Le Blog documentaire est particulièrement heureux de vous offrir ce très beau texte consacré au cinéma d’Alain Cavalier – un auteur que nous aimons beaucoup. Vous lirez ici, sous la plume d’Emilie Houssa, quelques-uns des aspects les plus séduisants de la très délicate écriture de « l’honnête filmeur ». Les vidéos à contempler en contre-point du texte ont été réalisées par Alain Cavalier à l’occasion de la rétrospective que lui a récemment consacré la Cinémathèque française.
Aussi, sachez que le magnifique portrait qui accompagne cet article est signé Olivier Roller.
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« Je suis né de l’écrit, je n’ai vu mon premier film qu’à sept ou huit ans, l’écrit m’a formé. Et il a fallu que je me débarrasse de cet outil plus costaud, plus achevé que la caméra. J’ai mis des dizaines d’années à le faire. Depuis une dizaine d’années, je n’écris plus de scénarios, je filme directement, c’est assez jouissif. (…) Je ne veux pas coller des mots abstraits sur la personne que je filme, et l’enfermer là-dedans pour qu’elle finisse par me rendre une pâle copie de ce que j’avais imaginé. Je vais vers les personnes directement, j’ai complètement déblayé le terrain dans mon attitude physique : je suis seul face à la personne que je filme, nous sommes à égalité, et ça se passe de façon plus souple, plus humaine, sans témoins muets. J’ai avancé dans ma conversation avec les autres. » (Alain Cavalier pour Les Inrockuptibles, 2000)
La rétrospective sur Alain Cavalier qui a eu lieu à la cinémathèque française du 26 avril au 9 mai 2012 est l’occasion de revenir sur le travail de ce filmeur. Mais face aux films d’Alain Cavalier s’ouvre un gouffre. Comment écrire sur une écriture en marche ? Pourquoi écrire sur quand la force de ces images est d’être là ? Prenez par exemple, un écran qui cligne doucement des yeux et sur lequel deux êtres, Martin et Léa (1978), s’aiment et se cherchent. Écrire cela n’est rien, le résumé fait mal, car si l’histoire apparente peut s’enfermer dans ces mots, le film n’est pas là. Où se trouve-t-il ? Comment traduire en mots ce lent saisissement ? Où se situer face aux images d’Alain Cavalier ? Des images qui racontent autant qu’elles se racontent elles-mêmes. C’est peut-être là : dans l’intervalle de deux images, celle qui s’oublie et celle qui se montre, qu’il y aurait la possibilité de poser son regard et d’écrire avec les images d’Alain Cavalier sur ce qu’écrire veut dire. Les images d’Alain Cavalier montrent toujours un regard et la construction de ce regard, l’image est en chantier, elle nous parle d’elle-même autant que des vies contées. Chez Alain Cavalier, l’image s’écrit par l’image et, ce faisant, révèle toute l’intimité de l’écriture cinématographique.
Alain Cavalier saisit un mouvement : comment aller vers l’autre, jusqu’où aller à toi ? Cavalier raconte une rencontre : ce qu’il advient quand on part à la rencontre de l’autre, qu’on le cherche et qu’on se cherche par lui. « Les documentaires ne sont que ce que les gens nous autorisent à filmer » (Alain Cavalier pour Les Inrockuptibles, 2000). Cavalier se place donc là, entre fiction et documentaire, entre illusion et réalité pour proposer des images où le récit se forme sous nos yeux. C’est pour cette raison que les personnages de Cavalier sont des modèles plus que des personnes. Il les filme par fragments : ils sont en apparition et de leur apparition découle l’histoire. Que ce soit pour René (2001) ou pour 24 Portraits d’Alain Cavalier (1987-1989), les personnes filmées arrivent très tard après le début du film, il faut laisser du suspens, il faut laisser aussi un espace et un temps au spectateur pour chercher ce visage qui parle, chercher les traces de l’histoire, construire des pistes possibles. Chez Alain Cavalier l’image se forme et se finit par le spectateur, elle s’inscrit dans un creux : entre ce qui est et ce que l’on voit.
« Il n’y a aucun modèle précis.
Aucune représentation du pouvoir
comme au journal télévisé
comme dans les documentaires
comme dans les films et téléfilms.
