurs semaines ?, plusieurs mois ?) est passé. Idem lorsque l’on passe d’un pays à un autre, l’Espagne d’abord, le Pérou ensuite, aucune explication géographique claire, nul itinéraire tracé sur une carte interactive, c’est au spectateur de se demander où l’image vient d’arriver, et c’est un questionnement hésitant des plus réussis.

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La participation du personnage à l’élaboration même de son portrait filmique en est une autre. La relation entre la portraitriste et son modèle ressemble à une collaboration artistique. Plusieurs scènes évoquent le film en cours, le film en train de se faire. Mises en abîme qui ne cherchent jamais à faire croire au public qu’il s’agit sur l’écran d’une vie sans filtre mais d’une vie saisie par le cinéma. Arnaud n’est pas un personnage soumis à sa « grande soeur-à-la-caméra » ; en voyage par exemple, c’est lui qui se filme, c’est lui qui se met en scène. Et indéniablement, il possède lui aussi certains talents de réalisateur, le sens du cadre, une application à fabriquer des « prises » utiles au montage, le flair de savoir rester silencieux lorsqu’il enregistre son réel. Ces séquences, ces « auto-séquences », ont même un style moins saccadé, moins mouvant, que dans les plans filmés par la réalisatrice, qui affectionne de suivre, caméra au poing, l’agitation, l’agilité de son petit frère, ce jeune téméraire.

L’art du montage, c’est aussi savoir distiller les informations importantes au bon moment. Quelques minutes après le générique, une discussion face caméra permet de transmettre les éléments essentiels du passé d’Arnaud, sans lesquels le portrait resterait trop nébuleux, trop opaque. On y apprend les violences qu’il a subies plus jeune de la part de sa mère, femme psychiquement malade, violences qui ne laissent jamais indemnes ; plus tard, dans une autre scène, on comprendra que le père démissionnaire a lui aussi engendré les démons avec lesquels se débat le jeune homme. Arnaud nous livre également une autre explication pour mieux saisir ce qu’il a traversé, et là c’est la société qui est visée, et non plus la seule cellule familiale : dans son quartier défavorisé, c’est avec des étrangers qu’il a passé son temps, et les contrôles de police plus fréquents qu’ailleurs n’ont pas été sans conséquence sur son parcours de délinquant. Il explique qu’il ne s’est jamais senti vraiment « Français », d’où son goût pour la fuite et son attirance vers le monde hispanique.

L’art du montage, c’est aussi savoir sortir au bon moment des scènes qui vont faire chavirer le cœur du public. Le retour d’Arnaud auprès sa grand-mère, des années après un séjour « clandestin » effectué chez elle à la manière d’un refuge à un moment-charnière de son adolescence, ce retour donc auprès de cette vieille dame, qui se trouve alors malade, alitée, allongée dans son lit, est bouleversant. Absolument bouleversant. Tout spectateur normalement constitué, du moins tout spectateur ayant connu dans sa jeunesse une relation positive avec ses grand-parents, devant une telle scène a de quoi être touché, ému au plus haut point. Et si une telle scène est aussi puissante, c’est qu’elle est digne de ce que le cinéma documentaire a de meilleur quand il ne cherche pas des effets de manche pour faire monter les larmes de son public : la plus grande émotion est finalement celle que l’on capte en filmant le plus simplement possible.

Soy Libre est un film de famille incroyablement réussi, tel un mets succulent parfaitement dosé, autant malin qu’honnête, autant maîtrisé que bourré de sincérité.

Benjamin Genissel
(Lussas, Ardèche, août 2021)

Entretien avec Laure Portier

Le Blog documentaire : Commençons par évoquer votre précédent documentaire, qui s’appelle Dans l’œil du chien (2018) et qui fait le portrait des dernières années de votre grand-mère. Quels sont ses liens avec Soy libre? Est-ce que le portrait de votre frère est la continuation de celui de votre grand-mère ? Est-ce que, pour vous, ces deux films appartiennent au même ensemble?

