Projeté en avant-première en ouverture des États généraux du documentaire de Lussas, le nouveau film d’Étienne Chaillou et Mathias Théry brosse le portrait de Bastien, un jeune militant Front National du nord de la France lors de la campagne présidentielle de 2017.
Jouant avec les codes de la fiction mais aussi de la littérature, les réalisateurs de « La Sociologue et l’Ourson » (disponible sur Tënk jusqu’à fin octobre) creusent avec finesse les ressorts sociologiques et psychologiques de l’itinéraire de Bastien, avec comme fil conducteur du récit la question de la dédiabolisation du FN. Le trouble que suscite le jeune homme et les partis-pris de mise en scène nous ont donné envie de rencontrer les deux réalisateurs.
« La Cravate » est sorti en salles le 5 février 2020.
Le Blog documentaire : Comment avez-vous rencontré Bastien, le personnage principal de votre film ?
Mathias Théry : Étienne dirigeait une collection de films pour France 3, Premier Vote. Il s’agissait de 13 films, un par région, à l’occasion des dernières présidentielles. Chaque documentaire faisait le portrait de trois jeunes qui allaient voter pour la première fois. Moi j’en réalisais un, celui de la région nord. Le FN y étant puissant, il fallait un jeune FN parmi les trois personnages de mon film. J’ai appelé le FNJ, rencontré plusieurs jeunes militants, et dans le lot il y avait Bastien, qui avait 20 ans. Avec Étienne, nous avons tout de suite été frappés par le fait qu’il disait que sa copine était d’extrême gauche, et qu’il vivait entouré d’amis non-politisés à qui ça ne posait aucun problème qu’il soit au Front National. Un mélange des genres surprenant, peut être propre à sa génération.
Étienne Chaillou : Et on avait aussi été frappé par la photo de Marine Le Pen affichée au dessus de son lit…
M.T. – En effet, je l’ai découverte le jour où je suis allé dans son petit appartement à Amiens. On le sentait assez « fan ». Nous l’avons donc choisi pour être un des trois personnages de ce film pour France 3. À la fin de ce tournage, Bastien rencontre Florian Philippot pour la première fois, nous sentons alors qu’une histoire commence pour lui et cela nous donne envie de continuer à le suivre pendant la présidentielle, pour un projet plus personnel.
Qu’est-ce qui vous a interpellés chez lui ? Comment avez-vous décelé en lui le potentiel d’un « bon personnage » principal ?
E.C. – Nous avons avant tout été interpellés par le fait qu’il accepte de parler, tout simplement. Nous le sentions prêt à se livrer.
M.T. – … Or, ce n’est pas commun dans un parti où il est difficile de parler à des caméras – ou alors de façon très contrôlée. Les médias ne sont pas du tout appréciés au FN. Même si nous nous étions rencontrés en faisant un film pour la télévision, nous lui avions expliqué qu’il s’agissait d’un documentaire indépendant. Lui-même l’avait compris et il expliquait qu’on faisait un film sur lui, sur sa vie. Il s’est mis à se confier à nous, et à nous raconter des choses qu’il n’avait pas le droit de dire au parti. Assez vite nous avons commencé à faire des entretiens non filmés où il avait un certain goût pour raconter sa vie, son enfance, les détails de son parcours. Il était ouvert, il avait envie de discuter avec des gens qui ne pensent pas comme lui, alors qu’un politicien aguerri se dit : « Je ne cherche pas à convaincre mes ennemis, je les combats ! ». Lui semblait dans la soif de rencontre, comme s’il cherchait quelque chose.
Et puis il y avait un certain mystère sur les racines de son engagement que je n’arrivais pas à comprendre. Ses parents n’étaient pas politisés, il était le seul de sa bande à être au FN. Quelle avait été l’étincelle qui a fait démarrer tout ça ? Il disait : « Ce sont mes idées, ce sont mes idées… », mais on sentait bien qu’il y avait autre chose… Ce n’est que deux ans plus tard qu’on a vraiment compris son véritable parcours.