Seulement deux être humains,
Lindon et Cavalier
Qui « imaginent » la volonté de puissance
et la proposent à un troisième :
le spectateur. »
(Cavalier, Pater , 2011)
Cavalier écrit. Il écrit qu’il écrit et ce faisant transmet une force : celle de croire en l’autre, en Irène, en Thérèse, en Vincent, en nous. Alain Cavalier trace doucement au fil de ses images une question : jusqu’où filmer ? Jusqu’où rencontrer l’autre dans, par l’image ? Face caméra des hommes, des femmes parlent. Ils ne parlent pas pour l’image, ils ne s’arrêtent pas au cadre si restreint de ces quatre lignes droites, ils s’adressent à un autre homme qui les écoute et recueille ces paroles offertes en partage. L’image s’ouvre, elle n’est plus plane, elle est lieu d’échange, de rencontre, aire de jeu. Au-delà du temps, au-delà du mouvement, les images d’Alain Cavalier se construisent comme des espaces : des espaces de recherche, des espaces d’écriture. Alain Cavalier se filme écrivant et nous écrivons avec lui.
« J’analyse. Je ruse, je cherche. J’essaye ;
L’invention de la caméra vidéo fissure les pouvoirs, (…)
Je ne filme que des personnes et plus des personnages. (…)
Tout est imprévisible. Tout est possible. »
(Cavalier, Pater, 2011)
Alain Cavalier propose une écriture en marche, ce qu’il inscrit est ce qu’il advient, ce qui apparaît. L’écriture fait peur. Elle représente la contingence absolue. Chaque mot écrit annule les milliers d’autres mots potentiellement possibles, c’est effrayant. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Ce qu’on écrit aujourd’hui n’est valable que maintenant, il sera autre demain, il s’est perdu hier. L’écriture nous engage nécessairement parce qu’elle nous expose, nous impose au présent. Il semble important d’inscrire ce présent aujourd’hui, un temps fragile et contingent qui s’érige, aussi paradoxal que cela soit, contre le « direct » des images actuelles. Les films de Cavalier exposent ce présent et, ce faisant, ils montrent l’image comme un espace politique. Un espace où peuvent évoluer des personnes d’ordinaire exclues de notre imaginaire collectif médiatique. Les personnes d’Alain Cavalier portent en elle-même l’histoire racontée. Elles inscrivent par leurs gestes, leurs colères, leurs recherches une société invisible, non cadrée : celle des petits métiers oubliés, celle des femmes disparues, celle des acteurs derrière les personnages, celle des filmeurs hors champ.
Ce film n’a pas de but politique apparent.
Il sous-entend que nous sommes
autant une communauté de terriens
que les enfants de notre village.
C’est vivre plus grand et plus difficile.
Ce film est au plus près
de Vincent Lindon et d’Alain Cavalier. »
(Cavalier, Pater, 2011)
Chez Alain Cavalier l’action fait l’image, plus exactement, l’image constitue l’un des éléments de l’action puisque nous la voyons se construire sous nos yeux. Nous voyons dans Pater, par exemple, peu à peu se construire à l’image la relation qui se noue entre Vincent Lindon et Alain Cavalier pour la caméra, pour la fiction mais aussi pour ces deux hommes. « Je viens de la narration, du récit et le reportage ne m’intéresse pas. Il faut qu’il y ait du suspens, un début, une fin. » (Alain Cavalier pour Les Inrockuptibles, 2000). L’écriture de Cavalier est d’abord littéraire. Mais son mouvement cinématographique l’a poussé de plus en plus à se débarrasser de la littérature pour aller vers une écriture plus proche de la parole des gens rencontrés avec des phrases simples, des idées qui se répètent ou parfois, comme pour Thérèse (1986) des textes sans adjectifs. Mais cette culture littéraire, Cavalier la garde dans la méthode de travail. La caméra remplace simplement le stylo : « Je filme comme un écrivain écrit : c’est-à-dire tous les jours » (Cavalier pour Radio Libertaire, 2002). Toute la démarche d’Alain Cavalier vise à être celle d’un « honnête filmeur » entre le copieur et le monteur-menteur.
Cavalier note par exemple que pour le premier portrait de Vies (2000) – celui d’un chirurgien oculaire de l’Hôtel Dieu, les opérations ont duré quatre heures et qu’il n’en a montré que 30 minutes. Ce que nous montre alors Cavalier n’est pas le temps de l’opération mais celui du film qui repose sur les temps forts de ce dernier jour d’opération. Il y a reconstruction, mais cette reconstruction est montrée, elle constitue même le propre de l’écriture qui se déploie sous nos yeux. Sans illusion, sans fard, sans équipe et pour Libera me (1993), sans parole. La forme conduit le fond pour construire des preuves cinématographiques. À partir de Vies nous sommes face à la vie matérielle du cinéma, quatre portraits d’hommes et femmes au travail qui reprennent les 24 portraits de femmes au travail des 24 portraits d’Alain Cavalier réalisés pour la télévision. Des portraits que Cavalier propose pour « garder [ces femmes] de l’oubli, ne serait-ce que pendant les quelques minutes où elles sont devant vous » (Cavalier, 2006).