Laure Portier : On a les mêmes protagonistes mais pas à la même échelle, donc je ne sais pas si je considère mes deux films comme faisant partie d’un même ensemble. J’entends qu’on ait envie de les mettre en lien, d’ailleurs des programmateurs les proposent ensemble. Mais pour moi, ces deux films n’ont pas la même esthétique, n’ont pas la même grammaire. Il y a filmer l’autre, mais il y a filmer avec ce qu’est l’autre. Dans l’œil du chien, c’est un huis-clos, on est avec cette grand-mère, et moi aussi. Ce qui nécessitait que je sois plus près d’elle et pas planquée derrière une caméra. On me voit d’ailleurs à l’image. Avec Soy libre, le corps et le dynamisme de mon frère impliquaient une caméra qui était plus furtive, agitée, avec des plans plus courts. Je n’avais pas le temps de m’installer avec lui. En termes de narration, on ne raconte pas les mêmes choses dans les deux films. Cela dit, les deux films peuvent dire quelque chose sur ma place peut-être, sur ma manière de faire lien, ce côté « passeuse » : j’accompagne des morts, j’accompagne quelqu’un de l’enfance à l’âge adulte. Oui, quelque chose de cet ordre-là si l’on veut.

Mais il n’y avait pas du tout une volonté de réaliser Soy libre différemment de Dans l’œil du chien? Éventuellement, l’expérience du premier film n’a t-elle pas engendré un retour d’expérience justement, en vous disant que vous alliez éviter ceci, faire différemment cela, etc.?

Ils ont été tournés en même temps. La grande différence c’est que le premier, je ne l’ai jamais écrit, je n’ai pas écrit de « scénario » pour les dossiers que l’on dépose en commissions, je n’ai d’ailleurs pas demandé de financement. Il n’y avait pas d’enjeu à faire Dans l’œil du chien : soit le film existait ; soit il n’existait pas. Il allait s’arrêter dès que ma grand-mère serait morte, donc je n’avais pas à lui prouver que j’étais capable de le faire, elle ne l’aurait jamais su. En revanche, pour Soy libre, si film il y avait pour de vrai avec mon frère, il a toujours été question que je l’écrive, que je tente de le faire exister sur grand écran, ce qui impliquait qu’il soit financé, qu’une chaîne l’achète, il y avait quelque chose de très logique – donc de très écrit. Non, ce que le premier film m’a permis, je le regrette énormément, même si ça sert Soy libre : quand j’arrive à Lima et que je tourne ce plan où j’apparais à l’image, j’ai en tête Dans l’œil du chien : donc je m’autorise à faire ce plan alors que, derrière, j’ai passé des semaines à vouloir le faire disparaître du montage. Jusqu’à accepter qu’il soit la nourriture nécessaire du film. Et puis, ils ont un plan en commun, c’est vrai.

Pourquoi, selon vous, les cinéastes qui puisent la matière de leurs films dans leur propre famille le font-ils ? En général, et pour vous ?

Ceux qui font du cinéma à partir de leur famille y trouvent leur terreau. Me concernant, c’est difficile à comprendre. Peut-être quand les formes affectives sont difformes ? Pour leur redonner une forme acceptable ? Moi, en l’occurrence, j’ai filmé les personnes que j’aimais vraiment, davantage que leur rôle familial m’y autorisait. J’aimais ma grand-mère plus fort qu’on aimait une grand-mère, j’aimais mon frère plus fort qu’on aime un frère. Oui, il était sans doute question pour moi de rétablir une forme affective. Mais je pose cela à la forme interrogative, ça m’amuse d’y répondre mais je ne suis pas sûre que la réponse en elle-même m’intéresse. Ma manière d’aimer, à coup sûr, a nourri mes films puisque ceux que j’ai filmés m’ont rendu de l’amour en retour, ont permis d’imprégner mes films de cet amour-là. Et il en fallait. C’est sans doute la seule chose qui m’intéresse vraiment, qu’il y ait eu autant d’implication. Pour des raisons différentes : ma grand-mère s’est impliquée alors qu’elle n’avait pas besoin de raconter quoi que ce soit. Mon frère, lui, avait un récit à livrer.