Vous avez choisi un dispositif narratif très particulier : pourquoi ?
E.C. – Il y a deux choses dans ce dispositif : tout d’abord cette voix-off littéraire que nous avons imaginée très tôt, au début du tournage. Cela nous a poussé à filmer d’une certaine manière. Nous avions comme référence des extraits de romans classiques comme par exemple la scène du mariage de Madame Bovary. En arrivant sur le lieu d’un meeting, il nous fallait filmer les convives, le parking, les cuisines, chaque espace, chaque détail. Et pas uniquement se concentrer sur l’action. Cette façon de filmer donne à l’arrivée un sentiment de fiction. Et puis dans un second temps, nous nous sommes dit qu’il fallait soumettre cette voix-off à Bastien pour enregistrer ses réactions.
Qui a écrit cette voix-off ? Comment avez-vous travaillé ?
E.C. – Nous voulions travailler avec un écrivain mais nous avons finalement abandonné l’idée, d’abord parce que nous n’avions pas d’argent, mais aussi parce que c’est nous qui avions ressenti toutes les situations. Donc au lieu d’aller tout expliquer à un tiers pour transmettre les sensations vécues, nous avons préféré écrire ce récit nous-mêmes. Un écrivain aurait sans doute voulu inventer des choses et construit un personnage trop fictionnel.
M.T. – Nous avons travaillé comme on le fait d’habitude : l’un écrit une version, l’autre s’en empare et la pousse plus loin avant de la renvoyer au premier… jusqu’à que nous soyons tous les deux satisfaits.
E.C. – Pendant le tournage nous prenions des notes, le travail de rédaction s’est fait ensuite et a duré neuf mois. Nous avons dû faire un pré-montage car le texte devait correspondre aux images. Peu à peu, nous avons compris comment régler la voix-off. On partait d’un texte très écrit, et dès qu’il devenait sonore, il prenait trop de place par rapport à l’image, il pouvait paraître redondant. Nous avons dû raccourcir, préciser les termes, éviter les descriptions.
M.T. – Il y a des moments où l’image vient valider ce que dit la voix, parce qu’à certains moments il faut qu’il y ait la preuve par l’image. Mais parfois ce n’est pas nécessaire, l’image donne le cadre et le texte s’intéresse à ce qu’il se passe dans la tête du personnage, à ce qui est invisible. C’était un long travail d’écriture et de montage en parallèle. Mais ce n’était encore qu’un pré-montage car nous allions devoir chambouler le tout après l’étape suivante du tournage : la découverte du texte par Bastien.
Vous avez donc organisé un tournage spécifique plusieurs mois après le premier tournage afin de filmer Bastien en train de découvrir ce texte ?
E.C. – Oui, et nous ne lui avions pas dit qu’il allait découvrir ce texte pour pouvoir recueillir ses réactions spontanées.
M.T. – Nous lui avions seulement dit qu’il y aurait un dispositif particulier, que nous discuterions comme on le faisait habituellement dans les entretiens, mais que cette fois-ci ce serait filmé.
E.C. – Nous lui avons donné rendez-vous dans un bureau du cinéma de Beauvais pour qu’il puisse prendre conscience que tous les propos qu’il allait tenir à cette occasion pouvaient devenir publics, et se retrouver dans une salle de cinéma.
M.T. – Nous avons beaucoup travaillé sur les détails de la mise en scène de cette lecture car c’était un « one shot ». Il y avait aussi plein de précautions à prendre parce que nous ne savions pas du tout comment ça allait se passer. Ça pouvait bien se dérouler comme mal se passer. Nous avions un peu échafaudé tous les scénarios.
Quels ont été vos choix de mise en scène ?
M.T. – Par exemple, nous nous demandions comment éclairer et comment accommoder le décor pour être concentrés sur la lecture.
