C’est un film fort et bouleversant, réalisé en 2014, vu dans nombre de festivals et récompensé à plusieurs reprises, qui est désormais plus largement disponible – sur Tënk notamment. Dans « Before we go », Jorge Leon capte une « expérience unique, dans un décor somptueux ». Trois danseurs et trois « corps déjà affaiblis » se rencontrent dans un documentaire qui « lève le voile sur un sujet encore tabou – la fin de vie – en convoquant tous les arts au sein d’un véritable hommage rendu à la vie et à la fragilité humaine ». Un film à voir ce mercredi 16 novembre en salle à Poitiers avec le festival Filmer le Travail, disponible en sVOD donc, et bien sûr en DVD… L’analyse est signée Rym Bouhedda.

 

beforeThéâtre royal de la Monnaie à Bruxelles. Son lustre luxuriant descend vers nous du plafond. Une femme-squelette est allongée parmi les sièges rouges. Le réveil sonne. Était-ce un rêve, un cauchemar, ou une hallucination éveillée ?

Dès le premier plan, le film de Jorge Leon annonce sa couleur : le désir d’aller s’immiscer dans l’espace sans fin ni forme du fantasme. Celui de la vie, celui de la mort mais surtout celui de cet interstice transitoire qui les sépare et les réunit à la fois.

Lidia est une femme à fleur de peau, Noël a le regard acéré et expressif, Michel garde des traces de son passé. Tous les trois en fin de vie, le corps marqué par une sonde, une poche ou une prothèse, ils partent rencontrer trois danseurs à l’opéra, où leur entrée symbolise déjà le passage, le rituel, l’aller probablement sans retour. Majestueux, l’endroit y transpire l’atmosphère vivifiante des lieux de création où l’on sent que tout est possible. C’est en tout cas ici que la rencontre entre ces trois duos s’exauce, dans un temps immédiatement suspendu. Au long du film, et au fil du temps, les trois couples s’apprivoisent, formés dès le départ de manière intuitive précise le réalisateur, comme si finalement cet échange leur avait été prédestiné. Loin de l’idée d’une thérapie où des malades iraient se consoler ou oublier leur sort, la relation qui se crée dépasse la fatalité : elle invente un nouveau territoire. Un espace et un temps dans lesquels, par des regards, des étreintes, quelques mots, des corps tissent un lien avant tout humain et ludique, horizontal et sincère. Un jeu dans lequel l’engagement des uns et des autres est intense et ne ment pas. C’est là ce qui rend le film si bouleversant.

Ces corps souffrants sont détenteurs d’un savoir. C’est en tout cas l’intuition de Jorge Leon qui voit dans la « radicalité » de se savoir véritablement mortel, une mutation de sa propre présence et de sa perception. Les trois malades ne se rencontrent jamais entre eux et l’on se doute que la solitude de chacun face à sa propre fin persiste, inexorable. Des corps en voie d’extinction mais qui ressemblent davantage à des lucioles aux lueurs bien vives, tant est vif et urgent leur désir de communier. « I want to dance with you » dit Lidia essoufflée, le regard euphorisé, à Meg Stuart. Comme dans une conscience magique du présent, la communion passe par le partage de ces instants matériels avec l’autre, ici ce danseur tout aussi ébranlé. Tractant des émotions et des ressentis qui leur sont propres, les corps des personnages se rencontrent et se dévoilent comme pour se faire à l’idée de ce miracle que représente la chair vivante et sa fragilité. Difficile et peut-être vain de vouloir véritablement la décrire en détail, l’expérience vécue par les personnages, ainsi que l’objet même du film, est imprégné de cette imprévisibilité propre aux rencontres, à leur alchimie certes manifeste mais qui ne peut se contrôler.

La nudité des corps dans quelques plans n’est pas ici affaire d’impudeur. Elle n’est qu’un aspect de leur complète mise à nu, qu’une partie de ce que les personnages donnent d’eux-mêmes. Leur engagement à accomplir cette expérience pour le film est fort et leur honnêteté évidente dans leur propre représentation. Jouer à représenter la mort, et donc la sienne, coûte d’y être totalement franc avec ses faiblesses. L’émotion intense qui se lit a l’effet d’une décharge sur tous et d’autant plus sur les danseurs qui avoueront au réalisateur qu’ils ne danseront plus jamais de la même façon.

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Dans une mise en scène qui n’est jamais anecdotique ou gratuite, c’est la mort anticipée qui est jouée et représentée telle qu’on peut se la figurer dans l’imagerie tragique. Le jeu de poursuite entre Noël et Simone Aughterlony grimée en faucheuse au costume de squelette se solde par un échange de vêtements. La mort se fait joueuse lorsqu’elle est rejouée par un reflet de soi dans le miroir ou une entrée sur scène. Les dialogues sont très rares, à l’écran ce sont les corps qui parlent et les sons environnants qui les accompagnent. Les correspondances par le son peuvent évoquer la fable universelle, qui fait répondre une situation à une autre, dans un mouvement fluide de sons de machines, de musiques, de chants, de pleurs, de rires. Le lieu de l’opéra vibre de ces sonorités. Celles des décors qui roulent et s’amassent dans l’ascenseur. Celles des instruments déballés de leurs enveloppes en plastique, de ces orgues-organes et de cet accordéon-poumon compartimentés. Mais d’abord les musiciens, qui dans le même ascenseur improvisent une scène avec piano, chant et violon. The Mercy Seat de Nick Cave, rejoué devant Michel sur son fauteuil, spectateur de cette représentation au refrain ponctué d’un « I’m not afraid to die ». Troublante prophétie que cette scène : Michel meurt pendant le film. Benoit Lachambre, le danseur qui l’a rencontré, se retrouve à improviser une scène où convulsions et larmes dessinent son effroi. Il scrute le corps allongé de Michel avant sa mort sur un petit écran de caméscope.

Représenter ce que l’on vit, poser le réel sur scène, convoquer le fantasme, la projection, bousculer la frontière du temps, celle des espaces, et en premier lieu l’espace du réel et de la fiction. Après ce film, il y a quelque chose de contrariant à résumer le jeu de la scène à une fiction. Peut-être serait-il plus juste de dire que s’y joue l’imaginaire du réel ?

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