« Pratiques manipulatoires » et « contre-vérités » contre « censure en amont » et « procès d’intention ».
Une nouvelle polémique agite Doc en stocks. Actuellement en tournage pour préparer une soirée Théma « spéciale parents-profs » qui devrait être diffusée sur Arte en septembre prochain, la société de production dirigée par Daniel Leconte est accusée de pratiques qualifiées de « manipulatoires » par l’association de soutien aux mères de confession musulmane Mamans-toutes-égales.
Dans un communiqué adressé à l’AFP, ce collectif « constitué contre le projet de Luc Chatel visant à interdire les sorties scolaires aux mères musulmanes portant un foulard (…) tient à préciser les raisons pour lesquelles il refuse de participer à ce film ». Il explique que « Jamais l’objet du film n’est indiqué clairement, le flou absolu régnant sur son but et ses intentions. A certaines mères contactées à la sortie de l’école de leur enfant, il est dit qu’il s’agit juste d’un film sur les rapports parents-enseignants. A d’autres, on fait croire que les enseignants avec qui elles sont en conflit s’étant exprimés, le point de vue des mères doit figurer, ‘question d’objectivité’ ».
Mamans-toutes-égales appelle « à la vigilance et à refuser de participer à un « film » sur lequel on ne leur dit pas tout et qui donc ne peut être fondé sur le respect des personnes et de leur point de vue« .
Les producteurs ainsi mis en cause se défendent. Contactés par l’AFP, ils dénoncent un « procès d’intention scandaleux« . « [Certaines femmes] ne veulent pas s’exprimer, très bien, elles ne sont pas obligées de le faire : nous, on a fait notre travail de journalistes, on a contacté tout le monde », assure le rédacteur en chef. « Une petite minorité s’essaie à la censure en amont ; c’est dommage pour le débat démocratique », ajoute t-il, expliquant que « le thème du film, c’est l’impossible dialogue parents-profs ».
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Rappelons, avec Arrêt sur images, que Doc en stock avait déjà fait l’objet d’une vive polémique de ce genre pour La cité du mâle, un reportage tourné à Vitry-sur-Seine qui mettait en scène le machisme présumé de certains jeunes résidant en banlieue parisienne. Le film de Cathy Sanchez avait été déprogrammé à la dernière minute le 31 août 2010 (en France, mais pas en Allemagne), puis finalement diffusé le 29 septembre de la même année. Raison d’abord invoquée : les menaces dont aurait été victime la « fixeuse » de la réalisatrice. Quelques jours plus tard, cette jeune femme dénonçait « instrumentalisation » et « bidonnage ».
Nabila Laïb est une proche de la famille Benziane dont une des filles, Sohane, avait été brûlée vive en 2002 à Vitry par son ex-petit ami. Elle avait accepté de mettre en relation Cathy Sanchez avec une cinquantaine de personnes vivant dans le même environnement que Sohane.
Cette jeune journaliste a d’abord estimé que la diffusion du reportage « menaçait sa sécurité », avant de se rétracter pour invoquer un différend sur le fond. Elle fustigeait un montage qui ne retenait que les témoignages les plus spectaculaires, et reprochait à la réalisatrice d’avoir cuisiné ses interlocuteurs pour obtenir d’eux ce qu’elle était venue chercher.
Les producteurs dénonçaient alors une censure en regrettant « la litanie habituelle des accusations qu’on ressort dans les mêmes circonstances et à chaque fois que les journalistes révèlent une vérité qui dérange ».
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Même critique préalable (le flou sur les intentions de la démarche filmique), même indignation des producteurs ensuite (la censure), ces deux affaires présentent de troublantes similitudes. Avant de juger sur pièce lors de la diffusion du film en projet sur Arte à la rentrée, rappelons les prises de position de deux cinéastes lors de la polémique sur La cité du mâle.
Ainsi, Jean-Louis Comolli qui, dans la revue Images documentaires en janvier 2011, dénonçait un « abus de pouvoir » des auteurs du film. Le « pouvoir » de montrer ne va pas sans « responsabilités » écrivait-il, avant ce procéder à cette analyse esthétique :
« Quand un « jeune » est amené à se confier à la réalisatrice ou à l’enquêtrice, et qu’il n’est pas flouté, par exemple O., tout un trafic de coupes et découpes, plans partiels, plans dits « de coupe », se déploie pour organiser, monter, et par là clairement manipuler la parole enregistrée.
