Au départ, il y a un projet de film. Celui porté par Raed Hammoud, 30 ans, journaliste à Radio Canada, qui comprend en 2014 que l’un de ses anciens camarades de classe est parti rejoindre Daech en Syrie. Abasourdi, il ne comprend pas, et décide de partir à la recherche de son ami. Il en résulte un documentaire en forme d’enquête, « T’es où, Youssef ? » (4 prix Gémeaux après sa diffusion en 2017) et une intuition géniale : un podcast sur les coulisses de la fabrication du film. Une haletante série dans laquelle le réalisateur Gabriel Allard-Gagnon et le producteur Mathieu Paiement livrent tout. Leurs états d’âme, la difficulté du projet, les joies et les peines d’une telle entreprise audiovisuelle. C’est passionnant, et c’est à écouter sans modération. 

Cet entretien est un extrait du livre « Au-delà du webdoc : les nouveaux territoires de la création documentaire ». Il vous est offert à l’occasion du Paris Podcast Festival qui se tient du 15 au 18 octobre 2020.

Le Blog documentaire : C’est très singulier de proposer un documentaire TV et un « making-of » en forme de podcast (ou « série documentaire en baladodiffusion »)… D’où vous est venue cette inspiration ?

Mathieu Paiement – Rendons à César ce qui appartient à César. Un jour, après peut-être trois ou quatre mois d’une production qui en aura pris le double, le réalisateur du film est venu me voir pour m’expliquer, avec une certaine maladresse, que l’enquête que nous menions n’était pas anecdotique. Qu’il y avait là quelque chose d’important. Une histoire à raconter. Il m’a ensuite demandé si je connaissais le podcast Serial, qu’il m’a fortement recommandé d’écouter. Puis il a tout avoué : « Tu sais, le son étrange que tu entends quand nous nous parlons au téléphone ? C’est parce que j’enregistre toutes nos conversations depuis quelques mois. » Au début, ça m’a choqué. J’ai compris plus tard que c’était du génie.

Au contraire du film qui m’a été présenté par Raed lui-même, à travers une amie commune, Sophie Bélanger, et que j’ai démarché pendant quelques temps avant d’y trouver un financement, l’idée du « making-of », c’est donc Gabriel Allard-Gagnon, avec qui j’ai par la suite affiné le concept. Le rôle de Cédric Chabuel, coréalisateur et monteur du podcast, n’est pas à négliger, au contraire.

Expliquez-nous comment vous avez procédé… Vous réalisiez le podcast sans savoir ce qu’il allait advenir du film ? Ou vous meniez les deux entreprises de front, persuadés que les deux objets allaient aboutir et seraient pertinents ?

La moitié de la production du film était derrière nous quand nous avons confirmé notre intention de produire parallèlement un podcast. Or, d’une part une bonne partie de l’enquête avait été documentée secrètement par Gabriel et, d’autre part, plein de choses se sont jouées dans les derniers mois de la production : l’accord de la famille, notamment, est arrivé très tardivement.

Donc, pendant quelques mois, nous avons effectivement poussé les deux productions de front. Je dirais toutefois que, pour le podcast, nous étions plus en mode « collecte de contenus » que nous nous retenions de traiter, alors que le film était à un stade plus avancé : montage, réécriture, etc. C’est une fois le montage quasiment terminé que nous nous sommes attaqués à structurer la masse de contenus accumulés pour le podcast. Un travail colossal.

Gabriel et Cédric, les co-réalisateurs du journal du film en baladodiffusion.

Comment avez-vous écrit ce podcast ? Vous êtes-vous fixé des contraintes de départ, ou avez-vous mené votre barque au fur et à mesure ?

Je pense qu’outre la volonté de raconter une histoire relativement chronologique, nous avons d’emblée voulu donner au podcast les ressorts narratifs d’une fiction. Pas tant parce que nous voulions « inventer » une histoire, mais parce que nous le vivions comme un thriller nous-mêmes ! Une des premières décisions que nous avons prises fut de faire comprendre à l’auditeur, qu’à un moment donné, nous nous sommes réellement demandés s’il allait être possible de faire quoi que ce soit avec cette histoire de radicalisation islamiste.

