Nouvel épisode de notre série de podcast « L’Atelier du Réel », en partenariat avec la SCAM. L’Atelier du Réel : des entretiens avec des acteurs du milieu du cinéma documentaire sous toutes ses formes. À chaque épisode, une conversation pour tenter de saisir quelques choses de leur manière de travailler avec le réel. Aujourd’hui c’est à une conversation à deux voix, entre le couple de cinéastes Daniela de Felice et Matthieu Chatellier, que nous vous convions, à l’occasion du cycle rétrospectif que leur consacre la Cinémathèque du documentaire.

Nous en profitons ci-dessous pour mettre en avant leurs derniers films : « Ardenza » de Daniela de Felice (à travers une critique écrite par Benjamin Genissel à Lussas) et De part et d’autre de Matthieu Chatellier (à travers une transcription de ses propos pendant l’enregistrement de ce podcast).

Cela fait vingt ans que Daniela de Felice et Matthieu Chatellier tissent leurs réalisations cinématographiques entre elles. Qu’ils signent leurs propres films ou qu’ils les co-réalisent, c’est une œuvre à quatre mains qu’ils élaborent depuis lors. Une filmographie qu’ils ont décrite avec cette formule : 1 + 1 font un peu plus que 2. Abordant aussi bien le journal intime que le documentaire politique, recourant tour à tour au dessin comme au cinéma direct, et accordant une place essentielle à l’écrit via l’usage de la voix-off, ils s’approprient les formes et les sujets avec cohérence et singularité.

Deux regards pour un cinéma fabriqué en duo qui se voit aujourd’hui mis en relief par la Cinémathèque du documentaire – et qui valait bien un entretien rétrospectif.

Le Blog documentaire avait publié il y a quelques années deux « critiques épistolaires » que Benjamin Genissel avait adressées à Matthieu Chatellier à propos de Voir ce que devient l’ombre (2010) et de Doux amer (2011). Cette fois-ci, il est allé voir les deux cinéastes à domicile, à Caen, et a mené une conversation avec eux sur leur cinéma documentaire : leur parcours, leur rencontre en tant que couple et en tant qu’artistes, leur premier film (G)rêve général(e) en 2006, leur manière de travailler ensemble et cette circulation qui ne cesse d’aller et venir entre leurs réalisations autant respectives que communes. Et comme pour L’Atelier du Réel d’Arthur Dreyfus et Noël Herpe à propos de Noël et sa mère (2021), l’intervieweur s’est effacé au profit des seules paroles des deux interviewés.

Et pour aller plus loin sur le cinéma de Matthieu Chatellier et de Daniela de Felice, lisez ces articles rédigés par la Bibliothèque Publique d’Information.

Critique de Ardenza

Ardeur. Ce que l’on regrette, ce que l’on aimerait conserver. L’ardeur des combats politiques étudiants, celle des premières relations amoureuses. Les amours et la politique. Deux types de passions ardentes qui s’entremêlent parfois si bien. C’est ce diptyque-là que Daniela de Felice tente ici de réunir à nouveau, comme la « re-visitation » d’un schéma narratif atemporel.

Le présent de narration se passe dans un hôpital. La narratrice, qui parle avec la voix de la réalisatrice et qui dit « je », s’exprime à partir de ce lieu-là, ce lieu qui accueille les malades et les blessés, ce lieu de la réparation, mais aussi, souvent, de la mort. Chambre de convalescence, couloirs, bureau des admissions, blouses blanches, ce lieu qui symbolise douloureusement la fragilité d’une vie humaine, sans distinction. Nous ne saurons rien des raisons qui ont conduit la narratrice à être hospitalisée, ce n’est pas vraiment le sujet du film, c’est simplement un point de départ : à partir de cet état-là, les souvenirs reviennent. La fin est peut-être proche, peut-être pas, elle doit en tout cas en avoir un petit aperçu, et se retrouver là est propice à se retourner vers le passé. Vers le passé ardent. Vers le temps de la jeunesse.

