Mais que lire cet été sur la plage ou au bord de la piscine ? Le Blog documentaire s’avance ici à une petite suggestion : la BD documentaire. Le genre n’est pas nouveau, mais il connaît aujourd’hui une nouvelle jeunesse. Petit panorama très suggestif réalisé par deux experts très inspirés : Edouard Gasnier, avec Justine Brisson.
Bande dessinée et documentaire :
écrire et dessiner pour raconter le monde
La BD reportage est une rencontre littéraire entre la presse et les bulles, entre le factuel du reportage et la subjectivité qu’apporte le dessin. C’est un genre qui a beaucoup de succès depuis quelques années mais qui ne date pas d’hier. Il est encore en évolution, alors profitons-en, après une quarantième édition du festival d’Angoulême où il a été omniprésent : voici un petit tour d’horizon de ce qu’a été, ce qu’est et ce que pourrait être la BD reportage…
Au tout commencement : le dessin, la presse et la BD
Au début du 20ème siècle, la presse va s’embellir de visuels, d’illustration et de caricatures. La BD va du coup officiellement naître dans un journal new-yorkais, en 1896, avec The Yellow Kid. Cette filiation s’est distendue, mais ne s’est jamais perdue, en témoigne encore aujourd’hui les pages de la revue XXI.
Les BD reportages vont commencer à fleurir sous forme d’albums, timidement, à partir de la fin des années 60, aux Etats-Unis puis en France. Les biographies en cases et en bulles seront la locomotive de ce mouvement durant les années 70 et 80, avec deux pionniers : Robert Crumb et Will Eisner. La consécration est atteinte en 1992, lorsqu’Art Spiegelman obtiendra le prix Pulitzer. Une reconnaissance du sérieux et de la qualité de cet art factuel. Aujourd’hui, le grand nom de la BD reportage moderne américaine est celui de Joe Sacco. Ce journaliste publie Palestine en 1993 (Ed. Rackham) et reçoit en 1996 l’American Book Award. En 2011, il a publié Gaza 1956, en marge de l’Histoire (Futuropolis), salué par la critique.
En France, la pratique de la BD reportage est lancée dans la presse alternative des années 1970 et 1980, notamment par Cabu (Hara-Kiri et Charlie Hebdo) et par Jean Teulé (L’Écho des Savanes). Ce dernier a reçu le Prix du meilleur album à Angoulême en 1989 pour Gens de France (Ed. Casterman).
Alors que nous entrions allégrement dans le 21ème siècle, la BD reportage a continué son bonhomme de chemin, avec notamment le succès de Persepolis, de l’iranienne Marjane Satrapi, son autobiographie (de 2000 à 2003) nous contant l’histoire et les remous politiques de la Perse moderne, devenus film en 2007. Puis, Emmanuel Gibert (et Frédéric Lemercier) réalisèrent Le Photographe (Ed. Dupuis), en mêlant des dessins et des photographies de Didier Lefèvre. Ce dernier est un photographe à qui Médecins Sans Frontières avait demandé de réaliser un reportage sur le déroulement d’une mission humanitaire en Afghanistan en 1986. Son travail fut remarqué par la complémentarité et la puissance que pouvait apporter la BD au travail du photographe.
Un exercice à la croisée des chemins
A l’exercice journalistique, la BD reportage offre un autre point de vue. Elle change la façon de mettre en forme les faits, elle montre bien plus qu’il ne dit. De plus, à l’instar du photojournalisme ou du reportage vidéo, une image ne fonctionne jamais seule et ne concentre pas toute l’histoire. Elle est contemplée et interprétée dans l’ensemble d’une séquence de cases. Elle est aussi écrite sous ces contraintes particulières, romancée, découpée, mise en scène.
Ce travail de réalisateur nécessite donc un temps de conception plutôt long par rapport à d’autres supports documentaires. Il faut penser la narration à mi-chemin entre la puissance de l’image (telle qu’on peut la percevoir sur des chaînes de diffusion 24/24, parfois très « brute », dénuée de recul) et l’analyse écrite (plus posée, réfléchie, telle qu’on peut la lire dans la presse papier). Un exercice d’équilibriste difficile dont la plupart des auteurs de bande dessinée se sont affranchis en assumant la subjectivité de leurs propos. Quoi de plus juste quand on peut changer les points de vue ? Raconter visuellement un témoignage que l’on nous a rapporté ? Imaginer des cadrages impossibles sur tous les autres medias ? Construire les images non pas seulement comme on les a vécues mais également comme on souhaite les montrer ?