Dans Les Braves (2007), Cavalier regarde comment se débarrasser des mots pour construire une image de la résistance. Et pour se débarrasser des mots, Cavalier fait parler. Il rencontre des Braves, résistants à l’autorité imposée et folle. Ils les raconte en les écoutant avec pour seuls mots d’ordre : des récits visuels qui ne fassent pas plus de 40 minutes (durée de la bande vidéo que Cavalier ne veut pas monter pour que s’inscrive le temps de la mémoire). Ici, pour Cavalier, être cinéaste c’est chercher des films en puissance dans les mots. À l’opposé, Libera me cherche avant tout à reconstituer les images mères qui, dans la tête d’Alain Cavalier, évoquent la torture. Pour ce film, Alain Cavalier est allé chercher, avec des visages forts de personnes rencontrées, ces moments de la journée où on ne parle pas, où l’image seule est. Dans son parcours, Alain Cavalier passe du « il » au « je » en passant de la caméra 35mm à la caméra vidéo que l’on tient à la main. Ce passage technique révèle le passage de témoin entre une personne impersonnelle et une première personne du singulier qui s’exprime, et ce faisant ouvre un espace pour que d’autres dialoguent avec elle. Cette démarche est poussée à l’extrême dans Le Filmeur (2004) où Cavalier expérimente comment une intimité peut rejoindre celle du spectateur.
Il n’y a pas d’instant décisif, pas de moment de saisissement, il y a des mouvements qui impriment la pellicule ou le papier et qui tissent nos regards. Écrire c’est se situer, dire où l’on parle et pourquoi l’on parle, ce qui nous pousse à parler. Bien souvent les discours dits objectifs évacuent ce lieu là : le lieu de celui qui dit. Un discours ne roule pas tout seul, un discours naît d’envies, de peurs, d’idées, de nécessités qui poussent à écrire là, sur cette choses là, dans ces mots là. L’écriture, c’est un rapport au monde, un rapport à l’autre : la distance exacte entre la chose et soi, la distance juste, celle que cherche Cavalier dans ses films, celle qui reste encore et toujours à trouver derrière les mots, derrière les choses ou justement entre les deux.
Tracer des lignes, des cercles sur des pages, ce n’est pas écrire, c’est transcrire peut-être. Mais écrire : sentir qu’on arrive à passer de la chair aux mots, du mouvement au papier et sentir que ce mouvement, cette chaire ne s’arrêtent pas, continuent seuls pour eux que nous ne sommes que didascalies, intermédiaires et que la pensée se développe comme l’être en face qui vit seul. Jusqu’où peut-on écrire ? Écrire, parler, rendre réel : réaliser un imaginaire, une pensée, tout discours, toute forme d’écriture (qu’elle soit sonore, visuelle, textuelle) est un acte de création. Gilles Deleuze disait dans sa conférence à la Fémis en 1986 que « penser c’était créer », et bien écrire c’est matérialiser cette création. La matière même de l’écriture est création. Les mots, les images sont et font être.
Cavalier cherche l’autre par soi et inversement ses portraits sont de autoportraits, des vues subjectives qui révèlent la matérialité du cinéma. Le regard de Cavalier se construit donc par bribes, fragments de choses perçues et oubliées. Cavalier ne filme pas « sur », il trace avec les gens un regard vers leurs histoires, des histoires qui se nourrissent de la rencontre d’espaces : celui du récit, celui du filmeur, celui du spectateur. Cavalier trace des vies qui se rencontrent et retrouvent la sienne. Avec les films d’Alain Cavalier, on comprend en image, que l’art ne reflète pas, il dit qu’il est et par cette présence il dit qu’il y a, qu’il y a des femmes et des hommes, des pensées, des traces et du mouvement, un mouvement infini qui laisse passer les images et qui construit l’oubli aussi bien que l’histoire. « La réalité n’est qu’un mot, comme sa sœur jumelle, la fiction. » (Cavalier, 2006)
Emilie Houssa
Plus loin…
– Les conversations filmées par Alain Cavalier pour la Cinémathèque française
– Une semaine avec Alain Cavalier sur France Culture
Bibliographie
– F. Bonnaud, « Alain Cavalier : artisan et modèle », Les Inrockuptibles, 21 novembre 2000.
– Alain Cavalier, Pater (manifeste), 2011.
– Alain Cavalier, Les 24 portraits d’Alain Cavalier, DVD ARTE, 2006.
– Cédric Mal, Le Portrait en cinéma, Filmer justement les petites choses d’humbles gens : l’écriture cinématographique de l’existence humaine, Mémoire de DESS, soutenu à l’Université de Paris VII Denis Diderot en 2003.
– Julien Pichené et Samuel Rodriguez, « Alain Cavalier, cinéaste » entretien réalisé pour l’émission Désaxés et diffusée sur Radio Libertaire le 22 décembre 2002.
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