Votre cinéma – en tout cas, ces deux films de famille – a t-il été influencé par des films bien précis ?

Alors, si c’est le cas, c’est après coup car mes films sont déjà amorcés quand je vais trouver de la légitimité dans ceux des autres. Et j’ai bizarrement plus dû aller trouver ensuite de références concernant Dans l’œil du chien, alors que pour Soy libre, comme je l’ai davantage écrit et qu’il a été validé par des commissions, je n’avais pas forcément besoin de citer d’autres films. Mais pour le premier, je me souviens avoir été chercher Nick’s movie de Wim Wenders (1979), sur la maladie de Nicholas Ray. Ou les films de Naomi Kawase. Ou alors je me suis nourrie de « l’autorisation » d’être dans l’étrange des corps que l’on voit dans les films de Lynch, d’accepter d’être âpre et abrupte, de me dire : « mon personnage, il sera comme ça, un point c’est tout », sans pour autant en faire quelque chose d’extraordinaire non plus, c’est juste un état de fait. Mais mes films sont presque finis quand j’en appelle à ces références. Disons que pour Dans l’œil du chien, je me suis davantage autorisée à être dans l’intime. Soy libre a eu plus rapidement vocation à être considéré comme « film à sujet », par les premiers lecteurs en tout cas : plus film de société, film sur les jeunes, sur la banlieue, etc. Quand je m’en suis rendue compte, j’ai d’ailleurs pris conscience qu’il s’agissait aussi de cela, qu’il avait aussi cette dimension-là, que c’était cela dont mon frère souffrait, que c’était en cela que j’allais devoir défendre mon personnage car c’était mon frère. Je pense aussi à Carré 35 d’Eric Caravaca (2017). Il y aussi Eustache qui a filmé sa grand-mère (Odette Robert en 1980 dans sa version courte, film renommé Numéro zéro en version longue à sa sortie cinéma en 2003). Mais en fait, je reconnais plus Arnaud de Soy libre dans la grand-mère d’Eustache que ma grand-mère elle-même car celle d’Eustache a l’art de savoir se raconter, cet art que tout le monde n’a pas, alors que ma grand-mère m’ennuyait quand elle me racontait des histoires. Ce qui m’intéressait vraiment, c’était sa manière de me mentir si mal, ce qui est tout de suite décelable au cinéma. Alors que quand la grand-mère d’Eustache te raconte une histoire, tu es dans le présent de cette histoire, tu vis et visualises ce qu’elle relate ; quand elle évoque quelqu’un, tu as presque l’impression de sentir son vêtement. Et je trouve qu’Arnaud, il a de ça quand il raconte son enfance. J’avais beau connaître ce qu’il avait vécu, j’étais toujours en train de vivre au présent tout ce qu’il me racontait.

Vous avez commencé à filmer Arnaud, votre frère, alors qu’il était adolescent et le film se termine quand il devient adulte, nouvellement père qui plus est. C’est un film sur le temps long : est-ce que cet étalement du récit, vous y avez pensé de bonne heure ou en cours de route ?

J’avais conscience que le documentaire, avec son matériel qu’est le réel, nécessitait du temps mais je ne pensais pas que cela en prendrait autant. Je mesurais cette nécessité mais c’était une épreuve de devoir la vivre. Il y a eu de nombreux moments dans l’élaboration de Soy libre, à son écriture, à son montage, qui étaient du labeur – mais du plaisir aussi. Arriver à ce qu’une vraie trajectoire existe prenait tellement de temps que c’était le plus difficile, mais il faut persévérer, il faut y croire. S’il n’y avait pas eu des commissions d’aide, ça a beau être mon frère que j’aime de tout cœur, je ne sais pas si j’aurais été jusqu’au bout. Entre le moment où j’ai imaginé ce film sur grand écran et ce qu’est Soy libre aujourd’hui, il y a eu des temps difficiles.

