Dada vaincra ! C’est avec ce cri de guerre que David Dufresne signe ses emails depuis quelques semaines, pour annoncer l’arrivée imminente sur le site d’ARTE Creative et de la télévision suisse SSR SRF de « Dada-Data », une série mordante d’haktions pour réinventer Dada à l’aune du Big Data. Mais ne lui dites pas qu’il s’agit d’un hommage, il y verrait de la poussière
« Dada-Data » se veut résolument en prise avec le réel pas toujours très rose de 2016. Pile un siècle après le lancement des festivités à Zurich, le programme sonnera la charge le 5 février avec un mot d’ordre : « Dada est un virus ». Pour restituer l’absurde, la poésie et la politique (jamais loin avec le réalisateur de Prison Valley et Fort McMoney) de Dada version 2016, nous avons – longuement – discuté avec Anita Hugi et David Dufresne, les deux auteurs. En avant, Dada !

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Dada au pays des data

Le Blog documentaire : Racontez-moi la naissance de Dada-Data : pourquoi, comment ?

Anita Hugi : Je suis chargée de programme, qui en Suisse est un statut incluant aussi un travail de producteur et d’auteur. En Suisse alémanique, le documentaire tient une place spéciale : il y a un vrai amour du documentaire à la télévision. Mais la télévision entendue comme une plateforme et non comme une forme ! Or cette plateforme peu à peu disparaît. Je réfléchissais depuis longtemps à la manière de garder la légitimité d’utiliser de l’argent public pour produire du documentaire – ailleurs qu’à la télévision : de penser à l’après télévision qui arrive… Dans mon travail, je suis spécialisée… dans les trucs qui n’existent pas, comme une série que j’ai produite sur les artistes femmes. Il n’y a pas eu de documentaire sur Dada pendant 50 ans ; je me suis dit que c’était important de le faire. Alors j’ai initié le documentaire linéaire et en réfléchissant à Dada, je me suis dit que ce mouvement, c’était un peu Internet avant la lettre. Et que Dada était ludique. Pour y réfléchir, j’ai tout de suite pensé à David Dufresne… qui m’a d’abord dit non ! Mais finalement, j’étais convaincue que c’était le bon moment de faire un projet un peu fou, multilingue, en associant les pionniers du web, comme ARTE France, David Dufresne et Akufen.

David Dufresne : Ce projet est un peu né comme est né Dada. Des gens comme Anita ont pensé qu’il fallait ouvrir une espèce d’espace pour pouvoir sauter par-dessus les frontières et célébrer les 100 ans de Dada en réunissant des personnes de différents pays comme Dada le faisait. Ça s’est fait autour d’un lieu virtuel, Dada-Data, qui est conçu comme un véritable espace physique. Le centenaire de Dada, c’est vraiment le prétexte ; on aurait pu faire ce projet-là l’année dernière ou l’année prochaine.

C’est venu comment, cette idée de réactualiser Dada à l’heure de la data ? Pour un cyber-punk comme toi, David, adepte des sites en SPIP dans les années 90, la filiation semble évidente !

D. D. – Je vais te dire quelque chose et le prouver [Il branche la caméra de Skype, NDLR]. Voici un carnet que je tenais dans les années 80 dans lequel je prenais des notes de lecture. A partir d’un moment, il n’y a que des citations Dada. Autrement dit : dès mes 20 ans, j’étais déjà habité par Dada. Il y a dans Dada-Data une interview de Greil Marcus, qui a écrit le plus grand livre sur le punk, Lipstick Traces, une histoire secrète du 20ème siècle, et qui fait le parallèle entre les situationnistes, les punks et Dada. Ces trois mouvements portent en eux la critique du capitalisme. Alors oui, au début, quand Anita m’a parlé du projet, je me suis dit : « je n’ai pas envie de faire un musée ». En réalité, j’avais peur d’aborder cette histoire de l’art, qui est énorme, et qui est viscérale pour moi. « Dada est un microbe vierge » : cette phrase de Tristan Tzara a tout déclenché. Dada-Data doit être un virus, comme un virus informatique. Et il n’est pas question de respecter Dada, d’être dans la commémoration et la poussière, simplement d’en respecter l’esprit.

Décrivez-nous d’abord le projet par le menu : des hacktions, un hackathon, un manifeste, un anti-musée, une installation… L’idée, c’est de coloniser le web de l’esprit Dada dans la durée ?

