Le Blog Documentaire poursuit sa série de rendez-vous avec les professionnels du webdocumentaire. Après Boris Razon de France Télévisions le mois dernier (à retrouver ici), nous avons rencontré Alexandre Brachet, l’emblématique meneur de projets à Upian qui, à côté du webdesign, s’est taillé une belle réputation de défricheurs du genre en proposant de nouvelles narrations et de nouveaux modes de diffusion et de production. L’entretien qui suit propose de faire le point sur les projets à venir d’Upian, mais aussi sur la philosophie qui anime Alexandre Brachet et son équipe sur leurs projets webdesign et corporate.

Alexandre Brachet

Le Blog documentaire : Quels sont les projets d’Upian en matière de webdocumentaires pour l’année 2011-2012 ?

Alexandre Brachet : Il faut tout d’abord savoir qu’Upian n’est pas uniquement une société de production de webdocumentaires. Le webdesign est notre premier métier et notre passion. Nous avons par exemple mis en place il y a quelques jours la deuxième version du site de Rue89. Je me sens très proche du travail qu’ils effectuent, il existe une réelle affinité, au-delà du partenariat économique. Nous travaillons aussi sur la sortie du nouveau site internet de Vogue.

Pour nous, la question que pose le webdesign (comment porter les valeurs d’un média en optimisant l’utilisation de l’interface pour l’internaute) contient, en elle-même, des passerelles permanentes avec le webdocumentaire. En termes de connaissance d’audience mais aussi sur la façon de produire des informations, la correspondance entre le métier de webdesigner et celui de producteur de webdocumentaires est quotidienne.

La question que pose le webdesign contient en elle-même des passerelles permanentes avec le webdocumentaire.

Pour l’année 2011-2012, nous portons plusieurs projets de webdocumentaires. Quelques surprises… qui resteront donc des surprises ! Et un gros projet, que nous développons avec l’équipe de Marianne Lévy-Leblond chez Arte.

Il s’agit d’un récit proposé par Miquel Dewever-Plana et Isabelle Fougère. Ce dernier, photographe de l’agence VU, a réalisé une enquête au Guatemala et nous fait découvrir des personnages dont nous allons tenter de retranscrire la confession. Le cœur de notre intention est de savoir comment donner forme à un témoignage sur Internet : c’est un travail sur des portraits, et aussi sur la façon dont nous pouvons raconter, par une écriture web, une histoire qui mette en valeur la force de la confession. C’est une histoire très forte et je resterai d’ailleurs discret sur les détails, notamment pour des raisons de sécurité des personnages qui sont impliqués dans ce programme.

Ce programme mélangera photos, vidéos et sons : il aura la forme d’un véritable objet web, à la frontière entre le film et le livre. Et avec une réflexion très avancée sur la distribution du programme. Arte a étoffé son département web, tout en gardant la volonté initiale de Joël Ronez, lorsqu’il y travaillait, de déporter les programmes sur différents supports. C’est un projet difficile à produire qui ne sera pas en ligne avant septembre 2012.


Quelles sont les autres activités connexes menées chez Upian ?

A côté du webdesign et du webdocumentaire, il existe une troisième voie : la narration corporate. Nous avons par exemple travaillé avec la SNCF sur un mélange de fiction et de documentaire pour raconter les coulisses de l’entreprise. D’autres projets sont en préparation dans ce domaine.

Je pense qu’il y a des projets fantastiques à mener avec les marques : on ne peut pas donner à ces programmes le nom de documentaires, mais je suis convaincu qu’il y a de belles choses à créer pour nous, et à faire passer en termes de message pour eux. Et puis, c’est loin d’être négligeable, c’est aussi dans ce champ qu’il y a du budget. Le projet autour de la SNCF a mobilisé des talents (comme Philippe Brault, photographe sur Prison Valley, à la lumière) et constitue une très belle porte d’entrée sur le web pour l’entreprise. De mon côté, travailler pour des marques ne me dérange pas, à partir du moment où je partage leurs valeurs, comme c’est le cas de la SNCF. Car même si, comme toute entreprise, la SNCF a des défauts, je me place radicalement en opposition à ceux qui râlent constamment contre les services publics, et, de ce point de vue là, je suis content de pouvoir montrer les coulisses de l’entreprise.

Si on peut débrancher Internet et que le programme fonctionne quand même, il y a un problème.