Et comment vous avez réussi à comprendre quelle fin convenait le mieux au film? 

C’est le cinéma qui me l’a appris, surtout en voyant le film Gigi, Monicaet Bianca de Yasmina Abdellaoui et Benoît Dervaux (1996), qui se passe à Bucarest et qui suit des adolescents qui vont devenir parents. Je suis assez dingue du travail de la monteuse qui s’appelle Marie-Hélène Dozo, qui a un rapport au temps que je trouve assez exceptionnel. On a beau s’attacher très fort à ces personnages, un jour c’est eux qui disent stop. Maintenant que le film est fini, je me l’invente peut-être a posteriori, je savais que la scène où il allait m’envoyer balader allait arriver – et peut-être que je l’ai cherchée un petit peu.

Les indications temporelles, les marqueurs de temps ne sont jamais clairement montrés, on ne sait jamais bien combien de temps s’est écoulé entre deux séquences : vous semblez avoir délibérément brouillé les ellipses temporelles ?

Dans Soy libre, les ellipses temporelles vont de pair avec le voyage, avec la géographie, en fait. En faisant le film, je savais que j’allais mettre 15 ans dans une boîte d’1h20, je voulais d’ailleurs qu’il ait cette durée-là, et mon plus grand souci n’était pas tant la temporalité que la géographie. Il y a bien sûr des marqueurs de temps dans les coupes de cheveux, dans le corps vieillissant, ce sont des moments chapitrés qui semblent marcher très bien, très vite, et qui sont acceptés aisément par les spectateurs sans indications très nettes. Ce qui a donné du poids au film, ce qui permet de mieux mesurer l’ampleur du mouvement d’Arnaud, ce sont ces images de 2005, alors que j’ai mis du temps avant de leur trouver une place dans le film. Oui, c’est très tardivement qu’elles ont réussi à intégrer le montage. Ce prologue qui se passe sous un porche puis en scooter, c’est venu alourdir le temps qui passe du début du film jusqu’à la fin. Le vrai souci, oui, est arrivé par les multiples déplacements, les allers-retours : comme je ne voulais pas mettre de panneaux à l’image du genre « Marseille, 2012 », il a fallu donner quelques marqueurs via les mots prononcés ou les discussions. Une première séance de visionnage m’a permis de comprendre que les spectateurs ne pouvaient pas passer leur temps à se demander où avaient été tournées les scènes qui se succédaient, qu’il fallait donc trouver des moyens de créer des repères pour éviter que ça ne nuise au récit. J’ai même a contrario parfois enlevé des indications sur la géographie car moins on en met et moins on se pose de questions. Même si je me rends compte malgré tout qu’en salles, après les projections, il y a encore quelques questions sur ce « brouillage » du temps et des voyages. Pour Dans l’œil du chien, cette problématique s’est posée très différemment car, malgré un tournage qui s’est étalé sur plusieurs années, on avait l’impression dans ce huis clos que le temps ne passait pas, que rien ne bougeait ! C’est là que j’ai compris que dans un montage, il faut parfois inclure des moments de rituels où l’on voit les personnages manger, se coucher, puis se lever, etc. Mais bon, j’avoue que si je le pouvais, je préférerais me passer de toute cette « nécessité » et livrer mes séquences telles quelles.

Votre frère, votre personnage et modèle dans ce portrait donc, semble avoir participé au tournage en se filmant tout seul quand vous n’étiez pas avec lui. Ce serait donc une sorte de coopération artistique, ce film?