Nous avons donc conclu le scénario d’un épisode, je crois le deuxième, par cette bête phrase : « Mais arriverons-nous seulement à faire un film qui mérite de s’appeler un film ? ». Bien entendu, nous savions alors que nous avions entre nos mains le minimum nécessaire pour faire un film, mais nous voulions transmettre à l’auditeur les véritables craintes que nous avions eues quand tous les intervenants pressentis nous ont fermé la porte au nez.

Une autre décision structurante, mais peut-être la seule autre, a été de réserver le dernier épisode au dénouement de la production : diffusion, réactions, etc. Il nous paraissait important que le podcast porte sur le film, et non sur nous, car dès lors que nous aurions fini d’y travailler, le film n’aurait pas encore véritablement connu sa conclusion. Il fallait donc qu’il y ait un épilogue sur sa réception. Bien entendu, nous n’avions pas prévu l’attentat à la Grande mosquée de Québec [1], qui est survenu une semaine avant la diffusion télé du film.

Pour le reste, nous avons vaguement tenté d’imprimer à chacun des épisodes une thématique, dont je ne suis pas certain qu’elles ressortent toujours clairement.

Vous enregistriez vraiment tout ce qu’il se passait en marge de la production de ce film pour nourrir ce journal audio ?

Pratiquement. Nous avions tous l’application pour enregistrer les conversations téléphoniques sur nos téléphones et il n’était pas rare qu’une discussion soit interrompue à brûle-pourpoint par ce qui est devenu un classique : « Attends, retiens ce que tu veux dire, je vais enregistrer. »

Quelles étaient vos ambitions finalement, vos envies au départ ?

Au départ, nous voulions transmettre aux auditeurs les émotions que nous avions vécues. Des montagnes russes, ni plus ni moins, qui nous ont fait crier, pleurer, sourire, s’inquiéter. Ça demeure le principal moteur narratif du podcast.

Ensuite, il y avait aussi en nous une volonté de faire comprendre au néophyte le genre de travail que nécessite la production d’un tel film. Des trucs sur la police qui enquête, il y en a des masses. Mais des contenus qui démystifient le boulot des recherchistes, scénaristes, réalisateurs et producteurs de documentaires, beaucoup moins. Il a fallu un peu marcher sur notre humilité pour admettre que nous abattions du bon boulot ; assez, en tout cas, pour en raconter les tenants et aboutissants. Nous étions, et sommes encore, fiers.

Le podcast est très riche, de témoignages, d’ambiances sonores aussi… On a l’impression qu’il nous emmène encore plus profondément dans l’histoire de Youssef et dans l’enquête pour le retrouver… C’est une sensation que vous avez aussi ?

Absolument ! Si le film a eu une bonne réception, il n’est pas rare d’entendre de la part d’auditeurs que le podcast est « meilleur », en ce qu’il approfondit une histoire qui a fasciné les gens… Une histoire qui n’aurait de toutes façons pas pu se raconter en 90 minutes. Le podcast dure pratiquement 4 heures !

Et ça n’est pas qu’une question de temps. En effet, certains intervenants craignaient la caméra. Ils se sentaient plus confortables devant un micro. Tant mieux pour le podcast, qui comprend aussi des chutes de montage… et de nombreux contenus « derrière la caméra », qui nous mettent en scène, Gabriel et moi, avec de nombreux autres intervenants. La liste des voix qu’on entend est très, très longue !

Il ne faut toutefois pas négliger l’extraordinaire travail accompli par Cédric Chabuel à la construction sonore. Le podcast permet de jouer avec les sons dans une mesure que l’image, à mon sens, interdit. En production strictement audio, il n’y pas de risques de créer une confusion par la superposition des messages. On peut se laisser aller à souligner à souhait le contenu, un procédé que Cédric maîtrise à la perfection.

Van, le directeur de la photographie.

Faisons un bilan du podcast en termes de production et d’écriture : quels sont les défis que vous estimez avoir relevés, quels sont les problèmes auxquels vous avez fait face, et quelles sont les éléments dont vous n’êtes pas tout à fait satisfaits ?

Je pense que nous sommes parvenus à donner son sens à une masse de contenus non seulement très volumineuse, mais aussi informe. À un certain moment, je me souviens que nous avons sourcillé devant les disques durs remplis de discussions mal étiquetées ! C’était de loin notre plus grand défi. Au final, on ne sent pas la construction a posteriori. Ça semble organique, couler de source, aller de soi…

Notre plus gros problème, s’il en est un, consistait en ces moments que nous avons vécus, mais oublié d’enregistrer… ou perdu dans la masse, comme une goutte dans l’océan. Quelques-uns de ces moments forts, dont tout le monde se souvenait, nous avons tenté de les jouer, pour pallier le manque. C’était pathétique ! Il a donc fallu en faire notre deuil.

