Et si l’écrivain le plus inspirant pour les auteurs de narration interactive était argentin ? Julio Cortazar a disparu il y a 32 ans mais, à l’instar de Georges Pérec et quelques autres membres de l’Oulipo, il a imaginé la littérature comme un terrain de jeu interactif où le lecteur aurait une part active à occuper… De l’écrit à l’écran, il n’y a qu’un pas : le réalisateur Andres Jarach avait déjà tiré de l’univers de l’auteur un essai interactif pour France Culture, « Continuidad ». Et voilà que son livre testament, « Les autonautes de la cosmoroute », inspire désormais deux artistes sud-américains basés à Marseille. Leur défi : refaire à l’envers la route que Cortazar et sa femme ont suivie, de Paris à Marseille et sans jamais quitter l’autoroute ! « A contretemps » promet donc de lever le voile sur les aires d’autoroute, ces non-lieux par excellence. Une campagne de crowdfunding est en cours sur KissKissBankBank pour un périple prévu à partir de fin août. Rencontre avec Javiera Tejerina et Diego Ortiz, artistes au sein du collectif Fluxo, admirateurs de Cortazar… et en couple.
Le Blog documentaire : Commençons par le commencement : l’inspiration de Julio Cortazar. On sait qu’avec Marelle, il a posé des bases pour les récits interactifs. Dans Les autonautes de la cosmoroute, qu’est-ce qui vous a plu ? Le goût du défi ? Le fait de traverser un pays d’une traite ? Le voyage en couple ?
Javiera Tejerina : Il y a un peu de tout ça ! Marelle est un de mes livres préférés. J’aimerais moi aussi l’adapter car cela représente un peu ma vie dans un autre pays. Concernant A contretemps, je montais à une époque toutes les 3 semaines à Paris et un jour, je tombe sur la première édition du livre Les autonautes de la cosmoroute chez un bouquiniste. Je commence à le lire et je me dis : c’est incroyable, c’est exactement ce que je veux faire ! Il y a aussi la dimension du couple. Avec Diego, on fait pas mal de projets ensemble.
Diego Ortiz : Pour moi, c’est un livre extrêmement nostalgique, il s’agit de la dernière expédition de Cortazar avec la femme qu’il aime (Carol Dunlop), ils savent qu’ils vont mourir. Au lieu de faire quelque chose de « pépère », ils suivent ce défi à la fois artistique, esthétique et porteur d’un questionnement sociétal. Cortazar, pour les gens issus de l’Amérique Latine comme nous, c’est un peu comme un père. Ce que j’aime beaucoup avec lui, c’est qu’il a très tôt a expérimenté avec la littérature : Marelle est une préfiguration de tout ce qu’on retrouve dans les nouvelles narrations, dans l’audiovisuel et le web.
Quand a débuté le projet pour vous ?
J.T. – En 2013, je faisais les allers et retours à Paris pour suivre des cours de SPEAP. On a lancé l’idée avec Diego, puis on l’a laissée de côté pour d’autres projets. En 2014, nous avons suivi l’accompagnement transmédia de PRIMI [le cluster de la région PACA pour les structures de l’audiovisuel et du numérique, NDLR]. Ça a été un peu un déclencheur.
Parlons du fond : les aires d’autoroute. Quel beau terrain de jeu pour des cinéastes ! Quel rapport entretenez-vous, d’un point de vue poétique, avec ces « non-lieux » par excellence ? Qu’espérez-vous y trouver ?
D.O. – Ce qui m’intéresse, c’est la rencontre, la pluralité de gens qui traversent ou ont traversé ce lieu comme toi. La dimension architecturale très typée sur les aires aussi : on les a construites de façon très fonctionnelle, avec en même temps des surprises. Les analogies de la voiture et de l’autoroute avec l’imaginaire de Ballard et Crash m’inspirent aussi : c’est bétonné, c’est chaud. Il y a sur place un éventail de personnages : c’est comme un microcosme de vie et un espace public très étrange. Au début je m’attendais à trouver des gens agressifs qui n’ont pas le temps, mais en fait, ils sont dans un autre rythme, car ils sont obligés de le prendre, ce temps.