Pour Upian, il s’agit d’un des projets les plus innovants que l’on ait mené : aussi bien dans l’écriture, qui mêle la fiction au documentaire, que techniquement, où nous avons réussi la prouesse de mettre en place un player permettant de lire deux films de manière simultanée. L’important pour moi est de connaître l’ADN Internet du programme : si on peut débrancher Internet et que le programme fonctionne quand même, il y a un problème.

Côté fenêtre/Côté couloir – SNCF by Upian

Que pensez-vous de la manière dont le webdocumentaire est financé aujourd’hui ? Voyez-vous des évolutions dans le domaine ?

Produire un documentaire n’a jamais été simple, quelle que soit l’époque. Nous avons en France la chance d’avoir un écosystème public (CNC, chaînes publiques), mais ce n’est pas le seul viable : il est possible d’imaginer des coproductions internationales avec d’autres pays financeurs, comme le Canada. Dans d’autres pays encore, il n’y a pas de fonds publics mais des fonds privés prêts à s’engager. Je n’ai aucune envie que l’on mette au forceps le système de financement du webdocumentaire dans des cases.

D’autant que sur Internet, chaque programme est financé de manière différente. Le propre du web est précisément de ne pas imposer de format : le meilleur financement, dès lors, est celui qui est adapté à l’œuvre qu’en tant qu’auteur et producteur, on veut réaliser.

Il est clair qu’il y a une évolution très positive des mécanismes de financements classiques en direction des œuvres web : l’intérêt grandissant des chaînes de télévisions publiques, le renforcement des aides du CNC et la création, il y a quelques mois, d’un fonds de soutien automatique aux œuvres web… L’arrivée de Boris Razon à France Télévisions est un signal fort : le nombre de programme va être démultiplié. La commission sélective du CNC est de plus en plus sollicitée par les producteurs.

Cet intérêt des institutions pour le webdocumentaire va permettre le développement de projets conséquents en termes de budget, d’œuvres qui vont occasionner l’emploi de dizaines de personnes sur plusieurs mois.

On ne gagne pas d’argent avec les webdocumentaires ; le tout est d’éviter d’en perdre.

A côté de ces gros projets, pléthore d’acteurs plus modestes vont pouvoir prétendre à l’aide du CNC, et ainsi développer des projets singuliers et innovants. Tout diffuseur pouvant justifier d’une audience constituera, pour le producteur, un appui pour obtenir une subvention. Ces projets seront financièrement moins importants, mais il faudra, dans la narration comme dans la production, faire preuve de créativité et de cohérence. Par exemple, Upian héberge actuellement un porteur de projet qui a réussi à réunir des fonds autour de son webdocumentaire

Il est bien évident par exemple qu’un pure player ne pourra pas s’investir dans un projet à hauteur de 90.000 euros. Je crois en revanche à l’importance croissante de la presse en ligne dans la possibilité, pour une œuvre web, de rencontrer une audience. C’est cet apport déterminant, qui peut donner corps à un projet : je pense notamment à l’apport essentiel du site de Libération lors du lancement de Prison Valley. L’organisation de chats et de rencontres avec des personnalités du monde carcéral français a concouru au succès du programme.

Le rôle du producteur web est aussi d’affirmer des vérités comme celle-ci : on ne gagne pas d’argent avec les webdocumentaires. Le tout est d’éviter d’en perdre. L’exploitation d’un programme web est plus compliquée que celle d’un film, où l’on peut compter sur l’exploitation du DVD ou des produits dérivés. Il faut donc très bien penser en amont le financement du projet car l’exploitation commerciale est difficile. Nous avons réussi, dans une certaine mesure à le faire avec Happy World mais le revenu d’exploitation d’un programme en ligne reste très faible.

Happy World – Gaël Bordier/Tristan Mendès-France

Revenons justement sur l’expérience « Happy World » : où en est le webdocumentaire aujourd’hui ?

Happy World est un webdocumentaire satirique sur la censure exercée sur la société birmane par la junte au pouvoir. Le programme a été lancé en juin 2011, en partenariat avec Lemonde.fr, Dailymotion, OWNI et Courrier International. Pour les œuvres qui sont réalisées pour le web, les partenariats sont essentiels pour aller chercher l’audience là où elle se trouve. C’est un des points sur lequel j’insiste souvent : il faut être capable d’apporter le programme aux internautes.

