La petite histoire et la grande : le procédé narratif est connu, et voici pourtant que François Pérache réactualise cette vieille dialectique avec une inventivité rare et une sincérité touchante dans « De Guerre en fils », sur ARTE Radio. Entre la grande Histoire qui conduit la France de la guerre d’Algérie aux attentats de novembre 2015, l’auteur y insère le destin de son grand-père, flic parisien tué 15 jours avant la répression de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961. Et bien sûr son propre regard, mâtiné de conversations imaginaires et de vraies discussions, en chemin vers la découverte de l’identité complexe de son grand-père. Foisonnant, inspiré et in fine addictif, ce feuilleton documentaire (fiction documentée ?) aux allures de patchwork prouve aussi que matériau sonore rime avec audace narrative… Les premiers épisodes sont en ligne depuis le 13 octobre ; les deux derniers sont disponibles depuis ce lundi.
Si depuis 15 ans ARTE Radio gratifie ses auditeurs d’œuvres sonores d’une grande diversité, il manque parfois dans la riche sonothèque du diffuseur public de ces feuilletons haletants qui, à la manière d’une série, vous transforment en binge listeners (qui, sur le modèle des binge watchers de séries télévisées, dégusteraient les six épisodes d’un coup plutôt qu’en plusieurs fois…]. Avec De guerre en fils, l’équipe de Silvain Gire frappe fort en déployant un récit dense mêlant habilement passé et présent, fiction et documentaire tout en usant d’une liberté d’écriture que seul le documentaire radio semble pouvoir s’autoriser.
François Pérache a miraculeusement survécu aux attentats du 13 novembre à Paris : le dîner en tête-à-tête avec une de ses amis en terrasse du Petit Cambodge n’avait pas eu lieu, la « faute » à une troisième amie qui s’était greffée au repas au dernier moment. D’un drame à l’autre, pour François Pérache le passé a resurgi dans son esprit embué par les images traumatisantes d’une France sous état d’urgence. Ce retour du passé familial, qui croise la route de l’Histoire de France, s’accompagne cette fois de la nécessité impérieuse de s’y confronter. « Cette fois », car voilà 10 ans que François, le petit-fils comédien, se demande pourquoi et comment son grand-père flic, Georges Pérache, a été assassiné le 2 octobre 1961 par trois miliciens du FLN. Une mort qui justifiera le couvre-feu imposé aux FMA (pour Français Musulmans d’Algérie) par le préfet de police de l’époque, Maurice Papon. 15 jours après la mort de Georges Pérache, ce même Papon ordonnera à la police de réprimer la manifestation pacifique des Algériens sur les quais de Seine. « Répression sanglante » (selon les termes consacrés) ou » crime d’État » (pour ceux qui souhaitent que l’État reconnaisse sa responsabilité), ce sombre moment de l’Histoire entre en écho avec les attentats perpétrés dans la France du 21ème siècle. C’est toute l’intelligence de De guerre en fils que de donner corps, avec les moyens du récit, à cet aller et retour entre les blessures du passé et ses conséquences, rarement vécues 50 ans plus tard pour ce qu’elles ont tout l’air d’être : les répliques sismiques d’un tremblement de terre.
Posture hautement politique donc, que ce lien indéfectible tressé entre ce qu’on a appelé pudiquement « les événements » du début des années 60 et les temps troublés de la France contemporaine, avec une parole toujours plus décomplexée sur les « ennemis de l’intérieur » ou la « cinquième colonne ». Mais le feuilleton de François Pérache évite avec brio un quelconque discours lénifiant sur le sujet : à peine effleure-t-il ce thème qui parcourt les six épisodes, qu’il transforme cette impossibilité à traiter des séquelles du passé en traits d’humour. Ainsi, lorsque les noms de militants algériens accusés à tort d’avoir tué son grand-père sont égrenés en arrière-fond sonore, François Pérache imagine le discours gauche et confus qu’il tiendrait à l’un de ces militants, s’il frappait à sa porte aujourd’hui. Loin d’une « repentance » chère aux esprits ultra-droitiers, la gêne qu’éprouverait le petit-fils à « s’excuser pour le dérangement » devient une virgule burlesque en même temps qu’un matériau réflexif d’une Histoire plus que jamais à interroger, à l’heure où le « concept » d’identité nationale fait fureur chez les déclinologues.
