Que retenir de cette troisième édition de l’Asian Side of the Doc, qui s’est déroulée du 19 au 21 mars 2012 à Tokyo ? Pour le savoir, Le Blog documentaire est naturellement allé à la rencontre d’Yves Jeanneau, son commissaire général.
Retour donc sur 3 jours d’intenses rencontres qui ont regroupé 440 participants venus de 30 pays, dont des nouveaux venus : par exemple le Bhoutan, la Mongolie, et… l’inévitable Qatar.
Le Blog documentaire : Après Hong Kong en 2010 et Séoul en 2011, ce troisième Asian Side, à Tokyo cette fois, a été un succès en termes d’affluence. Qu’est qu’il en ressort de manière générale ? Quels ont été les sentiments des acteurs présents pour cette troisième édition ? Y a-t-il aussi des tendances, des lignes fortes qui se sont dégagées ?
Yves Jeanneau : L’Asian Side of the Doc de Tokyo était effectivement le troisième du nom. Et comme chacun sait, quand on se lance dans une telle entreprise, il faut généralement trois années pour que le projet soit « sur les rails ». Ce qui est étonnant ici, c’est que nous sommes déjà sur les rails depuis Séoul.
Nous nous sommes finalement investis sur le continent asiatique au bon moment. Là où il y a 4 ans, le documentaire n’était pas très présent, ni très « représentatif », on assiste aujourd’hui à un véritable boum du genre à la télévision, au cinéma, sur internet, et sur tous les supports imaginables, dans toute l’Asie, et en particulier en Chine. L’Asian Side a été un catalyseur pour les acteurs locaux parce qu’il a permis de construire un temps et un lieu où tous peuvent se rencontrer, souvent pour la première fois d’ailleurs car le marché intra-asiatique du documentaire était quasiment inexistant jusque là. Ce n’est que depuis très récemment que les différents pays s’achètent et se vendent des programmes. De ce point de vue, l’Asie vit ce que l’Europe a vécu il y a 30 ans – une époque où les documentaires ne circulaient pas entre les pays du Vieux continent.
L’Asian Side a donc créé cet événement au cours duquel les Malaisiens, les Coréens, les Japonais, les Chinois se rencontrent, se parlent, et se rendent finalement compte qu’ils ont des centres intérêts assez proches. Ils ont donc commencé par s’échanger des programmes, puis ont bâti ensemble des coproductions. Par exemple, trois structures de trois pays différents s’accordent sur les contenus et les formes de six films, et chacun en produit deux avant que l’intégralité de la petite collection soit diffusée dans ces trois pays. Notre récente expérience, très empirique, montre que ce mode de travail fonctionne.
Cela dit, derrière la montée de ce genre de troc, on commence à penser à des systèmes plus globaux qui incluent le financement, la distribution, etc, y compris sur des programmes susceptibles de promouvoir des contenus asiatiques sur le marché international. Cette part de la production n’est pas la plus importante, mais l’Asian Side a permis de poser cette problématique : comment renforcer la part des films asiatiques à l’export ? Quels problèmes cette volonté peut poser ? Eh bien, souvent ce ne sont pas des contraintes liées au financement qui freinent le mouvement, mais des problèmes de storytelling, de marketing ou de style. La confrontation entre professionnels asiatiques et occidentaux rendue possible grâce à l’Asian Side permet à chacun de mieux comprendre comment une histoire devrait être racontée pour pouvoir être diffusée aux quatre coins du globe.
L’Asian Side est donc d’abord un lieu de rencontres, avant tout entre professionnels asiatiques il est vrai – ce qui peut être un peu compliqué pour les Occidentaux. Mais il faut insister sur ce point : les acteurs locaux ne se connaissent pas bien, même dans un pays comme le Japon. Ajoutons que les producteurs indépendants japonnais n’ont rien de commun avec les producteurs indépendants occidentaux. Ils sont dans un rapport très particulier avec les chaînes de télévision. Ils ne pitchent jamais par exemple, et ne maitrisent donc pas l’exercice. Jamais un producteur n’ira directement voir une chaîne pour lui présenter son projet ; c’est la chaîne qui va le contacter pour lui commander un ou plusieurs films. Nous nous inscrivons dans des cultures complètement différentes. Notons d’ailleurs la surprise des Japonnais quand certains d’entre eux sont parvenus à trouver un partenaire international après les séances de pitchs que nous organisons.
L’efficacité de l’Asian Side a donc été reconnue de manière unanime : l’événement fait bouger les lignes et bouscule les manières de penser, y compris à Fuji TV par exemple. C’est comme si TF1 découvrait aujourd’hui la puissance du documentaire. Fuji TV ne va sans doute pas bouleverser sa ligne éditoriale en deux mois, mais la chaîne a tout de même découvert quelque chose qu’elle n’imaginait pas. Même chose pour les Indiens ou pour les Philippins. C’est là l’une des clés du succès de l’Asian Side.