E.C. – On ne voulait pas de techniciens extérieurs afin de rester dans l’intimité de notre relation avec lui. On a fait le choix d’avoir trois caméras en simultané. On a éclairé en basses lumières focalisées sur le texte, tout en essayant d’éviter le côté « interrogatoire de flic ».
M.T. – Nous avons aussi décidé qu’il n’y aurait qu’Étienne qui poserait les questions, qui serait son interlocuteur, qu’il représenterait notre duo. Et comme c’est aussi Étienne qui lisait la voix off, cela simplifiait les choses. Dans La Sociologue et l’ourson, c’est moi qui prenais en charge notre duo, cette fois-ci c’est lui.
Par rapport au caractère trouble de ce personnage, aviez-vous des questions éthiques et quels étaient vos garde-fous pour ne pas offrir une tribune à ses idées politiques ?
E.C. – Tout d’abord, la voix-off. C’est un outil très puissant. Avec une voix-off sur des images, on peut vraiment orienter le regard du spectateur. Sur des détails ou des choses que certains personnages cherchent à dissimuler. Il fallait d’ailleurs a contrario veiller à ne pas être trop surplombant car cela risquait de faire de Bastien une victime de notre dispositif. Le début du film laisse la part belle à la voix, puis peu à peu les sons d’ambiance arrivent, et plus le film avance, plus on laisse la place à des séquences en son direct.
M.T. – Nous avons fait aussi un choix concernant le son : nous avons fait disparaître les dialogues. On garde une légère ambiance mais on enlève les voix. L’idée est bien de faire primer cette voix-off.
E.C. – On a choisit de maintenir une distance qui nous a paru salutaire. Leur retirer les mots de la bouche, c’est un peu comme si on contrôlait les propos du FN. Là encore, c’est à double tranchant. En enlevant les dialogues, on retire beaucoup d’humanité aux personnages. On enlève leurs blagues, leurs tons de voix, leurs sensibilités.
M.T. – Face aux techniques de communication puissantes du FN, le fait d’enlever le son est pour nous « de bonne guerre », c’est une façon de dire : « On ne rentrera pas dans votre jeu, on ne se laissera pas avoir, même sur des petits détails comme la façon de paraître sympathique, etc. ».
Mais il fallait être vigilant pour ne pas devenir non plus les « bourreaux » de notre personnage. On ne devait pas le transformer en victime. Nous pensons avoir trouvé un équilibre en gardant la maîtrise de la voix, mais en lui offrant la possibilité de réagir. Il a la liberté de dire s’il est d’accord ou pas.
Tout ce dispositif nous permet d’éviter que le spectateur assiste à l’affrontement habituel des débats télévisés, et qu’il ait plutôt accès à la relation entre un auteur et son personnage. En pensant le film nous nous sommes dit : « et si madame Bovary avait pu donner son avis à Flaubert ? ».
On sent dans le film du respect de votre part vis-à-vis de Bastien…
E.C. – En effet, c’était un postulat qui est arrivé tôt vis-à-vis des sympathisants ou des militants de base du FN. On différencie bien les sympathisants qui se retrouvent à servir un parti parce qu’ils ont une colère enfouie (et qui parfois recherchent uniquement de la convivialité), et les cadres qui veulent faire carrière – et qui d’après moi manipulent des pauvres gens.
Écrire nous a aussi permis de préciser notre rapport à tout ça. Tout au long du travail, une phrase de Flaubert m’a guidé. Quand il a commencé la rédaction de Madame Bovary en partant d’un fait divers, il disait « avoir du dégoût » pour ce petit monde de province et quelques années plus tard il s’écrie : « Madame Bovary, c’est moi ! ». Comme s’il avait fallu tout ce travail littéraire pour la comprendre.