D. D. – Absolument.

A. H. – Coloniser ? Oh, je ne préfèrerais pas utiliser ce mot. Et nous les Suisses, on a peut-être moins d’expérience avec ceci…

D. D. – Mais je maintiens ! Je crois réellement que nous sommes est en guerre. Cette sensation s’est confirmée pour moi au fil de l’année 2015, avec les attentats de Paris et le marasme de la pensée. Bien sûr, on ne peut pas absolument pas comparer ce qui se passe en ce moment avec la boucherie de 1915 mais on peut quand même comparer le diagnostic. Examinons l’idée selon laquelle le langage nous a amenés à nous « déciviliser », à devenir des sauvages. La question se pose pleinement avec Internet : qu’est-ce qu’on fait avec la liberté d’expression ? On la laisse aux états, aux marchands, aux méchants ? Ou on s’en sert ? Donc, oui, d’une certaine manière, on veut coloniser le web ! En sachant à l’avance qu’on n’est rien et que notre seule arme, c’est l’absurde car on lutte contre plus fort que nous. L’idée des haktions est venue d’une discussion avec Alexander Knetig [qui dirige ARTE Creative, NDLR]. De la même manière que Dada avait créé des exercices, nous créons des haktions : là réside le cousinage.

Mais nous nous sommes aussi aperçus que Dada ne disait quasiment rien à personne : ça, c’était la claque. Alors il fallait bien montrer aussi les œuvres, mais sans ordre chronologique ni visée muséale. Les montrer comme dans un dépot de musée, comme si les œuvres étaient dans les tiroirs du Louvre. Tout ça est venu petit à petit. Que personne ne connaisse Dada m’a fait un peu peur ; et Akufen rira jaune peut-être en lisant ceci : j’ai trouvé cela formidable qu’ils n’y connaissent rien. Leur regard neuf a permis de partir en roue libre, d’autant qu’ils se sont vite plongés dedans. Ils ont découvert le fond et la forme au même moment, et je crois que ça se ressent dans le site.

A. H. – Pourquoi Dada ne dit rien à personne ? Je crois que c’était dans leur esprit même : les Dadaïstes ne cherchaient pas à écrire l’Histoire et à être commémorés. Les surréalistes, eux, sont les comptables de l’histoire de l’Art, comme disait Greil Marcus. Dada ne cherchait pas un langage unifié mais la diversité, ne souhaitait pas bâtir de socles de l’art, mais se moquer du monde, se marrer et mettre de la vie et du joyeux en face de cette guerre.

D. D. – En France, le mouvement Dada a été capté par les surréalistes. Certains Dadaïstes ont joué ce rôle-là. Les 100 ans du surréalisme feront sûrement beaucoup plus de bruit. Pourtant, Dada est le fondement de notre culture : celle du mix, de remix, de la boucle, de la simultanéité, de la performance, du détournement, du rire…

A. H. – … Et de la création commune aussi !

02_block_black_urlLes hacktions sont autant d’appels faits aux internautes à participer et à transformer « leur » web, en zappant les pubs ou en détournant Twitter de son utilisation journalistique ou informative. Vous pensez que les internautes sont mûrs pour se saisir de ces outils numériques et en détourner le sens ? On peut rêver que ce DataBlock là devienne un service public, avec des oeuvres d’autres courants artistiques pour contrer le pouvoir de la publicité ?

D. D. – Ce serait prodigieux ! Quand Dada naît, il révolutionne la typographie en utilisant celle de la publicité. La publicité a amené une révolution typographique démentielle au début 20ème siècle. Et eux la détournent. Nous voulions continuer dans ce chemin. D’où l’idée du virus : à l’époque où je travaillais à Mediapart, j’avais interviewé le créateur d’AdBlock. Autant te dire qu’à titre personnel, je me sens très mûr pour utiliser ces technologies ! Ça fait des années que je revendique le fait de questionner la publicité comme mode de financement du web.

Mais en dehors de toi, de nous, ça reste le fait de petites communautés ?

D. D. – Le simple fait que tu poses cette question nous ravit. Même si les gens n’utilisent pas DataBlock mais se posent la question des mouchards, de la surveillance et du flicage généralisé sur Internet, c’est parfait. L’idéal en fait, c’est d’être un tout petit peu en avance sur les usages : c’est la part du documentaire dans le projet.