Oui, et ce dès le premier moment où j’ai été le voir pour le filmer. Moi, ce que j’ai trouvé dans le cinéma, et ça ne fait pas seulement référence au documentaire, c’est que ça permet d’avoir un rapport au vivant. Du coup à ma vie, à ma manière de la percevoir aussi. De l’envisager, de la rêver, de l’inventer. Et ça, j’avais envie de le partager avec mon petit frère. Et donc je nous ai inventés, à partir de 2005, en train de faire du cinéma ensemble. Même si je n’avais pas encore défini à quel endroit ni vraiment comment ça se ferait, l’idée c’était de faire un film ensemble, oui. Il se trouve que nos places respectives se sont bien trouvées : Arnaud avait envie de raconter quelque chose aux spectateurs et moi j’avais envie de raconter son histoire. On ne savait pas si on arriverait à faire un film, encore moins un bon film, mais il était question au moins de comprendre la pratique du cinéma. Arnaud, jusque très tard, il a regardé tous les rushs. Il a même relu une fois le dossier, et ça c’était une erreur de ma part car j’ai compris alors qu’on ne pouvait pas tout partager non plus. Par contre, je savais qu’il fallait que je fasse le montage sans lui, seule, car là comme dans l’écriture, il fallait retrouver mon regard sur cette histoire. Ce n’est pas évident de se raconter, il y a une problématique de la véracité, quel élément est plus important qu’un autre ? Alors que pour moi ce n’est pas tant ce qui est vrai qui est important, c’est ce que le personnage va véhiculer comme émotion.

Vous incluez aussi à l’image des dessins réalisés par votre frère. Il se trouve donc que ce dernier aime dessiner, c’est donc un aspect important pour comprendre qui est Arnaud. Comment vous avez intégré cette facette créative ?

Dès l’écriture, avant même qu’on soit de jeunes adultes avec des activités qui nous définissaient, le dessin était là, dans le projet du film. Ce que savait faire Arnaud avec le dessin m’a toujours impressionnée. J’ai toujours voulu montrer cela de lui. Cela permet de montrer quel regard il pose sur la vie, ce qu’il regarde, lui, à quoi il donne de l’importance. Moi ça passe par le cadre de la caméra, lui ça passe par les tableaux. C’est aussi une manière de raconter qu’il y a quelque chose qui précède le film. Je pense que ça empêche le spectateur de se dire que c’est par le film seul qu’Arnaud a fait exister son talent, ou sa créativité. Le film a été un projet commun, et je veux croire que si j’avais fait un autre métier, on aurait trouvé un autre projet commun. Le principe du film, c’est qu’il est possible de raconter cette histoire, mais celui qui a vraiment parcouru ce chemin-là, cette trajectoire, c’est lui. Notamment avec sa capacité à inventer sa vie, à poser un regard sur son histoire, à l’interroger, à s’inventer autrement. Le dessin de la fin du film, je lui ai certes demandé de le dessiner, mais il l’avait sans doute déjà dans la tête. C’était une manière de me raconter ce vers quoi on allait, alors qu’on était en 2014 à ce moment-là et qu’il n’était pas encore au Pérou, il n’était pas le jeune homme qu’il allait devenir en parcourant tous ces kilomètres. Donc il avait quand même une vision de la vie qu’il avait envie de mener.

Soy libre donne à certains moments des explications sur la vie délinquante de votre frère, ou plutôt sa difficulté à suivre une voie disons uniquement « honnête », « dans les clous », « normalisée », insérée au regard de la norme… On peut en relever au moins trois : une mère violente, un père démissionnaire et l’influence du quartier où Arnaud a grandi, où il a souvent eu à subir avec ses copains étrangers des contrôles d’identité de la part de la police. Comment vous avez pensé et inclus ces informations explicatives, ces déterminismes ?

