Nous avions découvert ce film lors du dernier festival Silhouette, dont nous sommes partenaires. « Le saint des voyous », de Maïlys Audouze, y avait remporté la mention spéciale du jury Documentaire. Vu également à Clermont-Ferrand (Traces de vie) ou à Angers (Premier Plan), le film produit dans le cadre du Master de Lussas sera visible au Fipadoc cette semaine, dans la catégorie « Jeune création ». « Le saint des voyous » relate l’expérience d’enfermement dans un pénitencier pour mineurs qu’a vécue le père de la réalisatrice. Analyse signée Benjamin Genissel.
Le saint des voyous laisse sans voix. Quand le générique de fin est apparu, je n’avais aucune envie de parler. J’étais encore sidéré par ce que l’on venait d’entendre. Il est primordial de décrire ce phénomène survenu au terme du film pour en comprendre les caractéristiques. Car au delà de toutes ses qualités, c’est le montage de ses séquences qui en fait un très bon court-métrage documentaire – j’y reviendrai à la fin de ce texte.
Le charisme du personnage principal, le père de la réalisatrice donc, est certainement l’élément le plus évident pour dire en quoi le film accède à ce niveau. Entendre parler cet homme est déjà en soi déterminant. Il parle bien de lui-même. Il sait raconter avec talent sa propre histoire personnelle, ce qui l’a amené devant la justice à l’adolescence. Son discours est tout de suite très visuel : de ses mots naissent instantanément des images dans notre esprit. Il me semble que c’est assez courant dans le monde des « voyous », des délinquants, des criminels, des hors-la-loi, de posséder cette habileté dans le récit des anecdotes. Ils ont l’habitude de se raconter des histoires. La vie pénitentiaire qu’ils fréquentent généralement à un moment ou à un autre de leur existence doit favoriser cette pratique, c’est certain. Monsieur Audouze est fort habile pour nous embarquer dans ses récits de jeunesse.
La relation entre lui et sa fille réalisatrice est également une des grandes forces du film. Elle est visible à l’image, lui posant des questions, souhaitant comprendre le passé délinquant de celui dont elle partage les gênes et le sang, et sa présence devient tout de suite cette implication que le spectateur aime à voir dans le cinéma documentaire de création. La nécessité qu’elle a eu de faire ce film-là, et pas un autre, en est le moteur, tout autant que le carburant de notre adhésion à son projet. Le fait que la réalisation soit en phase avec l’enquête qu’elle mène est une très bonne idée : Maïlys Audouze s’est mise en scène, régulièrement, tout au long du film, en train de punaiser sur un mur un ensemble d’articles et de documents sur l’affaire en cours, sur l’affaire dont elle a la charge. Comme une enquêtrice dans un polar qui affiche devant elle les preuves, les indices, du mystère qu’elle tente de dévoiler, de l’énigme qu’elle veut résoudre.
Et ce qui procure encore plus d’effet, c’est que son tournage en tant que tel amène des éléments que le principal intéressé ignorait : le travail de recherche et d’élucidation du passé par la réalisatrice va plus loin que les connaissances qu’il avait sur son propre compte. Elle a déniché le dossier d’ancien délinquant juvénile de son père, elle lui propose de l’ouvrir devant elle, elle lui précise que ça peut lui faire un choc, il accepte cette possibilité, il est consentant devant ce risque et en le parcourant, il finit par tomber sur une information nouvelle. Le spectateur assiste alors, dans un différé qui a tout l’apparence du direct, au choc en question. La puissance de ce moment relève du grand cinéma.
Par ailleurs, au-delà de cette plongée dans le passé d’un homme, Le saint des voyous permet de comprendre ce que pouvait être, dans les années 70/80 du 20ème siècle, tout un système : le traitement réservé aux jeunes délinquants dans les pénitenciers pour mineurs. L’enquêtrice a organisé une rencontre entre son père et un des anciens responsables du centre où il avait été enfermé, et lors de leur discussion, nous pouvons mieux saisir la « philosophie » qui sous-tendait l’action menée par les acteurs du redressement judiciaire envers les jeunes gens ayant commis une faute grave. Il s’agissait, par des méthodes dures, intransigeantes, voire cruelles, de faire comprendre à ces justiciables qu’ils faisaient fausse route et qu’ils changent leur rapport à la société. En somme, on comprend que le discours officiel était de dire que les autorités leur offraient une chance de s’éloigner de la violence par des procédés pas loin d’être aussi violents que les actes qu’ils les avaient menés là. En restant toujours au plus près de son personnage, ce documentaire est donc aussi une source instructive d’informations politiques.
Pour conclure tout en renouant avec mon introduction, on peut affirmer que l’élément le plus fort du film est son final. Je loue donc ici ses qualités narratives plus qu’aucune autre. Maïlys Audouze a eu l’intelligence de placer à la fin de son montage une scène de confession époustouflante. Après avoir évoqué l’importance qu’a pour lui la figure du « saint des voyous », cet homme – qui s’est présenté depuis le début comme un ancien hors-la-loi ayant achevé son chemin vers la rédemption, comme un père de famille dont l’objectif était d’offrir à ses enfants une jeunesse qu’il n’avait pas eu la chance d’avoir – passe aux aveux : dans son esprit, il se trouve qu’il n’a pas tellement changé. Il explique regarder encore les gens qu’il rencontre dans le flot de la vie courante comme des victimes « à dépouiller ». C’est plus fort que lui : il ne peut pas s’empêcher d’imaginer comment il parviendrait à dérober leurs biens. Il est sincère, il est lucide, il utilise des mots précis. Il ose surtout dévoiler ce que dissimulent ses pensées. Il a cette audace. Et cette parole vraie m’a alors parue si rare, voire inédite, qu’elle m’a donc… laissé sans voix.