M.T. – Et puis on s’est imposé d’être fidèle à nos valeurs. Quel est l’intérêt, lorsque quelqu’un nous énerve, de se comporter en agresseur ? Ne pas abandonner des notions fondamentales comme le respect de l’autre est pour moi primordial pour combattre des discours de rejet. Reconnaître qu’on a de la sympathie pour quelqu’un n’empêche pas de lui dire qu’on considère ses idées dangereuses.
E.C. – Nous devions rester très vigilants quand on sentait que Bastien basculait dans le militantisme d’extrême droite.
M.T. – D’ailleurs, toute la première partie du film ne concerne pas du tout la politique. Nous voulions d’abord passer par la sociologie pour ensuite arriver au politique, et éviter ainsi un rejet brutal. Nous pensons que la politique fait partie de l’histoire de Bastien, mais ce n’est pas ce qui vient d’abord. L’enjeu, c’est : comment la politique arrive dans sa vie. Quelle a été sa vie pour que la politique se présente à lui comme une solution et qu’il s’oriente vers l’extrême droite ?
Quel est le parcours de production de ce film ?
M.T. – On est reparti avec Quark, les producteurs de La Sociologue et l’Ourson. Ils pensaient qu’on arriverait à le financer facilement grâce à une forme de bienveillance des financeurs suite à La Sociologue… Mais on a senti que lorsqu’on annonçait le sujet du film, ça se crispait rapidement… De plus, les recherches de financement ont commencé après la présidentielle, dans un moment où tout le monde en avait ras-le-bol du FN. Juste après l’élection, les gens avaient envie de passer à autre chose, et nous, dans le dossier, on disait que le problème n’était pas réglé, que le FN n’était pas mort, qu’il reviendrait.
On devait partir avec France 2 pour une case de documentaire d’auteur mais ils se sont rétractés, et toutes les demandes de bourses CNC qu’on a faites n’ont pas abouti. On a même eu une réponse assez dure de la part de Brouillon d’un Rêve de la SCAM qui parlait de projet « casse-gueule », d’ « absence de regard », de « caricature » et « d’absence de complexité.»
Les retours des autres différentes commissions disaient que c’était intéressant mais dangereux. Et que financer ce film, ça serait aider un objet qui pourrait faire la promotion du FN malgré lui.
Mais c’est vrai que c’est sur le fil !
M.T. – Oui, mais nous avions conscience de tout ça. Notre dossier pointait pas mal de pièges dans lesquels on pouvait tomber et qu’on voulait éviter. Il fallait nous faire confiance… sur le papier.
Nos producteurs nous ont laissés beaucoup de liberté. Et aujourd’hui, alors qu’on vient juste de finir le film, on est content qu’il ait été sélectionné à Lussas et qu’un distributeur veuille le faire sortir en salles… Nous espérons que ce soit le début de la sortie du désert car nous avons été très seuls jusque-là !
Et comment ça s’est passé avec le FN ?
M.T. – Ce film a pu se faire car ils nous avaient identifiés comme ceux qui font le film sur Bastien, donc ils nous laissaient faire. D’autant qu’ils ne sont pas au courant de son passé.
Donc quand ils vont voir le film, il va peut-être y avoir des surprises.
Ce qui est intéressant vis-à-vis du parti, c’est que Bastien recherche la dédiabolisation. Il veut devenir quelqu’un de respectable en enfilant la cravate et pourtant, c’est cette même dédiabolisation qui l’empêche d’évoluer car il a lui-même ses secrets. Il se retrouve bloqué par ce qu’il revendique : la dédiabolisation.
E.C. – La cravate, c’est le symbole de la transformation d’un parti anti-système en parti normalisé, en quête de respectabilité. Et Bastien en est un parfait représentant (alors que son profil est assez unique).
M.T. – Le film peut avoir des conséquences pour lui. Il dit lui même : « on va voir si ça va changer ma vie ». Et je trouve ça bien qu’un film ne soit pas seulement un récit mais une expérience en tant que telle… car faire un film, c’est aussi influencer le cours des choses.
Propos recueillis par Marie Baget
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