J.T. – La notion de temps suspendu m’intéresse particulièrement sur les aires d’autoroute. C’est pour ça que nous avons appelé le projet A contretemps : on roule très vite sur l’autoroute, et hop ! on s’arrête. Généralement, les gens veulent partir vite de cet endroit, mais ce que l’on souhaite, c’est capter un instant de vie qui peut laisser imaginer ce qu’ils vivront une fois qu’ils en seront partis. La façon de s’habiller, la voiture qu’ils ont, leurs réactions, d’où ils viennent, où ils vont… Ce sont des fragments qui permettent d’imaginer des parcours de vie. C’est un terrain de jeu avec des règles dans lequel des gens viennent aussi apporter leur façon de jouer.
Il y a clairement une dimension de jeu justement, et de règles qui font penser à l’Oulipo dans votre projet. Est-ce que c’était aussi une manière de baliser le terrain avant le tournage, d’avoir un cadre que de définir des contraintes créatives ?
D.O. – Oui, du fait même que ça peut partir dans tous les sens au moment où nous y serons, il y a la volonté de préparer au maximum, sans pour autant que cela soit un frein. On utilise cette contrainte pour explorer le territoire de manière plus ordonnée. Cette partie-là est superficielle mais elle permet d’accéder à des histoires de vie qui font le sel du projet.
J.T. – Bien sûr, nous ne sommes pas des sociologues ni des anthropologues, mais la notion d’enquête est essentielle pour moi : nous sommes finalement un peu des explorateurs, pour reprendre le terme de Cortazar. Les termes de « relevé scientifique » me paraissent pertinents par rapport à la manière dont les choses s’agencent sur ces lieux.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le protocole que vous comptez suivre ?
J.T. – L’idée est de décrire le lieu comme si on décrivait les différentes plantes qu’on trouve dans une forêt. Les personnages, les voitures, les histoires, les climats… En fait, toutes les composantes du paysage de l’aire d’autoroute : humaine, économique, urbanistique, esthétique… La vidéo permettra de mettre l’accent sur les histoires de vie mais tous ces relevés permettront de poser le contexte.
Cela pose la question de la partie interactive du projet. Comment l’imaginez-vous ? Comment s’intégreront les différentes composantes du projet ?
J.T. – Nous aimerions que l’on puisse se connecter directement sur le lieu, pour savoir comment chaque aire vit quand on la traverse.
D.O. – Je vois notre travail comme une notion de couches : les data, notre point de vue, la contribution des usagers. Ces trois couches comme des lignes parallèles. Ce qu’on aimerait, c’est que la navigation permette de tisser des liens entre ces trois éléments différents. C’est pour ça qu’on s’attache à la partie protocolaire, l’espace de jeu sous contrainte permettant de structurer la partie interactive, de manière à ce que le spectateur puisse s’y retrouver, dans sa participation comme dans sa navigation.
Les données que vous allez recueillir seront, j’imagine, davantage traitées de manière poétique que de manière utilitariste ?
D.O. – Nous y avons pensé, mais sans imaginer encore la façon dont on allait traiter les statistiques du point de vue du design graphique.
J.T. – Vous avez raison, il ne s’agit pas de simplement proposer des graphes mais de faire en sorte que les données aient une incidence sur l’image et sur le design du site… Nous avons pensé à beaucoup de choses en amont du voyage, mais c’est aussi l’expédition elle-même qui va faire advenir la forme.
Il y a une notion de temps réel dans le périple que vous vous proposez de faire : comptez-vous tout tourner et recueillir d’un coup ? Ou pensez-vous revenir sur certains lieux ou suivre certains personnages rencontrés ?
