Nouvelles écritures, nouveaux formats, nouveaux champs des possibles créatifs, les récits documentaires interactifs (que l’on résumera sous le terme « webdocumentaire ») redéfinissent la relation de l’auteur à son public.

Le Blog documentaire s’intéresse ici à l’interactivité, élément au cœur de la réflexion artistique de l’auteur. Est-elle toujours nécessaire ? En quoi doit-elle servir une vision artistique ? Pour beaucoup d’acteurs du webdocumentaire, l’interactivité à tout prix n’aurait pas beaucoup de sens. État des lieux et tentative de réponses. 

Webdocumentaire : L’interactivité en question

Selon Michel Reilhac, directeur d’Arte France Cinéma, l’interactivité « est un état d’esprit, une manière de revenir à une époque où le récit était géré, mené, vécu par les communautés entières et dans lesquelles il n’était pas « pris en otage » par des professionnels »[1]. En creux, l’interactivité pose la question de l’engagement du spectateur dans le récit et, partant, de la frontière entre passivité et activité.

Le webdocumentaire développe de nouvelles écritures et place l’internaute au cœur de son dispositif narratif. En reformulant les codes narratifs (délinéarisation du récit, participation du public), en empruntant les règles du jeu vidéo pour proposer une expérience novatrice à l’internaute, l’auteur transforme le spectateur en « spectacteur ».

Dans quels buts ? Informer ? Divertir ? Susciter une prise de conscience, un engagement ? L’interactivité sert-elle simplement à retenir l’attention d’un internaute (qui ne pourrait rester plus de 30 secondes devant un contenu web) grâce aux codes de l’investigation et du jeu vidéo ? Cache-t-elle une redéfinition profonde de la relation de l’auteur à son public ? Finalement, est-elle indispensable ?

Il ne s’agira pas ici de décrire simplement les formes d’interactivité présentes dans les webdocumentaires mais de s’interroger sur le sens même de l’interaction au sein du couple auteur/spectacteur. La délinéarisation de la narration invite l’internaute à créer lui-même sa propre expérience, son propre chemin dans le récit. Passif devant un documentaire de télévision, le spectateur deviendrait alors actif devant un webdocumentaire. Mais comment le devient-il ? Et avec quels effets de sens et de réception ?

Pour David Dufresne, auteur du webdocumentaire Prison Valley [2], l’interactivité est un moyen de « créer un regard collectif ».[3] Objet artistique à part entière, la plateforme interactive procure à l’internaute un sentiment de liberté qui peut être grisant. Il peut engager la discussion avec d’autres internautes à travers des forums, sélectionner les contenus qu’il veut approfondir et passer ceux qui l’ennuient, réagir en laissant des commentaires, partager un élément de l’histoire sur les réseaux sociaux…

Ainsi, ces nouvelles formes d’écritures interactives, informatives et documentaires, promettent d’éveiller un nouveau regard en donnant à voir des sujets parfois difficiles d’accès. Mais l’intérêt de l’interactivité réside également dans la redéfinition de la relation de l’auteur à son public et du public à lui-même.

Dans Voyage au bout du charbon [4], l’internaute devient le personnage principal de l’action dès le début du récit : « Vous êtes journaliste indépendant. Vous avez décidé de mener une grande enquête en Chine sur les conditions de travail des ouvriers qui chaque jour recommencent le “miracle chinois”» (cf. entretien avec Samuel Bollendorff du 14 mars 2012). Sur le même modèle, l’enquête interactive de Laëtitia Moreau Le challenge, le procès du pétrole en Amazonie [5] annonce également le rôle de l’internaute dès le début de l’enquête : « Vous êtes journaliste indépendant. Vous venez d’arriver à Quito, capitale de l’Équateur. Après plusieurs demandes d’interview, Chevron vous communique sa position officielle » (cf. entretien avec Laëtitia Moreau du 21 décembre 2011) . L’internaute choisit les interlocuteurs qu’il souhaite interviewer. Son carnet de notes en permanence avec lui, il peut décider de consulter des documents, des images, des vidéos complémentaires pour enrichir son enquête.