Pour ce qui est des insatisfactions, elles sont plutôt rares. J’ai toujours trouvé, avec le recul, que le premier épisode était un peu lent, par rapport au reste de la série. Que notre fatigue nous a fragilisés, ce qui peut donner à certaines entrevues une note dramatique disproportionnée. Que certaines anecdotes auraient dû demeurer des anecdotes. C’est à peu près ça…

Eclairez-nous sur la diffusion de l’expérience… Quand le podcast a-t-il été rendu public par rapport au film ? Et était-ce selon vous une bonne équation ?

Les trois premiers épisodes du podcast ont été rendus publics une semaine avant la diffusion du film. Le quatrième épisode a été diffusé le jour même de la première du film. Les quatre autres épisodes sont sortis dans le mois qui a suivi la diffusion du film. Le rythme de diffusion était pertinent, mais la machine promotionnelle n’a pas permis au podcast de réellement exister avant la diffusion du film, sur lequel toute la publicité était concentrée. C’est donc dire qu’on aurait pu lancer quatre épisodes en même temps que le film, et ça n’aurait pratiquement rien changé. L’enjeu n’est toutefois pas celui de la diffusion, mais de la communication. À ce jour, des gens découvrent encore le podcast, alors que le film a été diffusé il y a plus d’un an…

Le 1er septembre 2020, Raed Hammoud propose la suite de « T’es où, Youssef ? » sur Télé Québec (précisions ci-dessous).

Quelle a été la réception au Canada du documentaire TV et du podcast ? Quelles différences avez-vous pu noter ?

La réception a été très, très, très bonne. Si l’audimat est difficile à calculer en raison des rediffusions du film, de sa disponibilité en ligne et des nombreuses plateformes sur lesquelles le podcast était accessible, on peut dire sans se tromper que c’est un relatif succès populaire pour du documentaire.

Surtout, il s’agit d’un succès d’estime. Ensemble, les deux productions ont gagné plusieurs prix, donc quatre trophées de l’Académie canadienne du cinéma et de la télévision (Gémeaux). Or, le podcast étant un genre relativement nouveau, il n’existait à l’époque pratiquement pas de concours réservés aux œuvres sonores. Depuis, des compétitions sont nées. Notre podcast a de nouveau été mis en nomination.

Quels ont été les budgets du film et du podcast ?

Le film a coûté un peu plus de 250.000 dollars canadiens [160.000 euros environ, NdA]. Le podcast, le quart.

 Est-ce que ce dispositif (podcast « making-of » et film documentaire) est pour vous une solution gagnante ? Seriez-vous prêt à le reconduire ?

Nous y travaillons déjà ! Notre prochain film raconte l’histoire mouvementée d’un ancien skinhead néonazi repenti. Le podcast tente de pénétrer l’univers de l’extrême droite telle qu’elle se manifeste depuis quelque temps chez nous, aux États-Unis et de l’autre côté de l’Atlantique. Sans qu’il s’agisse d’un « making-of » du film à proprement parler, le podcast, qui évoque une tendance sociale lourde, et le film, qui raconte une histoire plus personnelle s’inscrivant dans ce même phénomène, se complèteront de la même manière que T’es où, Youssef ?.

Propos recueillis par Cédric Mal

[1] Le 29 janvier 2017, un homme de nationalité canadienne de 27 ans ouvre le feu sur les fidèles du Centre culturel islamique de Québec. Il fait six morts et huit blessés.

La suite

Les poussières de Daech raconte la quête de Raed Hammoud et de Leïla, la grande soeur de Youssef, partis en Syrie à la recherche de la fille de l’ami et du frère disparu. Ils tenteront de lui apporter une lueur d’espoir, dans un camp de réfugiés sous haute surveillance. Là encore, le film s’accompagne d’une série documentaire en baladodiffusion.

Comme annoncé à la fin de cet entretien, le dispositif « film + podcast » a été reconduit par les producteurs de Blimp Tv pour un autre documentaire retentissant, La Bombe, sur le mouvement nationaliste identitaire québécois.

 

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