Ardenza est un essai documentaire autobiographique qui plonge le spectateur dans la jeunesse de Daniela de Felice. Ses premiers amoureux et, en parallèle, ses premiers combats militants et syndicaux au sein de son lycée puis de son université nous sont relatés. La cinéaste n’en est pas à son premier coup d’essai autobiographique : dans Libro nero en 2007, elle évoquait son grand-père, dans Casa en 2013 il s’agissait de sa mère, elle-même avait une place dans Doux amer, réalisé par son compagnon Matthieu Chatellier, autre essai documentaire à la première personne. Ici, comme souvent, ce sont les mots du commentaire qui entraînent le spectateur sur les traces de la mémoire. L’écriture est délicate, elle évite les poncifs littéraires qui pourrait l’alourdir, tout en réussissant à s’éloigner d’une intimité trop personnelle qui pourrait nous gêner. La diction de la cinéaste réussit également à ne pas sentir la lecture trop recherchée, à ne pas exhaler le théâtral factice, comme si elle parvenait à parler simplement, comme si elle était proche de nous, nous qui formons l’auditoire de ses souvenances.

Mais les mots seuls au cinéma ne suffisent généralement pas, il faut créer des images, il convient d’illustrer le récit qu’au départ l’écriture avait engendré. Comment incarner des histoires d’amour passées? Comment rendre visuelles des anecdotes de jeunesse? Deux grands types d’images sont utilisés pour accomplir ce qui est toujours un défi cinématographique : le dessin à l’encre et à l’aquarelle ainsi que des plans filmés (tournés soit à l’époque soit plus récemment). Concernant ces seconds, la réalisatrice et son cadreur sont allés autant puiser dans les archives disponibles sur Internet des mouvements étudiants italiens que dans les propres archives personnelles de leurs séjours italiens, réutilisées ici pour correspondre avec les lieux de la réminiscence. Seulement, ces plans filmés par eux-mêmes ou par des tiers ne sont pas offerts tels quels, bruts, sans aucun filtre. Au contraire, volontairement, entre ces images et nous, a été posé un voile. Soit des rideaux ou des voilages bien réels qui se trouvaient dans les lieux filmés, soit des filtres numériques ajoutés après-coup au montage : en l’occurrence existe presque toujours une superposition brumeuse, comme un écran de fumée, comme un léger brouillard, pour représenter le passé. Comme une façon de montrer que les souvenirs à la surface de la conscience ne jaillissent jamais bien nets, bien clairs, lorsqu’on les convoque. C’est un effet intentionnel, un aspect esthétique recherché, et le résultat est particulièrement réussi.

Quant aux dessins et aux peintures à l’aquarelle, là aussi, comme les sujets tirés de sa propre vie, Daniel de Felice n’en est nullement à son coup d’essai : elle dessine, elle peint et ne se prive pas d’incorporer à ses oeuvres filmiques ce mode d’expression artistique. C’était déjà le cas dans Libro nero. Les esquisses dessinées ou peintes remplacent au présent ce qui à l’époque n’avait pas été enregistré, elles redonnent vie à ce qui a été vécu et dont il ne reste que des vestiges abstraits dans la mémoire de la narratrice hospitalisée. Il y a des dessins en soi, des résultats finis qui se succèdent à l’écran comme les cases d’une bande-dessinée, mais il y a aussi des dessins en train d’être exécutés directement sur le papier cartonné, épais, ce papier en train d’absorber en direct l’encre noire ou la peinture colorée à l’eau : on voit les doigts, la main de la dessinatrice, la pointe de la plume ou du pinceau, l’éponge que l’on appose doucement pour fixer à la surface les traits humides et tout frais de l’art pictural. C’est comme un accès accordé à l’élaboration de la créativité d’une cinéaste au travail. C’est aussi, oui, une façon de coller à la naissance parfois hésitante, souvent en construction, des souvenirs du temps retrouvé. Quelques séquences vont même jusqu’à jouer d’une confusion visuelle bien à propos : pâles aquarelles et archives filmées se mêlent esthétiquement, là aussi l’effet recherché est bien venu, élégant, harmonieux.

La narratrice ne porte pas un regard idéalisé sur ses années ardentes. Elle sait raconter l’absence du sentiment amoureux véritable, comme elle sait aussi avouer que certaines de ses pensées ou de ses propos politiques d’alors n’étaient pas toujours très justes, un peu trop binaires. Cela dit, il ne s’agit en rien d’un inventaire critique, jamais elle ne dit qu’elle s’est trompée de combat, on ne lui donnera pas tort, participer à des actions militantes (blocages, manifestations) pour tenter de rendre le monde social plus équilibré ne perdra jamais de sa nécessité. Simplement se pencher sur ses années d’apprentissage du réel, intime, sexuel comme politisé, organisationnel, n’est pas qu’un jeu léger, n’est pas qu’un exercice ne procurant que réjouissance et plaisir : le passé a beau se ranimer par l’écriture comme par le cinéma ou la peinture, la mort (accident de la route mortel, hospitalisation, répression politique allant jusqu’au meurtre) n’a jamais cessé de rôder, chez les autres, chez soi-même, elle habite la vie-même et rend tout complexe, comme un voile sur des yeux, comme une brume permanente qui brouille le regard.