A. H. – Pour expliquer aux gens ce que l’on fait, je parle de « street-art digital ». On passe une bonne partie de notre vie sur Internet. Dada-Data, je le vois comme une proposition de raviver la vie digitale en la rendant plus excitante. DataBlock donne à imaginer, à réfléchir : quand on a fait les premier tests en octobre autour de DataBlock chez Akufen, c’était juste avant les élections en Suisse. J’ai pu me rendre compte, en installant le DataBlock sur des sites suisses, combien les partis politiques occupaient beaucoup d’espace publicitaire sur les sites de presse. L’idée est donc d’être provocateur tout en restant ludique : on peut désactiver facilement DataBlock.

D. D. – Je continue de penser que les auteurs ont pour mission, dans le monde du digital, de chercher de nouveaux horizons. Ce qui fait qu’on est forcément un peu en avance sur les usages. La question qui se pose est bien sûr : quand est-ce qu’on à l’ouest, qu’on ne parle qu’aux geeks ? Toute œuvre documentaire interactive doit porter en elle une forme d’innovation. Et puis, le DadaBlock n’est pas si compliqué que ça à utiliser. L’idée avec Akufen était, comme toujours, de tout simplifier petit à petit : DataBlock, c’est finalement un seul bouton, un seul clic. Avec DataTweetPoésie, on rentre dans le poème directement !

Dites nous en plus sur l’hacktion « Ready Made Connected » : des œuvres comme l’urinoir de Duchamp qui sont construites en temps réel, tous les jours pendant un mois, avec des imprimantes 3D installées à Zurich au Cabaret Voltaire (où se tiendra le hackathon final début mars) : l’action des internautes a-t-elle un impact sur l’évolution de l’impression ? Et si oui, comment ?

A. H. – Non, l’internaute n’a pas d’impact sur l’impression elle-même… Mais l’impression a un impact sur les internautes car ils peuvent gagner une des œuvres 3D chaque jour ! Et tout le monde peut partager sur un chat ses réflexions autour de l’esprit Dada.

Pourquoi inclure l’impression 3D dans Dada-Data ?

D. D. – Quand Duchamp invente le ready made, il tue l’art. C’est sa grande phrase : « l’œuvre est dans le regard du spectateur ». On veut montrer que le monde des makers et du DIY [NDLR : Do It Yourself, NDLR] est en train de tuer l’industrie. Enfin d’essayer. Il n’y arrivera pas, on le sait tous ! Mais il essaie. C’est une révolution incroyable sur laquelle nous n’avons quasiment aucune connaissance et autour de laquelle règne finalement une grande indifférence.

Avec « Data Ready Made Connected », on est presque dans une démarche pédagogique. L’idée, c’est de dire : on peut fabriquer soi-même son porte-bouteilles plutôt que d’aller l’acheter. L’internaute est dans une position de spectateur. Mais s’il veut gagner l’objet, il faut qu’il participe au chat. On espère que ce dialogue-là va amener de l’intelligence.

Le tout en utilisant le principe du tirage au sort et non un système de « jeu » classique, avec des points et un classement…

D. D. – Eh oui : c’est Dada !

A. H. – L’aléatoire était une sorte d’action envers la guerre, une forme d’agir, selon Jean Arp. C’est une référence douce, mais très claire, à Dada.

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Une question sur le DadaTweetPoésie : comment avez-vous choisi les voix de synthèse ? Ont-elles été crées ou trouvées ? Où les trouve-t-on ou comment les crée-t-on ?

D. D. – Le principe, c’est : tu tweetes n’importe quoi dans ta langue et tu mets le hashtag #dadadata. On récupère quasiment instantanément le tweet. A chaque langue correspond une voix synthétique. L’internaute qui arrive sur Dada-Data peut soit twitter et faire partie de la poésie instantanée ; soit écouter les tweets des autres. C’est une sorte de grand poème simultané mondial.

A. H. – C’est Akufen qui a testé les voix. Et on utilise des voix synthétiques car on ne pouvait pas employer un être humain pour les réciter toutes !

D. D. – Ce qui est fou, c’est que depuis trois semaines, deux personnes tweetent avec le hashtag Dada-Data tous les jours ! Et on ne sait pas qui c’est ! Ce n’est pas toi par hasard ? (rires) C’est ça qui est beau en tout cas, que les gens se saisissent de l’outil. Dès qu’on va brancher le truc, ça va partir.