A Tokyo, les pays d’Asie étaient en plus grand nombre qu’à Séoul, et la « représentation occidentale » était aussi importante. Ce n’est quantitativement pas important en soi, mais qualitativement nous avons sans doute mieux sélectionné les responsables de chaînes de télévision. Il n’y avait pas de chaînes britanniques par exemple. Habituellement dans ce type de manifestation, on estime à tord que ce n’est pas sérieux si la BBC ou Channel 4 ne sont pas présents. Or, je sais d’expérience que ces chaînes sont loin d’être les plus motivées pour découvrir les productions asiatiques. C’est un choix, qui tend à renforcer la pertinence de l’Asian Side.
Nous avons en revanche conviés des professionnels vraiment venus pour construire des projets. C’est ce qui a permis aux Asiatiques et aux Occidentaux d’être en contact direct pendant 3 jours, sans filtre avec leurs alter égo. Tous ont pu constater qu’il y avait vraiment, d’un coté et de l’autre, l’envie de faire quelque chose ensemble. Enfin, c’est ici la vision romantique.Quid de la version moins romantique ? Comment tous ces acteurs font-ils pour s’accorder, par exemple ? Il y a d’abord la barrière de la langue, mais surtout des différences dans les manières de faire ou de penser les projets… Y a t-il un dénominateur minimum commun ? Est-ce que les Occidentaux influencent la manière de pitcher ou de raconter les histoires ? Bref, comment cette mayonnaise prend-elle ?
Cela fonctionne comme dans n’importe quelle histoire de couple ! C’est-à dire que les Asiatiques recherchent chez nous une certaine expertise et un savoir faire : comment imaginer un bon storytelling, comment organiser une coproduction, écrire un pitch… etc. De leur côté, ils disposent de ce que nous avons moins : la fraîcheur, l’énergie, des moyens financiers conséquents, et des histoires que l’on a peut-être plus envie de raconter aujourd’hui. Il s’agit donc de trouver une manière de marier ces deux univers, ces deux richesses.
La synthèse peut fonctionner, mais pas à tous les coups bien sûr. Il faut toutefois souligner que ces partenariats s’inscrivent généralement sur le long terme. Consolider un mariage demande du temps. Régulièrement, certains acteurs poursuivent ainsi au Sunny Side une relation entamée à l’Asian Side. Tokyo a donc été un moment très important pour nouer certains de ces contacts qui seront ensuite développés à La Rochelle. Petit à petit, il se constitue donc comme un club dans lequel les Européens sérieux, intelligents, et qui comprennent que ces processus prennent du temps, ont toute leur part. A ce titre d’ailleurs, répétons qu’on ne communique pas avec des Asiatiques comme on communique avec des Italiens ni même avec des Britanniques.
Je crois que cette métaphore du couple qui se rencontre est bonne. Au départ, on ne mange pas aux mêmes heures, on dort d’un certain côté du lit, on n’a pas forcément la même conception sur tout un tas de choses… Il est nécessaire de s’accorder du temps, et nous sommes aujourd’hui dans la période la plus intéressante : la phase de la rencontre.
J’ajouterai enfin qu’il y a eu cette année, et j’en étais moi même surpris, un volume de deals, finalisés ou en cours de finalisation, en forte expansion. On assiste à une très étonnante explosion des potentiels de coproduction.
Quel est la part des acteurs français dans cette dynamique ? Est-ce qu’ils sont à l’avant garde par rapport aux autres occidentaux, ou plus « timides » ?
A l’Asian Side, les Français ont été quantitativement les plus nombreux des non asiatiques – une bonne cinquantaine, ce qui est un très bon signe. Il existe une réelle prise de conscience de ce qui se joue sur ce continent. Des groupes comme France Télévisions ou Arte l’ont parfaitement compris, et ont été extrêmement présents. C’est très important. Dans le cas du groupe public, toutes les chaînes étaient représentées par une très grande délégation, volontariste et active, dont faisait partie Yves Rolland, le numéro 2 du groupe. Arte était aussi très actif pour comprendre, créer des contacts. Ce phénomène est nouveau, car auparavant il n’y avait que les pionniers.