Benjamin Genissel
(Lussas, août 2022)

Matthieu Chatellier à propos de De part et d’autre

« Dix ans après avoir filmé Cécile Reims et Fred Deux chez eux à la Châtre dans le Berry pour le film Voir ce que devient l’ombre, j’ai un appel de Cécile. Fred est décédé en 2015 et donc quelques années plus tard, Cécile me dit qu’elle aimerait que je revienne avec ma caméra. Le prétexte est à nouveau d’accompagner une nouvelle exposition de leurs œuvres. Et au départ, je me dis : « cette fois, je fais juste le film pour le musée ». Je ne partais pas avec l’ambition d’un film personnel, toujours dans cette optique de ne pas se répéter, de ne pas refaire le même film. Et puis quand je commence à discuter avec Cécile, je comprends que bien sûr la situation n’est pas la même, du temps est passé et je décide de rester un peu chez elle. Finalement, ce sont à peu près les derniers jours que l’on va passer ensemble, puisqu’elle décédera quelques mois plus tard. J’aurais l’occasion de la revoir deux ou trois fois mais quelques heures comme ça seulement, en passant. Donc là c’est vraiment un moment à deux, avec cette caméra. Elle a le désir de raconter sa vie, elle s’anime quand c’est le cas, sinon elle paraît très fatiguée. Je ne peux être avec elle que deux ou trois heures par jour, pas plus. Donc il y a quelque chose d’assez précieux dans ces moments que l’on passe ensemble et dans sa complicité à faire un film. Elle se prête, en somme, à cette caméra. Je me demandais vraiment ce que j’allais faire de ces heures d’entretien et de présence filmée de Cécile, et en y réfléchissant avec Daniela [de Felice, bien sûr (NDLR)] on a eu l’idée de raconter mon retour là-bas, ainsi que de chroniquer mon séjour sur place. Et en même temps de réaliser un film à la temporalité un peu trouée : on est à la fois dans un temps présent qui serait le temps passé avec Cécile mais aussi dans un temps qui vient hanter ce dernier. Ce sont les images tournées dix ans avant qui viennent le hanter en faisant ressurgir Fred et leur couple tel qu’il était dix ans avant. Ce sont des images que je n’avais pas gardées pour Voir ce que devient l’ombre et qui cette fois attirent plus mon regard et ma tendresse. Et puis ce film est aussi pris dans le pressentiment que ce sont effectivement les derniers jours que je passe avec Cécile, dans un temps précaire. Par ailleurs, interviennent des personnages secondaires cette fois-ci, Tristan et Vincent, qui permettent de voir ce qu’il y a après la disparition de ces deux artistes, de se demander ce qu’il reste d’eux. C’est à dire peut-être juste une maison que l’on peut aller voir, celle où ils ont vécu. Et puis le mystère qui entoure l’oncle de Fred et là pareil, on va voir les lieux avec ces deux personnages. Même si au final, toute cette « quête » est un peu déceptive. Pour quelqu’un qui serait un peu collectionneur, qui serait dans l’obsession de retracer l’histoire ancienne, il y a quelque chose de vain car l’histoire ancienne est évanescente. Et enfin, il reste les œuvres. Des œuvres que je montre dans le film. Mais je dirais que, par une sorte de démonstration par l’absurde, ce film est un peu un hymne à la vie parce que ça montre combien il faut profiter des gens tant qu’ils sont là. Parce que après, une fois qu’ils sont partis, on peut toujours se dire « Tiens, ça s’est passé là » et puis « Ah non, en fait, c’était sans doute là », ils ne sont plus là pour raconter comment ça s’est réellement passé. Comme le dit Vincent dans le film : « ça fait drôle de revoir ces lieux mais en même temps les protagonistes principaux n’y sont plus ». Et bien sûr, De part et d’autre est un dernier hommage, non pas à l’œuvre de ces deux artistes qu’étaient Cécile et Fred, mais à l’importance qu’ils ont eu pour moi. Voilà, c’est une façon un peu détournée, un peu compliquée, un peu difficile de leur dire combien ils ont été importants pour moi »     

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