Pour comprendre si son grand-père était « un héros ou un salaud », François Pérache s’arme d’une émouvante sincérité et d’une virtuosité dans le mélange des sources sonores qu’il utilise. Qui était mon grand-père ? Quel moyen ai-je de le connaître d’après ce que l’on m’en dit ? Ce questionnement auquel tout le monde peut s’identifier est la matrice de ces 90 minutes de feuilleton. L’auteur n’hésite pas à exposer ses doutes et à rendre audible le dialogue qu’il entretient avec sa petite voix intérieure. Mais loin de l’auto-analyse, son récit est construit comme un système de poupées russes qui font se côtoyer un faux enquêteur joué par le vrai Patrick Pesnot, mythique voix de l’émission de France Inter, Rendez-vous avec X, un vrai Abbé Pierre, un faux Maurice Papon, de vrais témoignages d’Algériens préparant la manifestation du 17 octobre 1961, une fausse mère fan de Patrick Pesnot, un vrai père interviewé par François Pérache il y a 10 ans, évoquant son propre père, Georges… Avec cette incroyable diversité de régimes d’expression, François Pérache progresse dans son enquête avec un art consommé du suspense et une propension à la légèreté, pour un sujet qui en est pourtant a priori dépourvu.
En prenant des libertés avec les formes traditionnelles du documentaire et de la fiction, il construit aussi l’identité complexe de son aïeul, à la fois tué parce que probablement tortionnaire pendant la guerre d’Algérie et résistant actif pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est d’ailleurs lorsque François Pérache place, comme un élément de preuve irréfutable et un émouvant morceau de bravoure, l’interview réalisée quelques années plus tôt avec l’Abbé Pierre en personne, que De guerre en fils prend une épaisseur romanesque. Il y a, dans cet art kaléidoscopique du portrait, nourri par la ténacité du réalisateur à parvenir à ses fins, quelque chose des récits d’Emmanuel Carrère (notamment Limonov) : la fiction sert la réalité qui devient déjà un peu terrain de roman…
D’autres séquences viennent opérer une forme de décadrage par rapport à la narration « classique » : ainsi lorsque François Pérache souhaite réaliser un entretien avec Sylvie Thénault, une de ses professeurs aujourd’hui spécialiste de la guerre d’Algérie, il lui explique au téléphone qu’il faudra trouver une mise en scène pour que cette interview trouve sa place dans le feuilleton. En enregistrant cette conservation et en la plaçant au cœur de sa narration, Pérache inscrit le hors-champ dans le récit et brise les codes convenus de l’expertise : non seulement la manœuvre est facétieuse mais l’universitaire, par ailleurs passionnante sur son sujet de prédilection, y gagne en épaisseur narrative, devient personnage à part entière. Et en saisissant ainsi le lien qui les unit, nous assistons aussi à la touchante amitié qui existe entre eux, au-delà de l’avis d’expert de Sylvie Thénault sur la grande Histoire.
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De guerre en fils
Un feuilleton radio de François Pérache
6 x 12 minutes environ – en écoute sur ARTE Radio
Texte : François Pérache et Sabine Zovighian
Réalisation : Samuel Hirsch et Sabine Zovighian
Musique : Samuel Hirsch
Avec François Pérache, Jacques Bonnaffé, Sabine Zovighian, Marc Barbé, Médine, Patrick Pesnot, Franck Chevallay, Stéphanie Daniel, Jean-Christophe Frèche, Antoine Sastre et Sylvie Thénault
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