Cette partie des producteurs français et européens qui font ces voyages, et cet effort de comprendre les pays asiatiques, d’apprendre le mode de fonctionnement asiatique, tentent de dépasser les idées reçues. Par exemple : « on ne travaille pas avec les Chinois parce qu’il y a de la censure ». Mais on pourrait très bien retourner le problème : « on ne travaille pas avec les Français parce qu’il y a de la censure ». Qui a réalisé un documentaire sur Total en France dans les dix dernières années ? Personne. Aucun producteur, aucun diffuseur. Ce n’est qu’un exemple… Les Asiatiques composent en fonction d’un état de fait, en devenant plus créatifs, plus métaphoriques. Et les lignes de la censure bougent constamment. Il faut donc être intelligent, aller au-delà des a priori. C’est ce que font les producteurs et diffuseurs européens qui vont à la rencontre les producteurs et diffuseurs asiatiques lors de l’Asian Side.
A cet égard d’ailleurs, le projet qui a gagné le prix du meilleur pitch est chinois [“Home Floating Away”, de Bin Li], et le jury de professionnels a pensé qu’en distinguant ce film, il soutenait un réalisateur qui ne pourrait pas réaliser ce documentaire en Chine. Personnellement, je sais qu’il peut très bien faire ce film – il a d’ailleurs un diffuseur.
Tout le monde était très étonné qu’un chinois vienne publiquement présenter son projet, devant un grand nombre de personnes, dont des gouvernementaux. Je connais pourtant des réalisateurs qui vont au-delà de la ligne rouge, et qui doivent de temps en temps répondre aux questions de la sûreté d’Etat. Qui les finance ? Pourquoi réalisent-ils tel projet ? On leur fait la morale, mais on ne les frappe pas. Ils sont surveillés, mais ils sont relâchés et ils continuent finalement à tourner.
Attention, donc, aux fausses évaluations. C’est tout l’intérêt de l’Asian Side : une rencontre ouverte, sans arrogance. C’est sans doute la raison pour laquelle l’Indonésie, les Philippines, la Malaisie ou le Bhoutan nous rejoignent. Il y a un vrai brassage.
J’imagine que la place de la Chine est tout de même prépondérante…
Oui et non. C’est un grand dragon, mais il y a aussi les petits dragons qui ont tendance à se fédérer pour résister au grand dragon. L’intérêt croissant, depuis 2 ans, de la Chine pour le secteur du documentaire pousse les autres pays à s’y intéresser également. La Chine a finalement un rôle moteur.
Venons-en aux contenus des projets pitchés, ou de ceux qui se discutent. J’ai lu deux choses : d’une part, que les documentaires en question étaient souvent drôles ou humoristiques et, d’autre part, qu’il existait parfois des conceptions très différentes de l’objectivité et de la subjectivité. Cela m’amène à cette question : est-ce que le documentaire « d’auteur » ou « de création » tel que nous le connaissons est une forme privilégiée par les acteurs internationaux ?
Si nous nous concentrons sur l’Asie, on peut dire que le documentaire d’auteur à la française ne correspond pas à ce que les diffuseurs, les producteurs ou les publics asiatiques ont envie de voir. Il n’est pas question ici de déterminer si c’est une bonne chose ou pas : c’est un état des lieux. Les Asiatiques sont en train de découvrir le documentaire ; ils ont donc besoin de films plus didactiques avant d’aller chercher des points de vue plus élaborés sur des réalités qu’ils ne connaissent pas. Les documentaires occidentaux qui intéressent les Asiatiques portent sur la culture au sens très large, quasi encyclopédique. Le point de vue d’untel sur Marseille ne les intéresse pas, et ils ne sont pas les seuls…
On assiste cependant en Asie au développement d’une frange de réalisateurs qui affirment et développent des points de vue documentés. Le projet chinois qui a été primé présente quasiment toutes les caractéristiques d’un film d’auteur français.
Quant au projet qui a reçu le prix du meilleur projet international [“Love & Engineering”, de Tonislav Hristov et Kaarl Aho (Making Movies Oy, Finlande)], il est finlandais, et il est effectivement très drôle. Ce fut un très gros succès, apprécié par toutes les nationalités en présence.
Propos recueillis par Cédric Mal
Plus loin…
– 22eme Sunny Side of the Doc, témoin d’un tournant en cours
– Sunny Side : rencontre avec Yves Jeanneau
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Voyez aussi le palmarès de l’Asian Side 2012 :
– Best Japan pitch Award : “Beyond the Wave”, de Kyoko Miyake (Japon) et Friedemann Hottenbacher (Allemagne)
– Best Asia Pitch Award : “Home Floating Away”, de Bin Li (Chine)
– Best International Pitch Award : “Love & Engineering”, de Tonislav Hristov et Kaarl Aho (Making Movies Oy, Finlande)
– Best ASD Pitch Award : “Home Floating Away”, de Bin Li (Chine)
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