La richesse de la BD reportage vient donc surtout du fait qu’un BD reporter ne suit pas stricto senso le travail d’un journaliste : il étale ses émotions et se place souvent au cœur de l’histoire. Au lieu de clamer une objectivité totale, Saint Graal du Journaliste, le BD reporter affirme clairement sa différence : à défaut d’être neutre, il est honnête, et c’est déjà ça. Art Spiegelman le revendiquait déjà dans la Columbia Journalism Review : « La prétendue objectivité de l’appareil photo est une convention et un mensonge au même titre qu’écrire à la troisième personne au lieu de la première. Faire du BD journalisme, c’est manifester ses partis pris et un sentiment d’urgence qui font accéder le lecteur à un autre niveau d’information ».
Vous noterez qu’à l’époque, on parlait surtout de BD journalisme, et que la sémantique a évolué vers le terme « BD reportage »… CQFD.
Ce flou dans la définition de la BD reportage n’est pas le seul. Il existe aussi un flou dans les limites du genre. Ainsi les Chroniques de Guy Delisle (dont le dernier Chroniques de Jérusalem (Ed. Delcourt) a obtenu le Fauve d’Or du Festival d’Angoulême en 2012), ne se prétendent pas héritières du journalisme de terrain, mais de l’autobiographie. Saison Brune (2012, Ed. Delcourt), de Philippe Squarzoni, est un essai écologique, tout en bulles. Plus inclassable encore, Quai d’Orsay (Ed. Dargaud), de Christophe Blain et Abel Lanzac, qui a aussi reçu la récompense suprême au festival d’Angoulême, en 2013. Ici, on est plongé dans l’entourage de Dominique de Villepin, au siège de l’ONU, lorsque les USA firent passer en force leurs velléités offensives sur l’Irak. Les propos sont totalement subjectifs, le dessinateur n’a pas assisté aux scènes décrites (mais le scénariste, oui), les situations souvent invérifiables, le nom des personnages et des pays sont changés. Au delà de la qualité indéniable de cette série, on peut s’interroger : est-on encore dans le reportage, ou dans l’œuvre fictionnelle ?
Et sur la Toile, dans tout ça ?
Dans le 9ème art, la révolution de cette dernière décennie concerne l’explosion des blogs BD d’une part, et de la bande dessinée numérique d’autre part. Et les deux dynamiques se sont bien entendu recouvertes : le web est l’espace de prédilection des dessinateurs-reporters de demain et, à l’instar de la bande dessinée papier, on peut y retrouver tous les genres, tous les sujets.
Les blogueurs BD produisent le plus souvent de la bande dessinée dite « numérisée », c’est-à-dire transposable en papier, quand bien même cela s’accompagne souvent de difficultés de mise en page. Dans cette veine, des thèmes récurrents sont présents, comme le suivi de l’actualité – petit exemple chez Martin Vidberg (l’Actu en Patate), sur la plate-forme du Monde. La BD de vulgarisation scientifique est elle aussi très populaire, confère Tu Mourras moins Bête de Marion Montaigne (qui a reçu le Prix du public Cultura au festival d’Angoulême cette année avec Tu mourras moins bête, T2, édition Ankama), mais également des projets à plusieurs mains telles que le Collectif Stimuli, ou Strip Science. On peut aussi parler politique, comme le fit Mathieu Sapin dans le Journal d’une Campagne, maintenant édité chez Dargaud, ou musique, comme ce compte-rendu du festival BBK à Bilbao pour le Magazine Music par Christophe Bataillon.
La BD numérique est, elle, une forme portée par un nombre plus restreint de blogueurs BD, dont bon nombre d’auteurs issus du monde de l’animation. La BD numérique est totalement pensée pour les nouveaux écrans, et en ce sens extrêmement difficile voire impossible à retranscrire en papier. En tant que membre de l’équipe de community management sur le site d’EspritBD, j’ai pu observer le nombre grandissant d’œuvres de BD reportage. Par exemple, avec les BD scientifiques réalisées à l’occasion de l’opération « Crayons X » organisée par le Festiblog (le festival des blogs BD) et Libération, des blogueurs BD ont croqué des sites et des chercheurs du CNRS. Vous pouvez découvrir celle de Yod@ dans les locaux de ICARE.
Concernant le documentaire historique, il y a un an, les américains de Cognito Comics lançaient sur iPad Opération Ajax, sur le coup d’Etat de 1953 qui renversa la démocratie iranienne naissante et remit le Shah d’Iran sur son trône – coup d’Etat orchestré par la CIA.
