La peinture dans le cinéma documentaire. Non pas l’art de peindre, mais l’art de représenter les tableaux des maîtres. Comment les montrer, et comment porter un autre regard sur la peinture ? Ces questions sont au cœur du nouveau numéro de la revue « IMAGES documentaires« , désormais disponible. Présentation de l’ouvrage avec son introduction signée Catherine Blangonnet-Auer.
Dans ce numéro consacré à la peinture, nous n’abordons pas le vaste continent des films sur l’art qui, à la suite de Ceux de chez nous de Sacha Guitry (1915) ou du Mystère Picasso de Clouzot (1956) – pour ne citer que deux classiques du genre –, nous montrent le « geste du peintre », le peintre au travail dans son atelier. En filmant la naissance d’une œuvre, le cinéaste espère-t-il saisir le « mystère » de la création ? Ce qui est certain, comme l’écrit ici Benoît Turquety, c’est que « le cœur de l’affaire est dans ce que l’on ne peut pas voir : ce qui se joue entre l’œil et la main ».
L’autre manière pour le cinéma documentaire d’aborder la peinture est d’affronter directement les tableaux. Mais « de quel droit ? » s’interroge André Bazin dans son article fondateur Peinture et cinéma [1]. De quel droit détruire l’unité d’une œuvre synthétique par essence pour opérer une synthèse nouvelle qui n’est pas celle voulue par le peintre, forcer à la percevoir selon un système qui la dénature profondément ? Pour Bazin, le film sur l’art commencerait donc par détruire son objet. Mais après avoir reconnu que le cinéma ne vient pas « servir » ou « trahir » la peinture mais lui ajouter une manière d’être, il conclut : « C’est peut-être, dans la mesure même où le film est pleinement une œuvre et, donc, où il paraît le plus trahir la peinture, qu’il sert en définitive le mieux celle-ci ».
National Gallery (2014), œuvre magistrale où Wiseman convoque toutes les ressources de son art, achève de nous convaincre des pouvoirs du cinéma documentaire. Charlotte Garson l’analyse ici non sous l’angle du fonctionnement de l’institution londonienne mais pour « la plongée saisissante que ce documentaire propose dans les œuvres ». En filmant la parole produite autour des tableaux, « Wiseman, écrit-elle, trouble nos certitudes sur l’évidence documentaire : pourquoi aurions-nous besoin de mots alors que la caméra filme de près les œuvres ? ». Le parcours que nous fait vivre Wiseman dans ce film va des aspects les plus matériels de la peinture aux plus abstraits dans la réception des œuvres. « Il met sur un pied d’égalité l’artiste et celui qui regarde l’œuvre ». Il nous démontre enfin que le cinéma, loin de désacraliser la peinture, peut être aussi le seul lieu possible de la réunion de tous les arts.
Cette interrogation sur les pouvoirs du cinéma face à la peinture est au cœur du film dont le parti pris est sans doute le plus radical : celui de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Cézanne. Conversation avec Joachim Gasquet (1989). En le rapprochant ici du film de Peter Nestler, Flucht, Benoît Turquety développe, autour des thèmes du portrait et du paysage, une pensée sur les deux questions fondamentales qui réunissent cinéma et peinture : celle des temporalités et celle du regard. Et il souligne aussi que « ce que partagent Danièle Huillet, Jean-Marie Straub et Peter Nestler, c’est peut-être avant tout […] un principe de modestie ».
C’est la même modestie (« la modestie de Cézanne devant les pommes ») qui caractérise l’attitude d’Alain Cavalier lorsqu’il refuse de « se parer des plumes du paon » en filmant les tableaux de Georges de La Tour ou de Bonnard. Charlotte Garson montre que, chez lui, « tout l’artifice du cinéma, et même du cinéma de studio, est convoqué comme pour conjurer la naïveté de reproduire en vidéo ce qui fut un jour créé sur une toile ». Manière peut-être de se défendre, avec ses moyens de cinéaste, de « la jalousie frénétique [qu’il] confie ressentir quand il filme la peinture ».
Dans son film Tableau avec chutes, Claudio Pazienza invente mille et une manières de filmer le tableau de Pieter Brueghel, Paysage avec chute d’Icare. Arnaud Hée, faisant directement référence à Bazin pour qui « le fait de cacher produit du visible », développe le postulat que « Paysage avec chute d’Icare est comme un « cadre-cache » dont Tableau avec chutes déploie un ample hors-champ ». Il s’agit en effet moins d’un film sur l’art que d’une « méditation sur la Belgique contemporaine [qui] peut être vue comme un hors-champ s’animant autour du tableau de Brueghel ».
Dans son film sur Georges de La Tour, Alain Cavalier travaillait sur des reproductions. C’est aussi le parti pris transgressif de Marianne Alphant et Pascale Bouhénic dans leur collection sur les historiens de l’art. Répondant à la question « comment devient-on historien de l’art ? », leurs invités ont choisi une douzaine d’œuvres leur permettant de jalonner un itinéraire intellectuel. Les tableaux apparaissent sous forme d’images au format carte postale. Détachée de l’expérience du musée, un rapport plus intime s’établit avec l’œuvre. « Devant le tableau, nous dit Pascale Bouhénic, il y a une forme d’intimidation […] alors que devant des reproductions, la parole se libère ».
Annick Peigné-Giuly a choisi de revenir sur La Grotte des rêves perdus (2010) de Werner Herzog, filmage en 3D des peintures rupestres de la grotte Chauvet. La 3D, dans ce cas particulier où l’accès direct aux peintures est restreint, peut-elle faire ressentir ce « frisson » devant l’œuvre originale qu’évoque Marianne Alphant, peut-elle remplacer l’expérience de la rencontre réelle avec la peinture ? Alors que dans National Gallery, c’est la parole d’une guide qui anime la peinture – elle évoque l’expérience sensorielle des contemporains de la peinture du XIVème siècle exposée dans une église, la lumière vacillante des cierges, le scintillement du reflet des ors – dans le film d’Herzog, c’est la caméra qui anime les peintures à la lueur des flambeaux, une caméra « prise de vertige dans cette traversée du temps ». Pour Annick Peigné-Giuly, Werner Herzog transcende « la découverte archéologique pour l’inscrire dans une réflexion puissante sur la représentation humaine du monde, et donc sur l’art, sur le cinéma ».
Catherine Blangonnet-Auer
[1] André Bazin, « Peinture et cinéma » in Qu’est-ce que le cinéma ? Paris, Les Editions du Cerf, 1985, réed. 1997, pp. 187-192.