Oui, Arnaud explique qu’il a subi des contrôles de police, comme les étrangers. Ce n’est pas parce qu’il était noir, arabe ou gitan, c’est parce qu’il était pauvre, comme eux, comme tous ceux qui vivaient autour de lui. Ce n’est pas une question d’origine mais une question de classe sociale, c’est ça qu’il raconte. En cité, si t’es jeune, si t’as des Lacoste aux pieds, t’es contrôlé de toute façon. Les violences policières, il les a vécues comme ses copains, en tant que pauvre, c’était son milieu. Il n’a pas fait qu’être spectateur de la violence, il l’a vécue aussi. On parle d’un gamin, au-delà de la violence parentale, qui a été en foyer, en famille d’accueil : c’est une violence sociale et sociétale. Quand une famille démissionne, qu’est-ce qu’on fait des enfants ? Souvent, il ne reste pas grand-chose. Le secteur de la petite enfance, l’ex-DDASS, c’est nul, nul. En tout cas, ces informations, l’idée c’était, assez vite, au début, de les donner aux spectateurs, quand il est face caméra et raconte sa jeunesse. Cela permet de venir égrener ce qui va suivre, en terme narratif, à savoir la rencontre avec la grand-mère puis à la toute fin comment il va inventer lui-même sa filiation, comment il va devenir père alors qu’il n’a pas eu de père lui-même. Ce moment où il parle de ses problèmes de jeunesse illustre aussi, je l’ai dit plus haut, combien il possède l’art de se raconter, qualité qui lui est propre et que j’aime laisser se déployer. Mais je pense que le « pourquoi » ne m’a jamais intéressée. Quand il va énoncer ensuite la question de son traitement en France « comme un étranger », pour reprendre ses mots, il ne suffit que d’une phrase et on comprend : « Je quitte la France car je ne trouverai rien ici qui viendra m’aider à dépasser des choses, je serai toujours jugé en permanence, accablé par ce que je suis, donc je quitte le territoire », tout cela dit en quelques mots, et rien d’autre. Il faut quelques ingrédients pour comprendre la question de la trajectoire, comme un minimum de point de départ, mais pas davantage.

Comment avez-vous trouvé votre place dans le film au montage ? Vous êtes là, mais plutôt discrète. Vous avez enlevé des traces de votre présence ou alors vous avez été tentée de montrer davantage votre point de vue avec les outils habituels du cinéma (voix-off, davantage d’interactions, etc.) ?

Alors, là non, ces outils comme le commentaire sont pour moi plutôt des outils « d’anti-cinéma ». C’est ma simple opinion. Je n’ai jamais voulu de voix-off comme je n’ai jamais voulu de panneaux avec les dates et les lieux. Je ne fais pas de cinéma à la première personne, même s’il y a de très bons films à la première personne. Mis à part le moment où je suis dans la chambre d’hôtel et où je parle seule (et encore je parle à un répondeur), je suis très peu présente. Je suis narratrice, mais donner mon point de vue ne m’intéressait pas. Je n’avais pas vocation à raconter cette histoire qu’à travers mon regard. C’est le lien frère-sœur qu’il a fallu construire, et il est venu assez tardivement. J’ai mis du temps à l’assumer car ma première tendance était plutôt d’effacer ma présence. C’est vraiment en trouvant la fin, avec un équilibre de dialogue, qu’il a fallu faire naître notre relation en début de film. C’était même les derniers réajustements du montage. Il a fallu construire le personnage de la sœur pour illuminer son personnage à lui car avant, il était trop seul dans un rapport démonstratif. Ça amène plus vite l’empathie du spectateur à son égard.

Comme la période où vous avez filmé Arnaud correspond à sa vie de jeune homme, à savoir une vie en évolution, une existence en construction, et non à une vie disons déjà établie, ou construite, comme pouvait l’être celle d’une femme âgée comme votre grand-mère, en quoi le fait d’être le sujet d’un film documentaire a-t-il pu influencer la réalité d’Arnaud ? En quoi ça a pu influencer sa vie qu’il y avair un film qui se faisait sur lui ?