L’expérience la plus attendue à ce jour reste La Revue dessinée, qui est « à peine » parvenue à faire financer son projet sur un site de crowdfunding à… 720% (attendue, on vous dit). Cette revue indépendante publiera sur iPad et en papier un trimestriel dédié aux reportages, enquêtes et documentaires, uniquement en bande dessinée. Ce projet est à l’initiative de plusieurs auteurs de renom dont Marion Montaigne ou Etienne Davodeau (Les Ignorants, Futuropolis, 2011) avec aux commandes Olivier Jouvray, Franck Bourgeron, Kris (il faut absolument lire Un Homme est Mort, avec Davodeau, Futuropolis), Sylvain Ricard (Clichés – Beyrouth 1990, Les Humanoïdes Associés). Le lancement est désormais prévu pour septembre 2013. A ne pas manquer.
Si ces extensions numériques de la BD reportage prouvent sa capacité d’adaptation sans relâche, c’est sur de nouveaux horizons encore plus inexplorés qu’elle a désormais posé son dévolu ! Ainsi, Anne Frank au pays des mangas est un webdocumentaire sous forme de BD documentaire et interactive sur la perception qu’ont les Japonais de la Seconde guerre mondiale. En matière de webdoc, vous pourrez aussi explorer la fresque de 127 rue de la Garenne, qui fait écho à Demain, demain : Nanterre, bidonville de la folie 1962-1966 (Ed. Actes Sud), de Laurent Maffre et Monique Hervo, ou le prochain weBDocumentaire Iranorama, qui veut nous faire vivre les élections en Iran en 2014 dans la peau d’un journaliste envoyé là bas pour couvrir l’événement. Ce dernier vient de remporter le Prix du Public au Web Program Festival. Enfin, les projets transmédia ne sont pas en reste : après que MediaEntity, en BD fictionnelle, ait ouvert la voie, ARTE a lancé Je vous ai compris, une e-bd qui retrace les temps agités des « incidents » d’Alger, et qui réorganise les contenus du documentaire graphique diffusé sur les ondes hertziennes.
Bref, le BD reportage est un genre riche qui attire autant les auteurs que les lecteurs : son développement actuel n’est donc que le prélude d’une explosion à venir. Touchant à tous les sujets, à tous les supports, déjà tête de gondole du neuvième art, on peut parier qu’elle sera une composante déterminante du journalisme et du genre documentaire dans un avenir proche !
Edouard Gasnier
avec Justine Brisson
Plus loin…
Je vous ai déjà donné de nombreuses références, mais voici encore quelques albums récents qui méritent un petit tour chez votre libraire !
Des nouvelles d’Alain, Alain Keler et Emmanuel Guibert, Ed. Les Arènes-XXI, puis L’Enfance d’Allan (Ed. L’Association)
Un printemps à Tchernobyl, Emmanuel Lepage, Ed. Futuropolis
L’Art de Voler, Kim et Antonio Altarriba, Ed. Denoël
Une métamorphose iranienne, Mana Neyestani (Ed. Ca et La / ARTE Editions), qui y raconte son emprisonnement à Evin, Iran. J’y ai séjourné aussi, je vous recommande chaudement son récit.
Plus anciens, L’art Invisible, puis Réinventer la bande dessinée et Faire de la bande dessinée (Ed. Delcourt), par Scott McCloud, sont les bibles de la BD, en BD, plus un travail d’essayiste que de reporter, mais indispensables pour les passionnés !
Documentaire et autobiographie, vous pouvez aussi découvrir « Adoptions », une BD sur l’adoption en Colombie: http://guillaume-grimonprez.fr/
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J’aimerais connaître la différence entre roman graphique et bande dessinée ? Je pensais précisément que les bandes dessinées dont vous parlez étaient des romans graphiques… Merci !
Et bien à priori le roman graphique est considéré comme un genre/format de bd. On pourrait en parler comme d’un segment de la bande dessinée, souvent plus long, destiné aux adultes, qui se présente parfois sous la forme d’un album unitaire, même s’il y a quelques séries… Donc dans cette définition, Maus ou Persépolis, c’est du roman graphique. Pas Astérix et Gaston Lagaffe.
Merci beaucoup pour cette réponse éclairante.
Passionnant ! Super article, beau et bien rédigé ! Bravo Edouard Gasnier et Justine Brisson – et vous devriez relire l’entretien posté dernièrement, celui sur un prix je crois, il est mal rédigé. Mais ce texte est génial et le lien avec MAUS excellent ! Vivement les autres !
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A reblogué ceci sur Graphische Reportage – Simone Fass and commented:
Artikel über Geschichte der dokumentarischen Comics
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Merci pour cet article !
Davodeau avec « Les ignorants », « Rural » ou encore « les mauvaises gens » se rapproche beaucoup de la démarche documentaire, « un homme est mort » aussi ( reprise de l’histoire du film non achevé de René Vautier )
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