Dada-Data, c’est aussi pour moi le mariage officiel entre l’audiovisuel et l’art numérique. Vous avez des musées partenaires. Vous construisez un anti-musée. Et puis, Albertine Meunier, qui travaillait par ailleurs déjà sur Data Dada, participe à l’aventure avec Data-Gafa. En quoi cette forme d’art performatif correspond à l’esprit Dada ? Est-ce que tu renouvelles encore davantage ta déclaration d’indépendance par rapport à l’art du récit traditionnel avec ce projet ?

D. D. – Pendant des mois et des moins on a tenu bon, avec Anita, pour faire un documentaire sans vidéo. On a finalement un peu flanché sur la fin en intégrant l’interview de Greil Marcus, On a donc essayé de faire du documentaire qui s’affranchit du langage de l’image. Donc oui, d’une certaine manière, on a essayé de s’affranchir de certaines règles.

En même temps, on pourrait vous faire le reproche d’utiliser des techniques inaccessibles au commun des mortels, notamment sur Data-Gafa. A l’inverse des Dadaïstes qui utilisaient le collage…

D. D. – Sur Data-Gafa, si tu ne veux pas faire l’expérience avec ton Smartphone, tu peux le faire simplement avec deux touches de ton clavier. Mais c’est plus fort et plus dérangeant, plus intime aussi, de faire l’expérience avec son téléphone. Car on s’aperçoit vite que le sans fil est le pire fil qui soit !

Je parlais des techniques utilisées pour la production de l’oeuvre, pas de ce qu’utilise l’internaute pour accéder à l’oeuvre…

D. D. – Dada-Data, c’est un projet à épisodes. Si nous avions utilisé pour chaque épisode Facebook, Google, Twitter ou Instagram, ça aurait été un peu barbant. Alors oui, effectivement, Data-Gafa est un épisode un peu plus prospectif que les autres.

A. H. – Avec Data-Gafa, tu ne fais finalement qu’un geste que tu n’as pas l’habitude de faire avec ton téléphone : il devient le contrôleur d’une marionnette. En cela, tu lui ajoutes une fonction. Cela génère une certaine magie de manipuler Internet avec sa main. Dans les premiers retours que l’on a eus, cette sensation magique est très présente et fait aussi réfléchir à l’idée que nous sommes une marionnette dans les mains des GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon, NDLR].

01_hub_without_urlEn même temps, n’y a-t-il pas quelque chose de contradictoire à vouloir produire des manifestes avec Data-Dada, comme vous allez le faire lors du hackathon à Zurich (les 4 et 5 mars) puisque Dada refusait les étiquettes et les dogmes ?

D. D. – Le hackathon, il faut le voir comme du web physique. C’est une forme de Wikipedia. On veut réunir des gens et inviter qui veut pendant 30 heures à réfléchir à ce que serait le manifeste digital Dada. Car Tzara en a écrit beaucoup, des manifestes…

A. H. – Il en a écrit sept, mais pas de manière docte, plutôt comme un persiflage de l’idée de manifeste. C’était tout un art et une bouffonnerie, mais un art sérieux, finalement.

D. D. – Lors du hackhaton, on réunit des gens comme McKenzie Wark, auteur de Hacker Manifesto, qui est un immense texte de la culture web, des codeurs, des artistes, des créateurs… Et on ne sait pas du tout ce qui va en sortir ! On veut réfléchir à la manière dont les outils de communication peuvent entrer en interaction avec l’idée du manifeste, puisque le public sera aussi amené à live-tweeter. Enfin, il y a l’idée de performance puisque cela se tiendra au cabaret Voltaire, là même où Dada se retrouvait. Personnellement, je ne savais pas que le cabaret existait encore et ça m’a beaucoup ému de le découvrir. Donc pendant le hackathon, on va expérimenter. Avec la fatigue, le café, les cigarettes et les machines connectées partout, soit il n’en sort rien, et on est dans la démarche R&D propre aux nouvelles écritures ; soit il en sort quelque chose. Mais dans tous les cas, il n’y a pas de contradiction à produire un manifeste digital.

Data Gafa possède un véritable aspect ludique : est-ce que vous pensez que l’on peut révolutionner le monde avec une approche ludique ? Est-ce que c’est vraiment un changement de paradigme ?

