Comment filmer la banlieue ? En six films, dont cinq réalisés en quatre ans à Mantes-la-Jolie et à La Courneuve, la réalisatrice Dominique Cabrera a immortalisé des vies anonymes dans un territoire promis à la destruction, ou au déclassement social. Mais loin d’enfermer la banlieue dans un langage cinématographique militant, elle puise dans l’anthropologie visuelle et accède à une forme de pureté dans certains dispositifs de mise en scène. Le coffret « Il était une fois la banlieue » édité par Documentaire sur Grand Ecran réunit ces six documentaires et forme, 25 ans plus tard, un formidable témoignage sur une France d’avant la vague de « modernisation » du début du 21ème siècle, notamment au sein d’une (ex-)entreprise de service public comme La Poste. Cinq coffrets sont à gagner par tirage au sort en envoyant vos coordonnées postales à leblogdocumentaire@gmail.com.
Un bureau de poste antédiluvien dans lequel, tant bien que mal, les employés derrière les guichets tentent de donner encore un sens à l’idée d’un service public. Dans Une poste à la Courneuve, Dominique Cabrera donne corps avec une formidable acuité visuelle à ce qui caractérise « la banlieue », cet espace social protéiforme qui est l’objet d’étude de ce très beau coffret DVD de 6 films de la réalisatrice. Renforcée par le grain de la pellicule qui confère à l’image une véritable profondeur esthétique, la sensation d’immersion dans la réalité de la vie quotidienne en banlieue parisienne prend une forme politique. Et pour suggérer, au-delà de ce que l’on voit à l’écran, l’état de la France des années 90, nul besoin pour la réalisatrice de complexifier les dispositifs de mise en scène. A rebours d’une imagerie des banlieues qui exhale souvent la violence (pour la démontrer ou la dénoncer), Dominique Cabrera oppose une forme de pureté du geste cinématographique. Caméra devant ou derrière la vitre des guichetiers, elle laisse la vie advenir ; la vie telle qu’elle se passe, dans toute sa banalité, dans une Poste où l’on manque de personnel et où s’expriment les maux de la société.
Le dispositif parvient, comme dans La Permanence d’Alice Diop 20 ans plus tard, à magnifier la douceur de la solidarité humaine au milieu de la violence insidieuse qui plane, au dehors, sur un territoire déclassé. Un colis pour lequel un usager a perdu l’avis et que l’employé s’efforce de rechercher, une jeune femme qui revient régulièrement et semble vouloir nouer contact avec l’un des guichetiers, une femme de ménage qui rabroue avec bienveillance la foule qui attend son tour… Si Une poste à la Courneuve marque les esprits, c’est parce qu’elle dépeint par les codes d’une institution (La Poste) les signes des temps. Déjà, les affiches de La Poste se donnent un air plus commercial, avec l’efficacité comme mantra. Bientôt, les files d’attente seront gérées par des numéros sur des bouts de papier. Et un jour prochain, les « usagers » seront des « clients ». Avec un glissement sémantique en guise de symbole : le service public peu à peu remplacé par le service au public…
Avec le recul, ce film – qu’on pourrait voir durer 3 heures – exprime tous les enjeux d’une société au seuil d’une modernisation de type libérale, qui contient en elle le risque de déclassement des bénéficiaires des minima sociaux qui viennent récupérer leur allocation. Au guichet, le contact humain ne paraît pas encore avoir été « karchérisé » par le management dont l’objectif plus ou moins avoué est de mettre à l’index une certaine population cataloguée comme « improductive ». Une Poste à la Courneuve semble se tenir à égale distance d’une sociabilité en voie de disparition, où l’enceinte d’un service public était une agora, et d’une rationalisation des services, qui transforme ce service public en entreprise marchande du secteur tertiaire. Depuis ce point de basculement, Dominique Cabrera utilise les moyens d’un cinéma d’immersion pour faire exister des personnages d’une comédie humaine. Et pour limpide que soit la mise en scène (des cadres fixes, des bribes de discussion comme autant de tranches de vie), le film glisse parfois dans le mystère et les échappées oniriques : ainsi de cet homme dont le colis n’est pas arrivé et dont la réalisatrice suit l’errance furtive ou de ce sans domicile fixe installé devant l’entrée, témoin quotidien de ce petit théâtre administratif.
Tout au long des six films proposés le coffret Il était une fois la banlieue, se dessine la simplicité – presque une forme de familiarité – avec laquelle Dominique Cabrera filme ses personnages. Avec un sens du récit qui emprunte à l’héritage des documentaires ouvriers des groupes Medvekine, elle dévoile des vies, des espoirs, des drames intimes dans ce territoire si particulier de la banlieue, jamais stable, toujours en reconstruction. Dans Chronique d’une banlieue ordinaire puis dans Rêves de ville, la réalisatrice sauve de l’oubli le patrimoine immatériel que constitue le Val-Fourré, dont quatre tours sont en passe d’être détruites. Entre les éternels discours de renaissance des politiques, les habitants sont partagés entre la blessure du déracinement et la fascination des tours qui s’effondrent sur elles-mêmes. Un jeune homme raconte comment il a failli rater, avec sa caméra, le dynamitage du grand ensemble ; et son récit apporte la promesse d’un avenir pour un territoire qui semble voué à l’éphémère ou à l’invisibilité. Et dans Réjane dans la tour, c’est avec une infinie pudeur que Dominique Cabrera révèle une femme de ménage percluse de solitude et dont le faible sourire cache toute la profondeur des vies anonymes pour qui veut bien s’y intéresser.
Avec le regard rétrospectif que nous portons, 25 ans après, sur « la banlieue », ces six films constituent une anthropologie sociale précieuse, qui parle du présent autant que du passé.