Il y a trois ans, avant l’emballement des diffuseurs pour les webséries et au moment où le documentaire dit « de création » se retrouvait de plus en plus isolé sur les grandes chaînes nationales, naissait un format pensé comme une collection : « Infracourts ». Ledit format autorisait à tout un chacun de proposer un film de 3 minutes, sur des thèmes – assez larges – imposés par les équipes de France 2. Avec cette initiative, doublée par celle de France 3 « Filme ton quartier », le groupe permettait à des formes d’écritures singulières d’émerger, loin des canons du documentaire dit « de télévision ».
L’avant-dernière livrée du genre, sur le thème « Même pas peur », était un peu spéciale : elle a été lancée après les attentats du 13 novembre 2015. A contexte exceptionnel, conditions particulières : les films durent cette fois jusqu’à 5 minutes. Parmi les 8 propositions sélectionnées, on retrouve quelques perles, et la diversité de traitement qui fait tout l’intérêt du documentaire. Après une dernière édition sur la thématique « Sauf votre respect », le format sera-t-il reconduit ? Revue de détails, avec les réponses d’Alexandre Marionneau, conseiller de programme aux documentaires à France 2 et responsable d' »Infracourts ».
Comment filmer la peur diffuse qui s’est emparée de chacun d’entre nous après les tragiques attentats qui ont touché la France en 2015 ? Coup sur coup, Infracourts a répondu, comme un besoin vital, à l’actualité pour conjurer la fatalité et la douleur : les 10 films primés sur le thème de « Sauf votre respect », la quatrième édition du concours dont les résultats ont été annoncés début juillet, seront diffusés à l’antenne cet automne et font plus ou moins directement référence aux attentats contre Charlie Hebdo, en janvier 2015. Mais entre temps, le terrorisme a fait d’autres victimes le 13 novembre de la même année : la série Même pas peur était lancée dans l’urgence, pour produire des images et des imaginaires qui éloignent de la sidération provoquée par les attaques à la kalachnikov.
Les 8 films issus de cette collection, forcément plus émouvante que les trois premières, restituent chacun à leur manière la façon de vivre (avec) sa peur, à l’heure où boire un verre en terrasse finit par ressembler pour certains à une revendication politique. Il y a d’abord, comme en guise d’introduction, Calling Molenbeek et A 36 mètres : deux films de proximité, pourrait-on dire, où la tragédie du réel semble toute chaude encore, sur la faille sismique des émotions. Celle d’un restaurateur impuissant, voisin du bar La belle équipe où 19 personnes ont perdu la vie sous les balles. Celle d’une tenancière de bar de Molenbeek, qui voit sous ses fenêtres crépiter les feux croisés de la police, de la presse et de certains des habitants radicalisés. Atila, depuis son kebab, tente comme il le peut de faire revenir une once de normalité dans un quotidien qui a définitivement basculé dans l’étrangeté depuis qu’un café parisien s’est transformé en lieu de recueillement. Marie-Noëlle, dans son bar de Molenbeek, a vu au fil des années un lieu changer de nature aussi clairement qu’elle voit à travers ses fenêtres la construction d’un nouveau mythe repoussoir, utilisé comme un nom commun par la classe politique et les médias. Tous deux nous plongent au cœur du mécanisme même de la terreur voulue par les assaillants : voir ces lieux comme des symboles, arborer les traces laissées comme des stigmates. Nous inciter à sacraliser Molenbeek (le lieu d’où part le mal) ou le café parisien (le lieu du recueillement) pour mieux obérer la pensée, empreinte de complexité. Les deux plongées dans la quotidienneté de ces endroits, quoique limitées à 5 minutes, contribuent à montrer qu’ils ne sont pas simplement des signes (au sens sémiologique du terme) mais abritent bien une vie concrète, tangible.
D’autres films tentent le pari de la distance. Distance temporelle, avec Mémoires vives, où un petit-fils raconte à sa grand-mère les attentats du 13 novembre, tout en convoquant chez elle les douloureux souvenirs de sa jeunesse de femme juive pendant la Guerre. Plus convaincante est la distance sémantique qu’instaure Caylah, une slameuse malgache déambulant dans les rues au rythme de son flow. Si l’on peine au départ à trouver le lien avec la peur dans son discours autour de la mondialisation et de l’utilisation de la langue française dans son pays, la fin du film renseigne sur la dimension performative de la proposition. Marchant à rebours d’une longue file d’attente, les regards interrogatifs se tournent vers Caylah, qui continue d’avancer et de déclamer ses vers, imperturbable. Une manière de conjurer la peur en s’exprimant, au grand jour, à visage découvert, au vu et au su de tous. Distance géographique enfin, avec le très beau Hommes de paille, aux antipodes du film déclaratif : ici, c’est de la ritualisation d’un charivari dont il est question dans ce petit village d’Autriche, au moment où l’hiver approche. Donner corps et visage à l’angoisse et à la peur, sans passer par le truchement du récit, fait basculer le regard dans la fascination. Il est à parier que de telles cérémonies existent dans un grand nombre de cultures de par le monde, et c’est dans cette nécessité toujours renouvelée de trouver des subterfuges à l’innommable, en l’affublant des habits du songe, du rêve ou du cauchemar, que l’homme se distingue de son animale nature, la seule à véritablement faire peur…
Calais, la loi de la jungle déplace la peur du côté de ceux qui fuient leur pays au péril de leur vie : ici, le propos se heurte à la grande médiatisation de la situation (avec en tête de pont sur le web, le film de Yolande Moreau) sans parvenir tout à fait à en donner une nouvelle lecture.
