C’est la rentrée, et bientôt les vacances pour Le Blog documentaire (si, si !)… Mais avant de vous laisser un peu vaquer à vos occupations pendant quelques semaines, cette belle rencontre avec Peter Wintonick. Il y a là de quoi nourrir vos imaginaires, vos envies et vos projets pour quelques temps. C’est l’avant-dernier article de la « saison », alors profitez-en !…

Peter Wintoncik.

Il n’est pas tout à fait aisé de mettre la main sur Peter Wintonick. Producteur, réalisateur, écrivain, critique… L’homme aux multiples casquettes est peut-être même, pourquoi pas, un visionnaire de l’art documentaire. Installé à Montréal, il court régulièrement de festival en festival. Inarrêtable, il y est parfois jury, parfois simple spectateur, mais toujours agitateur d’idées nouvelles… Nous l’avons rencontré au Sunny Side 2012 de La Rochelle.

Ultraprésent lors de nombreuses séances de pitch, Peter Wintonick était aussi disponible en sa qualité d’« expert » pour conseiller auteurs et producteurs venus solliciter une entrevue avec lui. Ce que nous avons fait, pour sonder ses impressions générales sur l’état du documentaire – sous toutes ses formes – et sur les évolutions qui balaient aujourd’hui le secteur. Inutile de dire, pour qui le connaissent, que nous avons été servis. Une simple question, et Peter Wintonick part dans un long monologue. Petit à petit, toutes les problématiques que vous vous étiez proposé d’aborder tombent une à une. Il nous dresse un large panorama du secteur, et répond à toutes nos interrogations sans même les connaître – quand on vous dit qu’il a un petit côté visionnaire… Petit florilège de cette parole finalement assez rare, mais tellement nécessaire…

© Martin Lipman

Pour ceux qui ne le savent pas, Peter Wintonick, c’est 35 ans de carrière, des collaborations sur une centaine de films ou de projets transmedia, une très belle maison de production (EyeSteelFilm), et toujours cette fougue à vous désarçonner le plus moderne des modernes.

Fort de cette très précieuse expérience, et rompu aux aventures internationales, l’homme oscille régulièrement entre pessimisme et optimisme. Il a par exemple découvert cette année, non loin des quais de La Rochelle, une « meilleure énergie », et sent un peu moins de désespoir, ou en tout cas un peu plus d’entrain et de bonne humeur, notamment en ce qui concerne le financement des œuvres documentaires.

Il faut dire que depuis quelques temps souffle un vent nouveau venu d’Asie. Des cultures, des manières différentes de voir et de faire se rencontrent dans les couloirs de La Rochelle, et ça fourmille de projets et de bonnes intentions dans tous les coins. « Il y a presque de l’enthousiasme, note Peter Wintonick, mais dans le même temps, force est de constater que, parmi les différents services publics audiovisuels, qui ont cette responsabilité sociale – au-delà du simple documentaire – d’éducation et d’éveil des publics, on continue de rencontrer des responsables très conservateurs, avec peu d’imagination. Il y a comme un manque de courage qui me paraît regrettable ». Voilà pour le pessimisme – nous y reviendrons.

 Mais il reste un peu d’espoir. Espoir venant d’autres acteurs, par exemple des « producteurs à l’attitude presque visionnaire, notamment vis-à-vis du transmedia ». On en parle depuis de nombreuses années, mais aujourd’hui émergent enfin de bons exemples de projets novateurs, ou en tout cas prometteurs… Lesquels ? Peter Wintonick cite d’abord Gaza/Sderot, puis – comme une évidence – Prison Valley.

Il y a quelques années, il a d’ailleurs lui-même créé, avec quelques autres, une organisation, DocAgora, pour développer ces idées autour des nouvelles formes documentaires, des nouvelles plateformes de diffusion ou des nouvelles formes de financement. Sorte de think tank du documentaire qui intervient régulièrement dans les plus importants festivals comme l’IDFA, Hotdocs ou le Sunny Side of the Doc, c’est un lieu de réflexions dont on retrouve quelques réminiscences çà et là, dans certaines publications de qualité. Ce fut le cas dans le « Guide du webdoc » de Matthieu Lietaert, dans lequel Peter Wintonick évoque le futur des webdocs ; de la même manière se prépare un nouveau livre du côté du British Film Institute en Grande-Bretagne.

Peter Wintoncik au micro du Sunny Side 2012.

Peter Wintonick tente ainsi, en tous lieux et sur tous supports, de réfléchir à ce qui émerge, ou à ce qui n’existe pas encore, très conscient que nous quittons un Ancien monde pour construire quelque chose de nouveau. Et qui dit nouveaux objets, nouveaux concepts ou nouveaux usages, dit nouveau langage, ou en tout cas nouveau vocabulaire.

