C’est un film bouleversant qui s’avance devant nous. Un documentaire troublant sur un phénomène méconnu : l’écriture de recettes de cuisines par les prisonniers des camps de concentration, en Allemagne mais aussi en Russie ou au Japon. Dans « Festins imaginaires » Anne Georget s’attache à ces modestes mais non moins vitaux écrits, qui nous en disent long sur l’histoire de leurs auteurs. Quand l’imagination s’érige en rempart contre la barbarie… Le film sera diffusé ce jeudi 5 décembre à 22h45 sur Planète+, puis projeté dans le cadre du Mois du film documentaire.
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin
où s’ouvraient tous les cœurs,
où tous les vins coulaient »
Une saison en enfer, Arthur Rimbaud
Des pages de carnets remplis d’écritures, des archives photographiques représentant des visages, des bâtiments désaffectés où il est indiqué qu’il s’agit du camp de concentration de Ravensbrück et sur lequel une voix-off vient témoigner de la vie aux camps… Telles sont les premières images du film Festins imaginaires d’Anne Georget. Pourtant, la sensation de se trouver devant une énième variation sur l’Holocauste est très vite déjouée, puisque le spectateur comprend rapidement que la réalisatrice a choisi de s’attaquer à l’univers concentrationnaire en général, et ce par un biais inattendu et original : celui de la faim et de la nourriture qui hantaient tant les détenus qu’ils en venaient à écrire des carnets de recettes.
Le film se penche sur ces petits objets produits par des prisonniers enfermés à différents endroits de la planète (camps de concentration nazis en Allemagne, goulags en Russie, camps de prisonniers au Japon) et réalisés à partir de feuilles de papier ou de tissus tous dérobés au risque de leur vie. Fragilité des supports qui accueillirent ces recettes et apparente futilité d’une telle activité dans ce contexte concentrationnaire trahissent l’urgence d’écrire, de dire, d’imaginer, de s’échapper par les mots – tout du moins.
A partir de ces carnets retrouvés, la réalisatrice interroge cette pratique de l’écriture de recettes qui semble avoir un caractère presque universel puisqu’il n’a ni frontière, ni sexe dans la mesure où les hommes s’y sont adonnés autant que les femmes. Pour ce faire, Anne Georget rassemble à la fois les témoignages d’anciens résistants ayant participé à l’élaboration collective d’un carnet de recettes et ceux de spécialistes (chef cuisinier 3 étoiles, philologue, professeur, historien, psychanalyste, etc.) qui viennent tous éclairer cette activité sous des aspects critiques et analytiques différents.
L’objet physique et matériel que constituent ces divers livres de recettes conservés joue un rôle structurant puisque c’est à partir d’eux que l’ensemble du film s’organise. Personnages principaux de Festins imaginaires, ils passent de main en main, d’un spécialiste à l’autre qui goûte la texture du papier ou la qualité du tissu, scrute les lignes d’écriture pour les déchiffrer. L’objet/personnage « livre de recettes » est ainsi activé, transformé littéralement en objet de mémoire vivant et dynamique. Anne Georget pose alors avec sa caméra devant ses invités pour mieux capter, recueillir l’émerveillement, la stupeur, la douleur et toutes les émotions qui naissent chez ses invités au contact de ces reliques.
Car au travers de l’évocation de cette pratique spécifique de l’écriture dans l’univers concentrationnaire, c’est bien aussi de sacré et de spiritualité dont il est question dans Festins imaginaires. Ce dont témoignent ces carnets dans leur précision, dans la diversité des recettes présentes et écrites dans des langues différentes, c’est de la transformation des mots en chair, en nourriture. Manger des mots pour tromper la faim, manger des mots pour communiquer/communier avec les autres quels que soient sa religion et son pays d’origine, manger des mots pour résister ensemble. Le moment de la journée consacré à écrire le carnet constitue un rituel bien réglé. Quant aux recettes, elles deviennent des prières universelles, une sublimation spirituelle qui transforme la douleur physique de la faim en un raffinement sophistiqué de l’esprit. Repu des mots que les autres ont offerts pour contribuer à l’écriture d’une recette, le corps peut alors s’apaiser.
Ces êtres contrent l’isolement, la volonté d’anéantissement dont ils sont l’objet, le chaos et la tour de Babel dans lesquels ils sont enfermés par la construction d’une langue commune symbolique qui vient compenser et réparer l’absurdité du réel.
Sous l’apparente objectivité du plat décrit, sous la méthodologie précise et rationnelle de sa préparation se cachent non seulement le désir avide de tenter de canaliser le non-sens de la vie au camp, mais également toute l’identité sociale de la personne ayant choisi d’écrire cette recette (son origine, son statut). Le plat porte son monde, son intimité, son enfance, sa maison.
« Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » [1] Les livres de recettes de Festins imaginaires sont autant de traces d’un monde en train d’être englouti par la barbarie et que l’écriture essaie de faire réapparaître, renaître ou en tout cas de sauver sous sa forme la plus primaire en même temps que la plus sophistiquée : la nourriture.
Formellement, le film présente une facture assez classique mais largement compensée par l’univers poétique qu’Anne Georget réussit à mettre en place. Les entretiens sont entrecoupés par des plans, souvent fixes, des anciens bâtiments concentrationnaires. La nuit, la neige, le froid, les escaliers désaffectés, la peinture qui s’écaille, les murs tombant en ruine, le bruit du vent mugissant dans les feuilles disent la désolation, la dureté et l’angoisse. Ils rappellent sensiblement aux spectateurs d’où ces carnets de recettes ont été écrits. La réalisatrice travaille avec cette mémoire des lieux. Telles des empreintes à jamais présentes, plusieurs plans présentent ces objets/personnages « livres de recettes » mis en scène là où ils ont été initialement écrits. Tissu accroché à la branche d’un arbre sous la neige, feuillets démembrés pour figurer un service de table ou enfin pages directement projetés sur une paroi extérieure, ces carnets, après avoir longtemps voyagé, reviennent finalement à leur point d’origine.
Parallèlement à ces images, la réalisatrice filme par des plans serrés les pages de recettes. L’écran se remplit alors d’écritures qui se déroulent de haut en bas et qui sont lues, murmurées parfois, par des hommes et des femmes, en différentes langues – et avec différentes intonations. La chaleur et la rondeur des timbres de voix, leur caractère vivant offrent alors un contraste saisissant avec la puissance mortifère des lieux. La richesse des mots et des mets évoqués, leur douceur, leur suavité, le sucré et le boursouflé entrent en collision avec la nudité, la froideur des paysages. La mise en scène parvient habilement à opposer le raffinement et l’exquis avec l’horreur. La vie avec la mort.
Anne Georget réussit ainsi parfaitement ce jeu d’association – ce glissement sémantique – tout en suggérant aussi le caractère spectral de ces voix. Chaque recette énoncée résonne aussi comme une présence fantomatique, en creux, venant habiter le vide des édifices enneigés ou abandonnés.
Festins imaginaires pose ainsi un regard décalé et inattendu sur l’univers concentrationnaire. On connaissait surtout des camps la littérature, la poésie ou même encore les dessins qui avaient été réalisés par les prisonniers pour résister à l’enfermement. Mais nulle trace de ces carnets de cuisine. Pourquoi cet oubli ? Peut-être parce que la cuisine est plus populaire, moins noble en tout cas que ces disciplines artistiques ? Peut-être aussi parce que le sujet est plus délicat, presque politiquement incorrect : comment accepter que les prisonniers purent se livrer à une pratique aussi légère, presque ludique, tout en étant plongé dans cet enfer ?
A la fin du film, la directrice des musées Yad Vashem de Jérusalem rappelle la difficulté qu’elle a eu à monter une exposition sur les jouets d’enfants retrouvés dans les camps de concentration. Là aussi, il était choquant pour les anciens déportés de présenter au public cette facette de la vie des camps.
Anne Georget propose donc, en apparence en tout cas, une vision à rebours de l’imaginaire collectif sur les camps de concentration. Elle choisit de montrer comment le « plaisir » et la « gourmandise » pouvaient cohabiter avec la barbarie et l’horreur la plus complète. Ces carnets de recettes sont autant de nouveaux territoires à explorer puisqu’ils témoignent eux aussi de la manière dont les prisonniers avançaient sur une crête, dévorés par le désespoir et l’absurdité, en même temps que par un élan vital irrépressible.
Quitte à être dérangeant, le mérite de la réalisatrice en filmant un tel sujet est d’avoir compris que le noir ressort toujours plus à côté du blanc, la laideur à côté de la beauté, et l’enfer à côté du paradis. Un paradis rêvé, fantasmé, récréé certes, mais un paradis quand même.
Fanny Belvisi
Note
[1] Du côté de chez Swann, Marcel Proust.
Où voir le film ?
Diffusion :
Jeudi 5 novembre à 22h45 sur Planète +.
Projection :
Dans le cadre du Mois du film documentaire
Dimanche 22 novembre 2015, 16h
Mémorial de la Shoah
17 rue Geoffroy L’Asnier, 75004 Paris
En présence de la réalisatrice et de Luba Jurgenson, maître de conférence en littérature russe et écrivain.
A voir :
Les Recettes de Mina, Terezin 1944, d’Anne Georget
Dans le cadre du Mois du film documentaire
Dimanche 22 novembre 2015, 14h
Mémorial de la Shoah
17 rue Geoffroy L’Asnier, 75004 Paris