Je crois que c’est de l’ordre du courage, de la persévérance, d’avoir cette fougue d’inventer autre chose. De dépasser quelque chose. De se dépasser, de dépasser une situation difficile. D’inventer. Le fait de pouvoir se représenter, que ce soit dans une histoire passée ou dans une histoire désirée, à venir, permet d’élaborer, de mettre des choses en action pour y arriver. Et pour ça, il faut s’inventer. Et puis d’être regardé à un endroit, et se regarder soi et de savoir qu’il y a quelqu’un d’autre de l’autre côté du miroir. Après ce sont des questions délicates, c’est une évaluation a posteriori. Et moi, je ne trouve pas la légitimité de parler à sa place. Je me suis autorisée à inventer un personnage, à déformer la réalité pour me faire rentrer dans un film, mais répondre à des questions qui, finalement, appartiennent à la vraie vie, c’est difficile. Je n’ai sincèrement pas la réponse à ce qu’a apporté à Arnaud le fait d’étre ainsi filmé plusieurs années. Mais bien sûr le cinéma documentaire a forcément un impact quand on filme des personnes réelles. Ça modifie des trajectoires, des formes. Le regard de l’autre – ou son absence de regard – a de l’influence sur soi, sur le regard que l’on a de soi. Comme lorsque l’on commente l’action d’un enfant : si on lui dit que c’est formidable, il aura la conscience que c’est formidable la prochaine fois qu’il l’accomplira, et au contraire si on lui dit que c’est monstrueux, il aura la conscience du monstrueux. Alors si on imagine qu’il y a un enfant dans chaque adulte, aucun regard n’est jamais vraiment neutre finalement. Le cinéma c’est une loupe, c’est avoir conscience qu’à travers l’objectif de la caméra il y aura un jour un écran énorme pour projeter son image. C’est comme un tour de magie, l’idée c’est de magnifier la vie, en positif ou en négatif.

Est-ce que vous cherchez à provoquer ou à susciter des réactions en faisant du cinéma ? Ou est-ce que ces réactions, vous les considérez plutôt comme des effets secondaires sur lesquels vous n’avez aucune prise, que vous n’avez pas volontairement provoquées mais qui arrivent et qui appartiennent plutôt aux spectateurs qu’à vous-même ?

Je crois que c’est de l’ordre de l’émotion. De l’émotion avec plein de facettes. Je fonctionne séquence par séquence de manière très simple – séquences qui peuvent être basées sur de l’attraction ou de la répulsion, du physique ou de l’intellectuel. Généralement, quand il y a du texte, il y a matière à intellectualiser mais l’effet que ça me fait… Enfin, moi, il se trouve que je ne regarde pas autant de documentaires que d’autres formes de cinéma. Je suis en tout cas une grande amoureuse de la salle de cinéma, c’est de l’ordre du physique. S’attacher à un personnage et ne pas savoir pourquoi, alors qu’il y a bien sûr des ficelles ou des recettes de cinéma, c’est ce que j’aime dans le cinéma. Cela me rappelle quand j’ai vu A bout de souffle (Godard, 1960) et qu’en sortant j’avais l’impression de marcher comme Jean Seberg, c’est un « truc » physique qui vient s’emparer de nous. Je fais dans mes films des choses basiques : faire sonner le téléphone pour que le chien hurle et pour avoir mal aux oreilles ; faire brûler un feu devant une maison parce que j’ai envie de faire brûler la maison puis faire durer le plan pour le laisser nettoyer les lieux. Néanmoins dans Soy libre, c’est plus compliqué, Arnaud a des choses à défendre, je ne fais pas ce que je veux de son personnage, il se défend, oui. [Laure Portier réfléchit plus longuement] Dans Soy libre, il y a quelque chose de l’attachement, quelque chose comme d’aimer l’autre, comme d’éprouver son corps, moi à porter la caméra et lui à marcher de son pas cadencé, avec sa manière de bouger les épaules, tout cela sans texte, sans parole. Oui, si je souhaite susciter quelque chose avec mes films, c’est de l’émotion mais que ce soit le corps qui la vive.

Entretien réalisé par Benjamin Genissel
Le 14 février 2022

 

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