L’homme qui vient de produire le remarquable et très remarqué (à Sundance 2012 notamment) China Heavyweight a dénombré pas moins de 35 termes pour qualifier le pan nouveau de la création documentaire. Il y a bien sûr « webdoc » ou « transmedia », mais il y a aussi « programme interactif », « idoc », « Cyberdocs », « digidocs », « docugames », « mobiles docs »… « Et tous sont inadéquats, aucun ne convient. (…) L’exigence fondamentale, c’est de s’appuyer quand même sur la réalité. Mais cela devient même presque une illusion. Les documentaires linéaires n’ont plus beaucoup de rapport avec le réel. On y trouve parfois des faits, mais ils ont souvent à voir avec le mensonge et la fabrication. On peut ne pas être d’accord avec moi, mais c’est mon sentiment ».

Les yeux résolument tournés vers l’avenir, Peter Wintonick regrette un part de « l’héritage » du documentaire, qui joue aujourd’hui sans doute contre lui… Dans son viseur, cette ambition de vouloir absolument « éduquer ou apprendre quelque chose aux spectateurs ». Cessons de voir le documentaire comme un « message lancé par un messager »… Fuyons l’agitprop et les dogmes. Oublions ce mythe de l’auteur tout puissant et du « cinéaste éclairé levant son doigt divin en direction d’un public considéré [à tord, bien sûr] comme ignorant ou stupide ».

Alors, quel avenir pour le documentaire ? Et comment le nommer ? Là, l’inventivité de Peter Wintonick fabrique de nouveaux mots. « Docmedia » (plutôt que « transmedia »), « documotion », « faction » (pour « fact based fiction »), « Documocraty »… etc. On pourrait mettre ainsi le préfixe « doc » devant tous les mots du dictionnaire, explique t-il.

Sight and Sound

« Doc », parce que Peter Wintonick est viscéralement attaché à la part documentaire de la création. Pour preuve, quand le magazine Sight and Sound lui a demandé son « top 10 » des meilleurs films de tous les temps, il a refusé de choisir des œuvres de fiction : « Je considère que la fiction est la forme la plus élémentaire du documentaire. Vous allumez une caméra et vous enregistrez une performance – sans même parler des effets spéciaux… Georges Clooney qui joue devant un fond bleu ou vert, c’est peut-être le pire que l’imagination peut produire ».

Mais il ne s’est pas contenté de rejeter tous les films de fiction. Il a aussi tenté d’inclure dans sa liste le futur du documentaire. Pour ouvrir un peu la perspective, et les œillères… Le Doclab de l’IDFA a, par exemple, listé entre 200 ou 300 exemples de très bons webdocs ; il y a 5 ans, il n’y en avait qu’un ou deux…

« Le documentaire que j’ai donc mis en haut de ma liste est un film de Vertov, réalisé quelques années après L’homme à la caméra. C’est le premier film documentaire sonore en quelques sortes, basé sur des paroles d’ouvriers et de fermiers [Enthousiasme, la symphonie du Donbass](…) J’ai aussi réfléchi aux projets transmedias qui pourraient intégrer cette liste des meilleurs documentaires de tous les temps. Je pense par exemple à Prison Valley (tiens, tiens…). J’étais un peu sceptique au départ, mais c’est une belle expérience. Il y a beaucoup de niveaux d’information, de compréhension, de jeu. On peut participer, rejoindre des communautés, discuter du système juridique et carcéral des Etats-Unis… C’est simple et complexe à la fois, et le design est très beau, très élégant. C’est très prometteur pour la suite. »

Vous avez dit « cloudfunding » ?

Restent d’épineuses questions : le financement, la production, la diffusion. « Nous devons maintenant éduquer les diffuseurs linéaires des potentialités du web. Arte France, Arte Allemagne, la ZDF, l’ONF, PBS… En Finlande, en Grande-Bretagne… Il y en a qui financent le genre, mais d’autres sont toujours très conservateurs. Ils s’inscrivent dans une économie de la survie. Cela dit, la télévision connectée risque de les bousculer un peu… ».

Parfois savoureusement ironique, Peter Wintonick explique que le vieux système est en train de s’effondrer et que, pour une certaine part, nous n’en aurons peut-être plus besoin dans 5 ans. Il n’y a qu’à penser aux formes de financement participatif. « Pas besoin de s’appeler Michaël Moore, ou d’être connu », il existe des « méga niches » à explorer pour financer toutes les formes d’art (documentaire). D’autant que les smart TV pourraient permettre de mieux connecter les utilisateurs, de faire des dons et d’avoir des retours très rapides. L’avenir est devant nous ! « C’est ce que j’appelle de « cloudfunding », puisque que le « crowdunding » est déjà dépassé quelque part. Je pense qu’il y a de fantastiques possibilités de ce côté pour réinventer le documentaire vers le docmedia ou le transmedia. Réinventer son financement et sa distribution avec de nouvelles plateformes ».