J.T. – L’idée, c’est de tenir au maximum le protocole ; c’est-à-dire : faire tout le tournage d’un coup. On filmera tous les jours, autant que possible, à raison d’une demi-journée par aire. Nous souhaitons aussi garder la spontanéité et l’instantanéité, notamment avec notre mode de vie qui va entrer en jeu. Ce n’est pas du gonzo mais notre relation a sa place dans la narration. On va essayer de faire un slow road movie !
Vous allez pratiquer le tourné-monté pendant l’expédition ou orchestrer les données recueillies par la suite, une fois de retour chez vous ?
J.T. – Nous ne sommes pas partis sur l’idée d’un tourné-monté. On veut recueillir du matériau, comme lors d’une enquête, et le traiter ensuite. Sur le site, il y aura une navigation par journée mais aussi une possibilité de suivre les différents personnages rencontrés, ou d’autres modes encore à découvrir.
La dimension in situ du projet est aussi importante pour vous ?
D.O. – Oui, il nous semble essentiel de proposer un objet physique sur le lieu : une borne, une image, un QR code… Quelque chose qui permette d’accéder aux contenus sur place. Mais sur les dispositifs in situ, c’est difficile d’aller au-delà de la réalité augmentée. Le dispositif de captation en 360° ouvre une brèche mais je m’imagine mal les gens prendre le temps pour cela sur une aire d’autoroute… La dimension in situ pourra donc exister sur une participation au port, avec l’envoi de photos par exemple.
Qu’en est-il des différents partenaires possibles du projet ?
J.T. – Nous sommes en contact avec Vinci Autoroutes, mais sans retour ferme pour le moment. Nous avons obtenu une aide au développement transmédia de la région PACA. Je n’ai fait pour le moment aucune démarche vers les diffuseurs. L’idée est d’aller les rencontrer avec le teaser et notre producteur.
Pouvez-vous nous précisez en quelques mots votre parcours ?
J.T. – Je travaille autour de la notion de flux et de la relation entre l’homme et la nature. J’ai fait un certain nombre d’installations vidéo et je poursuis un travail de création artistique autour de transcriptions de données en temps réel. Je suis également doctorante en arts et je travaille sur la rencontre entre la création immersive et les données scientifiques. L’une de mes dernières installations, To record water during days, tente de représenter le monde à travers le rythme des océans. Il s’agit d’une installation qui utilise des données transmises en temps réel par des bouées installées dans l’océan Pacifique et qui retranscrit le mouvement de la mer via des servo-moteurs [à l’aide de Rapsberry Pi, NDLR] qui font bouger de manière organique de fines lames de métal. A contretemps réunit trois de mes activités, de vidéaste, d’artiste (via le protocole mis en place) et l’idée d’une enquête sociologique, qui nous rapproche du documentaire. Le plus important pour moi est d’aller à la rencontre des gens et d’apprendre d’eux.
D.O. – Je viens d’une formation en cinéma documentaire et je viens de terminer un parcours de recherche à l’EnsadLab, l’école nationale des arts décoratifs à Paris, autour des dispositifs interactifs. Depuis un certain temps, mon travail artistique s’intéresse à la ligne étroite et ambiguë qui existe entre la réalité et la fiction. L’élaboration de contextes participatifs où le public, souvent équipé de technologies mobiles, est confronté à un statut double, autant activateur que spectateur de l’oeuvre, me permet de m’inscrire dans une continuité de l’esthétique relationnelle. Après avoir expérimenté avec Discrépances une fiction interactive sous forme de parcours géolocalisé en réalité augmentée, une réflexion sur le cinéma en mobilité, j’explore aujourd’hui des nouveaux contextes autour de la notion de spectacle comme avec Vanishing Walks ou encore FFR. Avec A contretemps, je voulais que les « non-lieux » des aires d’autoroutes deviennent les terrains de jeu pour éprouver cette ambiguité entre la réalité et la fiction.