Quand la cadre choisit de montrer les yeux seuls, ou les mains, ou tel détail, pendant que court la parole, on peut être sûr qu’il s’agit d’une intervention grossière pour relier tel bout de phrase à tel autre, par montage dans le son off, en défaisant donc le continu tricot du parler. Les propos d’O sont ainsi laborieusement reprisés : il s’agit de lui faire dire ce qu’on veut entendre.
Mais c’est le principe ici de tous les choix de parole : orientés, filtrés, censurés par conséquent, et donc fragmentés, désincarnés, détachés, hachés et mêlés dans une tambouille du sens vraiment dégoutante. A tel traitement, aucun être parlant ne saurait résister. Le cinéma (ce qu’il en reste) s’arroge ici le droit de bricoler la parole enregistrée, et le fait tellement mal qu’il ne peut empêcher que ça se voie et s’entende. Aucune précaution, aucun soin, aucune attention à celles et ceux dont on vient pourtant quérir la parole et la pensée, quelles qu’elles soient.
Le corps filmé est instrumentalisé à mort. Ce mauvais traitement que le film fait subir aux « machos-de-la-cité » a fait justement scandale, car il est bien pire, bien plus insultant, bien plus « fasciste » qu’aucun des propos ficelés par le montage. (…)
Le pouvoir de montrer s’avoue ici comme un pouvoir de flouter, c’est-à-dire de ne pas montrer. Le monde devient à la fois visible et méconnaissable. La fameuse puissance analogique de l’image cinématographique, dérivée de celle de l’image photographique, est ici renversée. Résultat : une forme sans visage n’est pas à même de devenir personnage, d’entrer dans un récit, c’est-à-dire une fiction qui ménage la place du spectateur comme celle d’aller outre pour se reconnaitre et/ou se perdre. »
Le réalisateur Denis Gheerbrant s’est lui exprimé dans Libération le 25 octobre 2010. Il dénonçait le système de production qui « autorise » la réalisation de films comme La cité du mâle :
« En place et lieu d’un travail de réflexion, le spectateur s’est vu assailli par le spectacle de jeunes hommes débitant les pires monstruosités machistes, agrémentées de quelques références à la culture du Maghreb. Ils avaient joué la partition qui leur était tendue, il ne restait plus à la réalisatrice qu’à s’indigner des horreurs qu’elle avait elle-même suscitées, pour mieux les étaler.
Tout le monde sort floué de telles pratiques, ceux qui sont filmés, les spectateurs et nous- mêmes, cinéastes qui pratiquons le documentaire. (…)
La confusion des rôles, le mélange des genres (documentaire et reportage choc), l’instrumentalisation des personnes filmées et le mépris des spectateurs que représente » La cité du mâle » sont tristement exemplaires d’une mécanique bien en place.
Tout un système d’aides élaboré lors de l’éclatement de la télévision publique a bénéficié à cette production au titre de « documentaire de création ». Les reportages, quels qu’ils soient, sont systématiquement qualifiés par le CSA de « documentaires », permettant ainsi aux chaînes privées de satisfaire aux obligations de production qu’entraîne l’octroi de l’espace hertzien. (…)
Cette logique mène à un façonnage de l’opinion publique et mine rien moins que le désir de faire société commune.
C. M.
Les précisions du Blog documentaire
1.Daniel Leconte est journaliste, réalisateur et producteur de cinéma et de télévision. Il dirige les sociétés de production Doc en stock et Film en stock. Ancien présentateur du journal télévisé d’Antenne 2 et ancien directeur adjoint de l’information d’Arte, il a notamment obtenu le prix Albert Londres en 1988 pour La Deuxième vie de Klaus Barbie.
Il se défend des accusations de « manipulation » dont a fait l’objet La cité du mâle. C’était sur France Info :
2. La Cité du Mâle a été tourné à Vitry-sur-Seine, là où la jeune Sohane avait été brûlée vive par son ex-petit ami en 2002. Vous pouvez voir l’intégralité du film sur Rutube. En voici un premier extrait :
3. Après la polémique, le réalisateur Ladji Real s’est lancé dans une contre-enquête. Il expliquait sa démarche à Télérama. L’hebdomadaire a publié les premières images du film. Voyez cette vidéo publiée par Backchich :