Mais attention, le pessimisme n’est jamais loin … « Je pense que, vu l’état de la planète et du secteur, il nous reste 30 ans pour agir. C’est sans doute la dernière possibilité pour promouvoir et renforcer ce que j’appelle « l’art de l’information ». Cet art documentaire qui consiste à informer le public dans cette bataille pour la survie. C’est tout l’enjeu du docmedia pour le futur. »

Le principal problème, souligne à nouveau Peter Wintonick, c’est que « nous grandissons dans un état de codépendance avec l’ancien système ». Et d’en appeler à l’émergence de « Broad-band cast »« Le problème central reste celui de la propriété et de l’appétit des entreprises, même quand elles sont publiques. Elles n’ont pas pour objectif principal l’intérêt public ; elles sont obnubilées par le profit. Qui plus est, il y a seulement un tout petit nombre de responsables qui décident ; il n’y a pas de coopération. C’est une bataille dans laquelle nous devons construire des coalitions pour être créatifs – voire compétitifs, nous devons mettre en commun nos moyens de productions pour reprendre la main ».

Imaginer un autre système débarrassé du capital pour réinventer le monde ? « Ce sont des problèmes que les auteurs de docmedia doivent tenter de résoudre. C’est un défi pour le futur. Pourquoi réalisons-nous telle ou telle chose ? Avec quelle motivation ? Le plaisir est un élément, mais le but et la mission de tout documentaire, quelque soit sa forme, c’est de changer le monde ». Plus loin : « Illuminer les écrans, ça ne consiste pas à divertir et à hypnotiser les gens ».

Reste l’audience, qu’il faut attirer, en créant notamment des communautés. « C’est un problème général dans le monde très bruyant de l’information. Il faut se distinguer, être visible. Choisir l’art comme stimulation, et comme arme. Nous devons surmonter ces barrières dans la compétition à l’accès, et à la visibilité. »

Hacker le vieux monde

Nous abordons finalement ce « monde en crise » dans lequel nous baignons, et la chance que ce contexte peut paradoxalement représenter. Le besoin d’une nouvelle visibilité de l’art devient finalement criant dans les périodes de tumulte (social, économique, écologique). « Je pense que le Docmedia prend tout son sens dans un monde chaotique et chamboulé de toutes parts ».

Un nouveau problème émerge alors : la dépendance à la technologie. Sans le savoir ou presque, nous sommes tributaires de softwares, et soumis à des algotythmes. Dès lors, « hacker le système est sans doute la chose la plus créative et la plus progressive qu’on pourrait faire. Créer des applications documentaires, démocratiser les outils… Violer la loi pour changer les règles et le monde, avec le documentaire ».

Net regain d’optimisme : « La meilleur chose qui arrive avec le transmedia, c’est l’émergence d’une nouvelle génération vers le documentaire… Une génération qui rejette la publicité, la pop culture, et l’immense gâchis qu’on fait du monde. C’est un bon exemple de ce que peut générer une nouvelle pratique, plus large ».

Encore un peu plus loin : « On a l’habitude de dire que tout le monde est un filmeur aujourd’hui, et tout le monde pourra bientôt être un auteur de docmedia ou de transmedia parce que les outils se simplifient et se démocratisent. Je suis assez souvent pessimiste, mais c’est là notre dernière chance pour changer profondément le monde concret, et le monde du docmedia ».

Reviennent alors avec insistance les termes « Docutopia » ou « Documocracy »… « La démocratie s’effondre, la documocracy (ou la docmocracy) peut remplacer le vieux monde, et ses politiciens corrompus ».

Un bon exemple de cette ébullition créative se tient presque au bas de la rue de Peter Wintonick. Au Québec, à Montréal, on a vu chaque semaine 300.000 personnes défiler. Des étudiants, comme les prémisses d’une révolution – et, comme par hasard, les Québécois sont très en pointe sur la création web. Nous encensons l’ONF, et évoquons ensuite le courage des participants aux Printemps Arabes, qui ont finalement transcendé les frontières du Maghreb. « Il y a de nouveaux outils de mobilisation instantanés dans un contexte de malaise général, qu’il soit écologique, économique ou social. Il y a du mécontentement partout. Et ce mécontentement peut apporter le changement. Il s’agit de créer un nouveau système basé sur les communautés, les réseaux, et de nouvelles valeurs. De belles promesses, à n’en point douter Il s’agit encore de renverser le Vieux monde. Difficile, mais pas impossible… ».

 

Cédric Mal

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