Last but not least, les deux films d’Alexandre Liebert s’envisagent presque comme un diptyque. Ils ont été tournés dans l’urgence ; celle qui fait de la peur une adrénaline, un appel violent et irrépressible à l’action. L’urgence de l’après-attentat, où chaque chose semble encore nimbée d’une couleur particulière, comme si le monde n’allait pas se remettre en place, avec ses banalités et ses contradictions. Fluctuat Nec Mergitur donne à voir un moment particulier, celui pendant lequel les peurs cèdent face au besoin d’être ensemble, de communi(qu)er. Assis à la terrasse du bar du Petit Baïona, Sarah, Marinette et Nicolas, une semaine pile après les attentats, montent une sorte de flash mob pour offrir des bisous et des cœurs aux passants. Les regards se croisent, sans parole. C’est dérisoire. Et c’est poignant de voir que s’expriment avec tant d’innocence les désirs d’une jeunesse frappée directement dans ses lieux de sociabilité. Et puis, avec Lavatronic, Liebert atteint peut-être la forme la plus épurée de ce que nous fait la peur : non simplement prendre la parole, revendiquer ou communier, mais ressentir, dans chaque chose, la violence et la faiblesse du monde. Une machine à laver en panne, et c’est notre humanité à qui l’on parle. Un bruit qui fait sursauter et c’est toute la violence intériorisée qui rejaillit (déjà) dans notre vie quotidienne. A la manière des grands films qui parlent de l’homme à travers la machine, Lavatronic est un formidable instantané de nos peurs accumulées, laissées ouvertes à tous les vents comme un Lavomatic. De cette brillante et simple idée, Alexandre Liebert en tire peut-être le meilleur film de la collection.
Fort de cette qualité somme toute assez constante, Infracourts continuera-t-il d’officier ? Séduite par la dernière livraison autour de la thématique Sauf votre respect, Catherine Alvaresse, qui a remplacé Fabrice Puchault à la tête de l’unité documentaires avant l’été, a réaffirmé son attachement à ce format. Alexandre Marionneau, conseiller de programme aux documentaires à France 2 et responsable d’Infracourts, ne dit pas autre chose. L’homme se dit « particulièrement satisfait que la qualité des films augmente » au fil des éditions. Pour lui, les auteurs « ont réfléchi au format de 3 minutes et ont regardé les précédentes saisons d’Infracourts », permettant effectivement à de nouveaux talents de s’exprimer avec le recul d’une quarantaine de films déjà diffusés. Deux bémols cependant : la participation est régulièrement en baisse depuis la première édition, qui avait attiré pas moins de 500 films. La dernière salve autour du thème Sauf votre respect a généré 150 propositions. Alexandre Marionneau met ce tassement sur le compte du rythme rapide avec lequel se sont enchaînées les premières éditions, sans compter les deux dernières imaginées en réponse à l’actualité. Deuxième constat : le public n’est pas celui attendu : « On n’arrive pas à toucher ceux qu’on avait pensé toucher« , confie le responsable, en précisant qu’il est lui-même allé présenter le dispositif dans des classes, sans grand impact sur la diversité sociologique des participants composés pour une grande part de jeunes réalisateurs ou ayant déjà un lien avec l’audiovisuel.
Dès lors, il annonce que France Télévisions va « laisse reposer Infracourts, mais pas trop longtemps« . Un flou assumé dans le timing, le temps de trouver « la bonne idée [de thème] et la bonne personne [en tant que président-e du jury]« . Tout en répétant son attachement à cette « case » dont il a la charge, Alexandre Marionneau glisse qu’un appel devrait être relancé dans le courant du premier semestre 2017… Il précise enfin que deux des trois lauréats ayant signé une convention de développement vont voir leur film aboutir : c’est notamment le cas de Benjamin Géminel, vainqueur avec Kadogos (devenu depuis Congo Paradiso), qui est en train de finaliser le film Coupé-Décalé, produit par Cinéphage. Le vainqueur de la troisième édition (thème : Tous les jours dimanche), Géraud Truel, est de son côté en réécriture. Après Dimanche sanglant qui se déroulait en Irlande, le réalisateur envisage cette fois de tourner en France sur un sujet « de société », que Camera One Télévisions (François Fèvre et Thomas Gernigon) devrait produire.
A suivre, donc…