Upian, en coproduction avec Cinquième Etage Production, a entièrement auto-produit Happy World, mais les partenaires ont permis de diversifier l’audience et de donner une exposition très importante au programme dès son lancement : Lemonde.fr est un média puissant, OWNI constitue davantage une niche mais correspond totalement à la philosophie du projet. Et, dans Courrier International, est déjà présente cette sensibilité aux questions internationales, traitée par le biais de dessins ou de caricatures, comme Happy World le propose.

Cette exposition, couplée au lancement de l’application Censurator sur Twitter (4.000 tweets ont été envoyés lors des 48 premières heures), a favorisé une large diffusion du programme. Mais le succès est également dû à la « longue traîne », au fait que le programme continue d’être visionné et repris sur Dailymotion, qui attire un public jeune, comme sur Vimeo.

Dans sa dimension documentaire (lutter contre la censure imposée sur les médias birmans par la junte), Happy World est cohérent avec la forme dans laquelle le programme a été développé.

Happy World est un programme fidèle aux valeurs d’Upian. Entièrement autoproduit, il rappelle les fondamentaux d’Internet : la capacité d’un programme à aller à la rencontre de son public, grâce à la liberté de publication. Les deux enjeux auxquels nous avons du faire face pour réaliser Happy World constituent d’ailleurs très bien son ADN : son financement et sa distribution.

Le financement d’une telle œuvre est hybride : nous avons généré des revenus sur la vente du programme en format court à la télévision hollandaise, nous avons aussi reçu de l’argent, une fois Happy World mis en ligne, par le biais du crowdfunding. Mais il est clair que ces rentrées ne couvrent absolument pas les frais de production. Il s’agissait de notre part d’un choix de départ sur le mode de production : cette expérience nous permet de modéliser, même si les revenus générés sont faibles, une structure de recettes liées à l’exploitation d’un tel programme.

La distribution de Happy World est, encore aujourd’hui, au cœur du travail que nous avons effectué sur ce programme. Techniquement parlant, et indépendamment du sujet traité (la censure en Birmanie), nous avons proposé un ensemble d’outils permettant sa diffusion : possibilité de le télécharger en HD, de l’embedder sous licence Creative Common, de le diffuser dans des associations, de le projeter à l’étranger ou, dernièrement, à Sciences-Po… La problématique de la distribution est véritablement au cœur du programme. Mais, à y regarder de plus près, le propos même de Happy World, dans sa dimension documentaire (lutter contre la censure imposée sur les médias birmans par la junte) est cohérent avec la forme dans laquelle le programme a été développé. Le diffuser aussi largement que possible est un moyen de contrer cette censure : c’est pourquoi notre objectif actuel est de traduire le programme dans un maximum de langues étrangères. Proposé dès le départ en français et en anglais, le programme a ensuite été sous-titré en italien, puis en thaï et en hongrois. Il sera bientôt accessible en néerlandais, letton, estonien et lituanien, la traduction étant assurée par des personnes bénévoles et intéressées par le projet.

Cette démultiplication de la diffusion rend difficile la centralisation des chiffres de l’audience : nous estimons tout de même entre 300.000 et 400.000 le nombre de visionnages depuis le lancement de Happy World. En revanche, la « longue traîne » est bien réelle : lorsque le programme a été traduit en italien, il a été par exemple promu en homepage de Dailymotion Italie, ce qui lui procure un écho important.

Nous savons enfin, et c’est un grand bonheur, que le programme a été diffusé, en s’appuyant sur Facebook, sur une chaine dissidente birmane.


Un mot de conclusion pour finir cet entretien ?

Je pense que nous allons voir apparaître dans les mois qui viennent des projets traitant de la photographie et du reportage photographique. Le champ de production sur Internet est immense, c’est vraiment l’endroit où l’on peut créer sans limite de format. Les logiciels permettant de raconter des histoires évoluent : Klynt vient de sortir par exemple une version Beta, d’autres vont suivre. Cette période est vraiment très excitante pour la création.

Propos recueillis par Nicolas Bole

Les précisions du Blog documentaire

1. Alexandre Brachet anime une Master Class à l’école de journalisme de Sciences-Po le 20 octobre 2011 à Paris. Rencontre prévue entre 18h et 19h30. « Le Webdocumentaire, mythe et réalité » : inscriptions ouvertes en ligne sur le site de l’école de journalisme de Sciences-Po.

2. Vous pouvez également retrouver Alexandre Brachet sur son compte Twitter.

3. Pour davantage d’information sur le logiciel Klynt, développé par Honkytonk Films, lire l’article de Numerico sur le sujet (avril 2010).

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