A. H. – Je crois que oui. Si j’ai demandé de travailler avec David, c’est que j’ai entrevu qu’il avait la possibilité de faire quelque chose de marrant et d’intéressant en même temps. Le ludique, c’est très difficile à produire si l’on ne veut pas être simpliste.

D. D. – Je pense que le rire est la seule chose qui nous reste. On nous a à peu près tout enlevé, donc autant en rire ! Dada est le mouvement qui a le plus révolutionné l’art – et au-delà – par l’absurde. Je crois que notre sens de l’absurde est le meilleur rempart contre le cynisme et la moquerie du monde. Je pense que Donald Trump et Nicolas Sarkozy se moquent beaucoup de nous. Et qu’il est nécessaire de ne pas les prendre au sérieux. C’est la grande leçon de Dada : il faut qu’on arrête de se prendre au sérieux. Après, le problème du ludique dans les narrations interactives, c’est que ça devient la recette miracle : tout devient marrant, ludique…

Est-ce que le ludique de Dada-Data est le même que celui de Fort McMoney ?

D. D. – Oui, dans le sens où le jeu est un moteur pédagogique extraordinaire. Le jeu et le documentaire se rejoignent. L’appellation « jeu documentaire », c’était pour provoquer les gens des deux milieux ! La grande différence, c’est qu’il fallait vraiment faire partie de cette ville de Fort McMoney pour jouer. Dada-Data, c’est un tout petit peu moins ludique de ce point de vue. Ce n’est pas un jeu de société éducatif. Dada-Data, c’est la société du jeu.

A. H. – Pour moi, Dada-Data est un cabaret digital. On a essayé de rapprocher le lieu physique et le lieu virtuel. Le jeu peut recouvrir tellement de notions différentes. Chaque communication est déjà une forme de jeu. Un jeu de mots est une manière d’entrer dans une interaction. C’est une manière de voir la vie, d’agir au lieu de réagir. Le jeu dans Fort McMoney, à mon avis, est une autre forme de jeu.

03_depot_red_urlParlez-moi de technique, car c’est quand même au cœur du langage que Dada-Data souhaite attaquer : il y a du WebGL, du Javascript poussé à l’extrême ? Combien y a-t-il eu de versions du site ? Comment avez-vous procédé pour la production ? En équipes projet par hacktions et vous deux en chefs d’orchestre ? Question aussi pour nos amis réalisateurs d’œuvres interactives, histoire de les décomplexer (ou pas !) : est-ce que tu étais largué par les questions de code ? Vous laissiez Akufen agir seuls parfois ?

D. D. – D’abord, disons les choses tout net : les gars d’Akufen ont sauvé Fort McMoney à 15 jours de sa sortie. Tout ce que Montréal comptait de développeurs Flash avait été appelé pour nous permettre de sortir le projet en temps et en heure. Autant te dire que ma confiance technique envers Akufen est totale, aveugle et joyeuse ! Il y a évidemment eu énormément de discussions sur le Basecamp [logiciel permettant d’optimiser le suivi de production d’un projet, NDLR]. Ce projet-là ne peut pas se faire sans prendre du plaisir à discuter code avec des codeurs ou des designers. Toutes les réunions se sont faites avec l’équipe d’Akufen : la chargée de production, Stéphanie, le manitou du design, Bruno, et celui du code, Christian. Dada-Data, c’est vraiment la fusion de toutes les cultures à laquelle on rajoute la culture documentaire d’Anita. C’est un cabaret du code. Le code a parfois été celui qui a commandé certaines actions : qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ?, de la même manière que les Dadaïstes se demandaient ce qu’on pouvait faire avec un morceau de journal. Toutes proportions gardées, la démarche est la même : qu’est-ce qu’on peut faire avec Twitter ? Sur une partie des haktions, cela vient un peu plus de leur cerveau que du nôtre. Au départ, le Dada-Gram est une idée d’Akufen. La question était : qu’est-ce qu’on peut faire avec le collage ? C’est une haktion venue par le code.

Hacker le code, donc, c’est bien… Mais il faudrait aussi faire des cours de code Dada à l’école primaire, non ? Pour inciter les gamins à « casser » le web dès la première page web ? Vous en avez parlé à Najat Vallaud-Belkacem et au ministre de l’éducation en Suisse ?

