Dans sa récente Philosophie des jeux vidéo, Mathieu Triclot se penche sur les relations entre cinéma et jeu vidéo. De Donkey Kong à LA Noire, de Tomb Raider à Exitenz, ces deux médias dialoguent depuis longtemps. Ils n’en reposent pas moins sur des images et des expériences radicalement différentes. Des réflexions qu’il n’est pas vain de garder à l’esprit à l’heure de la grande convergence transmédia…
Depuis l’irruption des images en 3D temps réel, les jeux vidéo ne semblent plus avoir grand chose à envier au cinéma. Réalisme éclatant des graphismes, scènes d’action spectaculaires, animation des corps et des visages des personnages : les blockbusters des consoles et des salles obscures semblent obéir aux mêmes codes, quand ce n’est pas aux même techniques. La Fullmotion vidéo (capture de mouvement) est utilisée aussi bien pour animer les personnages de « LA Noire », le jeu de « Rockstar games », inspiré des polars de l’âge d’or californien, que les mouvements de « Tintin et du capitaine Hadock » dans la récente adaptation de Spielberg. Il y a lieu de parler d’une convergence entre le cinéma et le jeu vidéo, convergence dans laquelle le second aurait cependant un avantage décisif : au récit en image et en son du cinéma, il ajouterait l’interactivité. Le jeu vidéo serait en quelque sorte « un film dont vous êtes le héros ». C’est précisément cette vision que conteste Mathieu Triclot dans les pages qu’il consacre au couple cinéma-jeu vidéo dans sa récente Philosophie des jeux vidéo (Zone, 2011).
Des grammaires différentes
Tout se passe apparemment comme si le jeu vidéo et le cinéma parlaient la même langue, faite d’une succession ordonnée d’images et de sons. Pourtant, si les vocables sont les mêmes, la grammaire diffère du tout au tout. L’exemple de la caméra subjective est significatif. Alors qu’elle existe dans les deux médias, elle y opère de manière radicalement différente. Dans les jeux FPS (« First person shooter » ou « tir en vue subjective »), la caméra subjective est la règle. Elle est une fenêtre de tir, par laquelle le joueur doit détecter toute présence hostile qu’il doit dégommer dans la seconde s’il veut prolonger la partie. Au cinéma, la caméra subjective est l’exception. On ne recense qu’un ou deux films expérimentaux, dont le célèbre Lady in the lake, entièrement filmés avec ce dispositif. Pour le reste, il intervient généralement pour souligner une perception altérée (par le rêve, l’alcool, etc.) du personnage. Elle n’est jamais un régime normal de perception.
On aurait d’ailleurs tort de croire, souligne Mathieu Triclot, que dans le jeu vidéo la caméra subjective renforce l’indentification du joueur à son personnage. Ce dernier est invisible, dépourvu de corps ; c’est un « lieu vide » conçu non pour transmettre des émotions, mais pour inciter à l’action. Le jeu vidéo, tranche Mathieu Triclot, c’est « un film dont vous n’êtes pas le héros ». Il « commence au point exact où le cinéma s’arrête, avec une forme d’image-action qui appelle le mouvement plutôt que le regard ».
Regard versus expérimentation
Cela suggère une différence radicale entre l’expérience cinématographique et celle du jeu vidéo. Le cinéma immerge le spectateur dans l’image en le plongeant dans une semi-hallucination favorisée par la salle obscure. Regarder un film, c’est se laisser aller à « rêver à demi-éveillé le rêve d’un autre ». Si le cinéma appelle un état de relâchement, le jeu vidéo, lui, exige une concentration extrême. Il immerge le joueur en sollicitant une attention de tous les instants, destinées au décodage de l’image en vue de l’action.
Les deux médias convoquent également deux formes distinctes de réalisme. Mathieu Triclot convoque ici le critique André Bazin. Selon le fondateur des Cahiers du cinéma, le réalisme de l’image cinématographique provient de la technique photographique. Bien sûr, il y a cadrage et donc intervention de la subjectivité dans la composition de l’image. Mais, parce qu’elle enregistre passivement le réel qui se déroule devant elle, l’image cinématographique contient toujours plus que ce que les mots peuvent en dire. Elle dépasse toujours les intentions du cadreur. Les images du jeu vidéo, elles, ne contiennent jamais plus que le code qui leur a donné forme. Elles sont irrémédiablement sans mystère.
Si l’on peut parler d’un réalisme de l’image vidéo, il est d’une nature différente. C’est, selon Mathieu Triclot, un « réalisme expérimental ». Il découle de la capacité qu’à le joueur de manipuler l’image, de la soumettre à un processus d’essai-erreur, dont il peut inférer un savoir sur l’univers dans lequel il évolue.
Cette différence radicale explique pourquoi la transposition de l’expérience du jeu au cinéma, ou celle inverse du cinéma dans le jeu vidéo, échouent le plus souvent. Le cinéma célèbre le regard en sacrifiant l’action. Exaltant l’action, le jeu vidéo frustre inévitablement le regard. L’idée d’une fusion des deux médias ou du dépassement de l’un par l’autre est donc pour le moins problématique. Reste à savoir si leur complémentarité, leur hybridation au sein de créations d’un nouveau genre – qu’elles explorent la veine du « transmédia » ou celle du « cinéma interactif » – est capable de produire un régime d’expérience porteur de sens.
Xavier de la Vega
Les précisions du Blog documentaire
1. Lire aussi ce bel article paru dans Sciences Humaines : « Les jeux vidéos racontés par un philosophe« .
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