« Trio » est un très joli film signé Ana Dumitrescu qui arrive dans les salle françaises ce 16 septembre. La réalisatrice y dresse le portrait d’un homme, Gheorghe, de sa femme, Sorino, et de son cher violon. Dans une esthétique douce et enveloppante, on plonge dans le quotidien de cette famille tsigane où la musique est reine. Entretien avec la réalisatrice.

Le Blog documentaire : On apprend à la fin du film sa raison d’être : une musique, et une rencontre dans un tunnel… Quel était votre intuition ? Que cherchiez-vous à raconter ?…

Ana Dumitrescu : Trio est effectivement le film d’une rencontre. Tout d’abord avec une musique, puis avec la personne qui l’interprète, et de fil en aiguille avec l’intégralité de son univers. L’idée de départ était de commencer le film par sa fin actuelle, et même de dérouler une partie de l’action dans cet endroit. De rencontre en rencontre avec Gheorghe, j’ai modifié la trame narrative et j’ai développé mon scénario pour y inclure son épouse, sa famille, son quotidien. Les choses se sont mises en place naturellement, comme une sorte d’évidence.

J’ai donc développé mon scénario en observant le réel. La période de repérage a été assez longue et nous avons quasiment passé neuf mois ensemble, sans tourner, juste en phase d’observation. J’ai tourné le film comme une fiction, c’est-à-dire que j’ai filmé sur une période de plusieurs jours successifs, à la différence de mes autres documentaires. C’est cela qui donne une unité au film.

 

Dans votre film, il est beaucoup question de famille, et de transmission. Transmission de la musique, mais aussi transmission de valeurs… C’est aussi une Histoire de la Roumanie que vous aviez envie d’esquisser, avec des allusions à « l’héritage » de Ceausescu ?… 

Les repérages m’ont permis de mieux appréhender Gheorghe, son couple, sa famille. Le film a un aspect très politique, au-delà du côté évident de la poésie. J’ai fait le choix de parler du communisme et de la nostalgie de ce dernier car c’est une réalité. En Roumanie, après la chute du communisme, beaucoup de personnes ont pâti du libéralisme et une partie de la population est dans cette nostalgie. Toutefois, il y a des nuances qui sont apportées, entre autres avec l’histoire du concours de l’agence artistique qui a échangé les noms des gagnants, où on voit apparaître la corruption du régime. Cette nostalgie est également due au fait que les Roms sont fortement discriminés. La Roumanie porte un lourd passé d’esclavagisme avec la communauté rom et on peut apparenter cela à la situation des Etats-Unis. L’esclavage a été aboli en 1848. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les Roms ont pu prospérer, créer des richesses et avoir un bon train de vie. Pendant la guerre, ils ont été dépossédés de leurs richesses en envoyé mourir en Transnistrie. Le régime communiste a rétabli une égalité entre les citoyens et tout a chuté en 1990 où l’on est revenu vers la discrimination des Roms. On voit donc que l’Histoire est loin d’avoir encore apporté de l’apaisement.

J’ai donc essayé de montrer dans ce film plusieurs aspects : celui d’un musicien dont la musique m’a séduite, l’héritage familial qui est un bien précieux de la communauté rom, la politique d’un pays peu connu en France mais qui est loin d’être au beau fixe dans la mémoire de ses habitants. C’est donc une approche multiple, complexe, que j’ai fait passer en musique au rythme des accords du violon de Gheorghe.

Le récit est essentiellement porté par des récits en voix-off sur lesquels sont posés des images (à moins que ce soit l’inverse..) tournées en slow motion. Vous vous êtes aussi appuyée sur le son pour créer une impression de « direct »… 

En même temps que le scénario, j’ai travaillé sur l’écriture visuelle. Je souhaitais me détacher du format classique à base d’interviews. Après des tests caméra, j’ai choisi le pari risqué de tourner le film en slow motion et de dissocier le son, qui a été pris séparément en prise externe par mon ingénieur son, Jonathan Boissay. Je lui ai demandé de prendre toutes les discussions qui avaient lieu pendant le tournage. Une partie du son a été prise lors d’une longue interview de Gheorghe et d’une longue interview, séparément, de Sorina, son épouse. J’ai couplé au montage les dialogues des discussions avec les réponses aux interviews.

Pourquoi avez-vous choisi le noir et blanc pour votre film ? C’est beau, très esthétique… C’était une manière pour vous de montrer à quel point vous estimez vos personnages ?

Je ne suis pas à mon premier film en noir et blanc. Sur cinq longs-métrages, trois sont en noir et blanc. Tous pour des raisons différentes par ailleurs. J’ai toujours affectionné le noir et blanc, même à l’époque où j’étais photojournaliste. D’ailleurs, le noir et blanc est commun en photo et je suis étonnée de voir qu’il reste encore si rare au cinéma.

Pour revenir à Trio, j’ai opté pour ce noir et blanc malgré de jolies couleurs initiales, car je n’ai pas voulu intervenir dans les éléments du cadre du film. Or, j’ai pu constater une prédominance de marques dans le paysage urbain, voire au domicile de Gheorge et Sorina. C’est une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas que l’oeil soit attiré par des éléments parasites. D’ailleurs c’est une des raisons pour laquelle beaucoup de photographes utilisent également le noir et blanc. En éliminant la couleur, nous orientons le regard, nous allons vers l’essentiel, sans parasitage.

Les personnages savaient-ils qu’ils allaient apparaître ainsi dans votre film ?

Les personnages n’ont pas eu droit de regard et n’étaient pas au courant de l’ensemble des dispositifs imaginés. La seule contrainte, c’est que je leur demandais parfois des moments de silences – et Sorina est d’un naturel très bavard… D’ailleurs, je leur ai montré le film une fois fini et ils ont beaucoup aimé.

Pour tous mes films, j’ai demandé à mes protagonistes de me donner carte blanche. C’est une raison indispensable pour faire un film, à mon sens. La relation de confiance est indispensable. Personnellement, je ne pourrais pas travailler avec des protagonistes qui interviennent dans la réalisation. Je n’ai eu aucun problème avec aucun de mes protagonistes, ils se sont tous retrouvés dans mon regard. C’est un vrai échange, une relation basée sur l’altérité mutuelle.

C’est vous qui filmez et qui montez. Comment y voir clair en salle de montage ? Comment garder la « bonne distance » avec les émotions du tournage ?

Le travail d’écriture avait été préparé en amont et le tournage s’est déroulé en mode fiction, la seule inconnue qui restait au montage était donc de trouver la bonne rythmique. En effet, chaque plan a une vitesse différente même si cela est imperceptible à l’oeil. Ce n’est donc pas un slow motion uniforme. J’ai adapté la rythmique plan par plan, certains étant quasiment en vitesse normale. J’ai remonté deux fois intégralement le film avant de trouver le bon rythme qui cadrait à la narration.

Par ailleurs, j’ai monté seule tous mes films, à l’exception du premier, Khaos. Je peux d’ailleurs facilement monter pour d’autres personnes. Je viens de monter un court-métrage d’animation d’une amie dernièrement.

Certaines séances en salles proposeront un de vos courts-métrages en première partie, La chaise verte, un chat sur un trapèze et autres histoires ordinaires. Quel lien faites-vous entre les deux films ?…

La chaise verte, un chat sur un trapèze et autres histoires extraordinaires est un court métrage issu de repérages que j’ai faits pour un long métrage qui n’a pas vu le jour. Ce sont deux films qui sont très complémentaires car ils parlent d’art et de culture roms. Le distributeur a donc naturellement proposé de les coupler lors de la sortie.

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