A. H. – Il n’y en a pas en Suisse ! (rires) La dernière fois dans le train, j’avais à côté de moi des gens qui visiblement travaillaient dans l’éducation : je leur disais que nous étions des analphabètes digitaux. Mais mon discours ne prenait pas. On est passé, au 20ème siècle, des travailleurs à l’usine aux consommateurs à la machine. Il faut maintenant qu’on passe de consommateurs à acteurs. Dada possède un aspect performatif très fort. Si on arrive à ce que les gens passent à l’action, ce sera un rêve qui se réalise.

Vous avez prévu des haktions destinées aux enfants au Cabaret Voltaire, afin qu’ils prennent en main les outils numériques ?

D. D. – Si un enfant de 5 ans veut venir au hackathon avec des dessins et nous aider, il est le bienvenu ! Bon, mais on ne peut pas non plus nous faire porter la responsabilité de tout. J’ai entendu dernièrement que François Hollande veut monter une grande école des Mines du numérique : sauf que l’urgence, c’est d’enseigner le code. Pas le code Dada, mais le code. Le dadaïsme viendra par le peuple. Il ne faut surtout pas l’enseigner ! Mais pour détruire, il faut d’abord connaître. Dada-Gafa, c’est l’haktion la plus politique des cinq. C’est celle qui dit : « bordel de m… Sortez de Facebook ! Est-ce que vous vous rendez compte que vous êtes en train de créer un Minitel mondial ? ». Ce qui est fou, c’est que le Français revêche qui disait dans les années 80 : « Internet ne marchera jamais », se met à avoir raison car plus personne ne se met à faire de blogs et tout le monde se retrouve sur des plateformes centralisées.

En même temps, n’y a-t-il pas quelque chose de contradictoire à vouloir communiquer sur les réseaux ?

A. H. – C’est l’idée d’occuper le territoire.

D. D. – On fait au mieux. Ce sont des contradictions mais là-dessus, Dada a aussi montré que ce n’était pas forcément la vraie question.

Tu bottes un peu en touche, David ! Vous pourriez, au lieu de proposer de partager, dire au contraire : ne partagez pas ce site, envoyez-le par email ou ouvrez un blog !

A. H. – On est peut-être tous des marionnettes qui essaient de passer à l’action. Mais on n’a pas besoin de Facebook pour participer au projet. Instagram pour le Dada-Gram, oui, car cela permet déjà de faire une modération.

D. D. – Le partage par courrier électronique est celui que l’on propose en premier. C’est clair qu’il y a une forme de contradiction : en même temps, si on veut rire et réfléchir, autant le faire à plusieurs. Nous sommes très clairs avec l’idée de travailler avec Facebook, Twitter ou Instagram. Do Not Track avait le même problème que nous. Ce qu’on dit, c’est : on est dans l’arène, on est sur le ring, on n’est pas spectateurs. On sait qu’on fait partie de ce spectacle, mais cela ne nous empêche pas de réfléchir à notre rôle. C’est comme Debord qui était édité chez Gallimard, l’éditeur le plus important de Paris !

Dans Data-Dada, il y a aussi un musée, ou plutôt un anti-musée : expliquez-moi cette dénomination… Et notre déambulation dans cet anti-musée.

A. H. – On a en référence cette citation : « Dada était une bombe ». Jusqu’aux années 70, aucun musée n’a collectionné Dada. Ce sont les Dadaïstes eux-mêmes qui ont gardé cette collection vivante, puis ce furent des collectionneurs privés, des anarchistes, des fous, qui l’ont ensuite donnée au Centre Pompidou ou au musée de Zurich. Dada a connu un intérêt très tardif. Et beaucoup d’œuvres sont très fragiles, volontairement d’ailleurs, pour qu’il n’y ait pas de marchandisation possible. A part une petite salle au MoMA à New York, il n’y a pas de musée Dada. On ne voulait surtout pas faire un musée nous-mêmes. Alors on a appelé cela « dépôt », qui fait référence à un garage, là où les œuvres sont garées… ou égarées. C’est un clin d’œil au désordre : en allemand, le dépôt signifie aussi un endroit dérangé. On savait aussi que les musées ne nous suivraient pas tout de suite dans l’aventure. Internet permet de retrouver les pièces de cette bombe. On ne cherche pas à les classifier, mais à les mettre à disposition de manière aléatoire. Le hasard te passe la main dans le dos et te pousse à explorer.

