Retour sur « Audiostories ». On vous avait présenté cette proposition documentaire interactive en octobre dernier… Une série de portraits qui ambitionne de déconstruire les rapports habituels entre images, textes et sons. Voici venu le temps de l’analyse du processus de fabrication, avec les auteures du projet. Extraits d’un article à paraître dans la revue Entrelacs, et documents fournis par Amanda Robles.
« Une image c’est un monde en soi,
deux photographies c’est un monde en suspens »
Comment renouveler le portrait documentaire grâce aux potentialités du web ? C’est en substance la question qui a agité les auteures de ce programme (Audrey Ginestet, Marlène Laviale et Amanda Robles), son producteur (Fabrice Lapeyrere) ainsi que son webdesigner (Vadim Bernard). Avec cet objectif, ambitieux : « renouveler les relations image/son au sein d’objets audiovisuels documentaires simples ».
Ceci étant posé, l’équipe d’Audiostories a cherché à construire « une forme audiovisuelle ouverte qui revendique son hybridité et sa fragmentation ». En somme : « Des images d’un côté, des sons de l’autre. Entre eux des possibilités de contact et de connexion mais aussi la coprésence de mondes autonomes dont on ne viendrait pas forcer les points de rencontre ou les rapports de force, les correspondances ou les écarts ».
Pendant deux ans, les auteurs ont travaillé sur cette disjonction des images et des sons : « Ce qui nous apparaissait comme l’une des spécificités les plus novatrices du web était la fragmentation quasi illimitée des formes et des contenus. Monde en morceaux, constellations de données et de subjectivités, le web s’affiche comme un espace ouvert aux tentatives et tâtonnements, objets inachevés et formes évolutives ».
C’est en inspirant du travail d’Alain Cavalier (Portraits), de David Lynch (The interview project) mais aussi de Histoires courtes et de One in 8 million que les auteures ont progressé vers l’idée de la série, puis vers celle du diaporama sonore. Une forme dans laquelle « le portrait documentaire se fait impressionniste : la durée se construit d’instant en instant et le portrait s’esquisse détail après détail. Une série de moments, une suite de morceaux de corps, de lieux et d’objets. Par cette fragmentation l’image se fait moins totalisante et les gouffres laissés dans les intervalles entre chaque cliché permettent de mieux laisser entendre la présence des voix et des sons. Ainsi ce monde disjoint et elliptique est en quelque sorte reconstruit et solidifié par le fil de la voix qui nous raconte l’histoire secrète des fragments ».
Mais il faut aller plus loin. Faire éclater le carcan du diaporama, déconstruire le dispositif en s’arrêtant sur les images, en fixant partiellement leur défilement et en les représentant par paires : « La paire permettait en effet de défaire ce rapport unilatéral entre le signifié sonore et le signifié photographique et permettait d’établir un autre rapport au temps et au montage. Une photographie c’est un instant, deux photographies c’est déjà une histoire. Un cliché c’est un monde en soi, deux clichés c’est un monde en suspens ».
A ce système de défilement manuel par paires s’est ajouté, au gré des allers et retours entre le terrain et le studio, le dédoublement de la bande son : « Ainsi le son subit un peu le même sort que les paires photographiques puisqu’il se trouve lui aussi fragmenté en deux : la face A pour la voix de la personne qui raconte son histoire, la face B pour les sons dont elle nous parle ».
C’est en revoyant La Jetée (Chris Marker) et en s’inspirant du Pathéorama que l’équipe de création fixe cette « expérience toujours unique et toujours différée. La non simultanéité entre l’expérience visuelle et sonore est mise en avant. On peut bien sûr choisir d’imbriquer momentanément les images et les sons mais leurs rythmes demeureront toujours autonomes et indépendants : un flux d’un côté et un défilement de l’autre, une continuité sonore d’une part et une intermittence visuelle d’autre part ».
Expériences auditives subjectives
Dans Audiostories, l’internaute est considéré comme un « interprète » auquel est soumis une « œuvre à achever ». « Nous avons souhaité que l’internaute construise une durée unique, subjective. L’une des caractéristiques fondamentales du cinéma – la succession des images et de sons selon un montage dont le déroulement est figé – est ici mise en question. Le montage se fait en quelque sorte en ligne. À chaque fois qu’un utilisateur regarde et/ou écoute, il réalise son propre montage qui ne sera inscrit/écrit nulle part si ce n’est dans la mémoire de son expérience de spectateur. Le web permet ce « non montage » et cette indépendance des matériaux qui se voyaient autrefois figés et agglomérés dans les supports tangibles traditionnels (pellicule, cassette…) ».
Il s’agissait également de « proposer un objet audiovisuel dont la forme rappelle celle d’un outil. Un objet audiovisuel qui puisse porter en lui la trace même de sa fabrication » mais aussi « une plate-forme collaborative de montage en ligne »…
Interface à partager
Ancrée dans la « culture libre », l’équipe de production a décidé de concevoir un CMS à code source ouvert qui peut être réutilisé dans d’autres projets audiovisuels. « Tout comme l’écriture du projet s’appuie sur de nombreuses références cinématographiques et documentaires, sa réalisation technique s’appuie sur tout un corpus de logiciels libres, en premier lieu les systèmes qui font fonctionner internet (Linux, Apache, PHP, etc.) puis des projets plus récents qui animent le web d’aujourd’hui, comme par exemple le projet AngularJS ».
Reste à transformer l’essai, et à compter sur des contributions nombreuses, et de qualité. Les auteures expliquent : « Ce projet a soulevé beaucoup plus de questions et nécessité davantage d’expérimentations que nous ne pensions au départ. Maintenant que nous approchons du but, il nous semble important de dire combien la création audiovisuelle pour le web est un terrain d’expérimentation riche et fascinant parce qu’elle convoque une remise en question à tous les niveaux : durée, media, montage, production, diffusion, financement, auteur/spectateur… ».
Avant de conclure : « Le plus fort potentiel du web réside peut-être avant tout dans sa générosité, sa capacité à accueillir les élans créatifs de chacun. On pourrait alors y voir la possibilité d’une véritable action collective, et non pas simplement la prétendue liberté d’une interactivité qui semble bien souvent fonctionner en vase clos. En effet le plus souvent le terme « interactivité » désigne une action-réaction d’ordre individuel alors que nous aurions envie de lui donner un champ d’action plus large. Défendre l’échange plus que l’interaction, le partition plus que la participation et faire ainsi de l’internaute autre chose qu’un simple utilisateur, mais un interprète des formes mobiles et ouvertes du web ».
Plus loin…
– « Audiostories », un geste documentaire en partage qui consacre les univers sonores
Un très beau projet et un article tout aussi intéressant .