Dans les deux cas, l’internaute doit s’engager dans une investigation journalistique, entrer dans un processus de décision et de réflexion qui redéfinit en profondeur son rapport à l’information. Pour entrer dans le récit, l’internaute doit accepter de devenir ce journaliste fictif. Partant, il adhère à un contrat narratif qui lui impose ce statut précis. S’il refuse ce contrat, il n’a d’autres solutions que de quitter ce programme, dont le thème pouvait néanmoins l’intéresser. Il y a là une limite importante non négligeable. Ce frein narratif est sans doute propre au webdocumentaire-enquête et, si cette limite n’est pas (encore) idéologique, elle met à mal la notion même d’interactivité dans la mesure où elle impose une position, et un chemin à l’internaute. Il est intéressant de remarquer que ces deux webdocumentaires sont développés grâce au logiciel Klynt, conçu par le studio Honkytonk (cf. entretien avec Arnaud Dressen du 25 janvier 2012). Certes, Klynt permet de créer des narrations plurimedia interactives mais on peut se demander dans quelle mesure le format n’enferme-t-il pas le sujet du récit dans un modèle d’architecture narrative programmé…

L’interactivité est donc plus ou moins présente et utile selon les webdocumentaires. Pour leurs Brèves de trottoir [6], Olivier Lambert et Thomas Salva affirment qu’ils n’ont pas cherché à faire de l’interactivité pour faire de l’interactivité.  Selon eux, chaque sujet mérite un traitement différent. Si l’interactivité fait partie des caractères du webdocumentaire, son usage doit s’adapter au sujet traité. (cf. entretien avec O. Lambert et T. Salva du 6 février 2012).

Dans un genre intermédiaire, le webdocumentaire interactif canadien Le bruit des mots [7] semble mieux définir la spécificité de la narration web : une déambulation à travers des lieux, des portraits de lycéens, des histoires de vie, de poésie, de slam. La navigation est libre, à la frontière du linéaire et du déconstruit. Le webdocumentaire tient plus de la création artistique que du journalisme d’information à l’image de « l’arbre à mots », une création en soi qui ne produit pas de sens mais qui symbolise parfaitement les multiples possibilités créatives offertes par l’outil web.

La thèse énoncée jusqu’ici rejoint celle proposée par Antoine Viviani, auteur de INSITU, documentaire poétique interactif sur l’espace urbain : le degré d’interactivité doit dépendre du sujet. (cf. entretien multimedia publié sur le site le 12 décembre 2011). Le webdocumentaire doit proposer de nouvelles formes d’expression créatives grâce à tous les outils du web et du langage cinématographique. Il faut éviter de revenir à « des formes archaïques héritées du CD-ROM avec une série de modules sans cohérence narrative ».

INSITU propose ainsi aux internautes d’enrichir la carte interactive grâce à leurs idées et leurs vidéos. Grâce à un partenariat avec Arte Créative, un appel à projets permet de proposer davantage de projets sur la carte interactive. Pour Antoine Viviani, l’intérêt d’un projet web créatif réside dans son espérance de vie. Alors que la durée de vie d’un film ou un documentaire ne se prolonge pas au-delà d’une diffusion en télévision ou en salle, celle d’une création web interactive s’allonge grâce aux internautes jusqu’à prendre une nouvelle forme, indépendante de son auteur.

La frontière entre cinéma documentaire, journalisme ou jeu vidéo reste floue, et le « webdocumentaire » emprunte des différents chemins pour expérimenter de nouvelles formes d’écritures narratives. Loin de nous l’idée de catégoriser ou d’enfermer cette nouvelle forme créative dans un carcan, il s’agit simplement de clarifier la notion d’interactivité. En outre, l’interactivité pour l’interactivité n’aurait pas vraiment de sens. Le sujet traité n’appelle pas nécessairement une grande interactivité, le regard de l’auteur joue un rôle essentiel dans la relation qu’il veut entretenir avec son public. Encore frileux face à ce genre de contenu difficile à catégoriser, l’internaute modifiera sans doute peu à peu son jugement sur ces nouvelles narrations interactives pour en explorer toute la force créative ; et ces nouveaux modes d’appréhension de la narration sauront à n’en point douter modifier à leur tour le regard du webspectacteur.

Sibel Ceylan


[1] Michel Reilhac « Palmarès Magazine n°4 », 20/04/2011.

[2] Prison Valley, de David Dufresne et Philippe Brault, produit par Upian et Arte.tv

[3] Propos de David Dufresne aux 8ème Rencontres Nationales Passeurs d’Images en décembre 2010

[4] Voyage au bout du charbon, un webdocumentaire de Samuel Bollendorf et Abel Ségrétin, produit par Honkytonk et diffusé sur leMonde.fr en 2008

[5] Le Challenge, le procès du pétrole en Amazonie, une enquête interactive de Laetita Moreau, produit par Wath’sUpFilm, HonkyTonk, Canal+ en 2009

[6] Brèves de trottoirs, de Olivier Lambert et Thomas Salva

[7] Le bruit des mots, de Catherine Terrien.

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  3. Di Quinzio Céiclia

    Très intéressant, nous nous rejoignons sur de nombreux points : http://www.journalismes.info/Marelle-l-ancetre-du-webdocumentaire_a3699.html

  4. une petite faute dans mon prénom dans le précédent message…
    merci

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