D. D. – La déambulation dans le musée est très tactile et aléatoire. On passe d’une œuvre à un artiste, d’un artiste à une citation… Si tu reviens sur tes pas, tu ne tombes pas sur la même œuvre. C’est comme une balade en forêt : tu n’as aucun repère, tu es perdu. Tu as une sorte d’anti-guide de cet anti-musée : c’est l’interview de Greil Marcus. Nous sommes allés le voir à New York avec 20 questions dans un petit sac. Il en a tiré 12 au sort. Puis à la fin, il les a toutes sorties tellement il a apprécié l’exercice. Donc il lit nos questions et il y répond. C’est une interview aléatoire : il parle un peu de Dada et beaucoup du monde dans lequel nous sommes aujourd’hui. Il nous montre qu’avec Dada, on est en train de parler d’une matière vivante, mais pas de tableaux accrochés au mur… Finalement, je retire l’image de la forêt. Je préfère dire : on est dans les catacombes. C’est un peu bordélique, on tombe sur un truc, on repart… le tout dans une confrontation des genres et des matériaux.

Pour autant, les Dadaïstes attaquaient le langage à l’acide, en le déconstruisant, en brisant « le bon goût » de la rhétorique. Dada-Data est un hommage à ce mouvement mais le projet engage-t-il pleinement la transformation du langage à l’ère du web ? Quelques exemples épars de ce qu’aurait pu être une radicalité à l’heure des GAFA : effacer des données de l’internaute à son insu, déconstruire son rapport au monde numérique en « s’attaquant » à sa machine, lancer des virus qui n’autorisent d’envoyer que 10 emails par jour, faire en sorte d’envoyer un mail dans une boîte mail de Facebook à chaque fois qu’ils récupèrent une information sur toi… Dans le Data-Block, on sent cette volonté, mais pour le reste c’est un petit peu « respectueux » de Dada, non ? Aurait-il aimé ? Adhéré ?

D. D. – Figure-toi qu’avec Google et Facebook, c’est devenu de plus en plus difficile de travailler avec les données qu’ils possèdent. Les API [interfaces de programmation, qui permettent, telles des « portes », d’accéder aux informations détenues par les réseaux sociaux, NDLR] sont devenues de plus en plus compliquées à produire, pour des raisons de connexion mais aussi parce que ça faisait entrer un peu le virus dans la machine. Donc ils se sont fermés. On avait des idées plus folles, dont une qu’on avait empruntée à Albertine Meunier à propos de Google Search, mais on ne peut plus le faire aujourd’hui ! Par ailleurs, je trouve que les films linéaires en production sont beaucoup plus mémorialistes que Dada-Data. Effectivement, on les respecte mais pour moi, on a coupé le cordon ombilical. On n’est pas dans une question d’experts, dans un régime d’interviews : on investit le web.

Ta question rejoint aussi celle de l’usage. Tout à l’heure, tu nous dis « est-ce que ce n’est pas trop en avance pour les gens ? » et maintenant « vous n’êtes pas allés assez loin ! ». Que ce soit à France Télévisions, chez ARTE, à la SSR (qui a investi 300.000 francs suisses sur ce projet, soient environ 270.000 euros), à la Gaîté Lyrique, chez Agat Films, Upian, l’ONF, Small Bang ou même vous : on est tous à se poser la question de la relation des œuvres avec le public. On ne peut plus aujourd’hui faire comme si nous étions encore, comme disait Boris Razon, un ballet de danse contemporaine qui va de ville en ville pour des happy few. Ce temps est révolu, et c’est tant mieux. On doit se demander « à qui on s’adresse ? » quand on fait un projet. Et puis, nous ne sommes pas allés jusqu’au bout de la destruction car Dada n’était pas non plus dans la destruction. En revanche, on espère qu’au hackathon, des hackers vont venir réfléchir et hacker notre projet.

Dernière question : combien d’heures dormez-vous par nuit ? Vous vous apprêtez à reprendre le community management de Data-Dada pendant un mois : l’expérience Fort McMoney ne t’a pas suffi ?!

D. D. – Non ! Je dormirai quand je serai mort.

A. H. – Ah, il a piqué ma phrase !

D. D. – On a besoin que ça vive, qu’il y ait du monde sur le projet. Le grand truc du web, c’est que c’est fait pour les insomniaques. C’est d’ailleurs le seul corps de métier qui est fait pour les insomniaques, avec urgentiste !

Propos recueillis par Nicolas Bole

3 Comments

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