C’est un peu « l’année Wiseman »… Après l’édition du premier volume d’une intégrale en DVD chez Blaq Out, après le prix France Culture reçu à Cannes pour l’ensemble de son oeuvre, le cinéaste américain fait l’objet d’un précieux numéro de la revue IMAGES documentaires, qui vient de paraître, et alors qu’Universciné propose désormais 31 de ses documentaires en VOD.
Présentation de cette publication par Catherine Blangonnet-Auer.
Si un certain nombre de cinéastes s’en réclament ou tout au moins déclarent avoir été influencés par lui, Frederick Wiseman est le seul documentariste à avoir eu assez de persévérance – avec l’appui de la télévision publique américaine – pour construire une œuvre en poursuivant une même ligne directrice pendant cinquante ans sans dévier de son ambition initiale : filmer l’activité humaine dans sa dimension collective, « la machinerie humaine, cette machinerie de paroles», selon l’expression de Pierre Legendre [1].
Il n’y a pas de meilleure introduction à son œuvre que les propos qu’il a lui-même tenus à plusieurs reprises sur ses intentions et ses méthodes de travail :
« A partir de Titicut Follies, je n’ai plus cessé de faire, grâce au cinéma, la découverte du drame intense de chaque journée de la vie de chaque homme. » [2]
« Je m’intéresse au fonctionnement de l’institution et à son système de valeurs, à la différence entre l’idéologie et la pratique. Plus généralement aux problèmes d’une communauté. Je filme pour observer. » [3]
«Je cherche à comprendre la complexité des situations que je filme, je cherche à élucider le chaos de l’existence humaine quotidienne. Je refuse de simplifier pour répondre à une intention ou à une idéologie quelconque : au contraire, je veux rendre compte aussi honnêtement que possible de cette complexité. » [4]
«Le vrai travail de montage consiste à reconnaître tous ces niveaux de sens simultanés et à les faire exister. » [5]
La « leçon de cinéma » donnée à la Cinémathèque française à l’occasion de la rétrospective conjointe organisée par le Centre Pompidou et la Cinémathèque française en novembre 2006 est publiée pour la première fois dans ce numéro. A partir d’exemples précis, Frederick Wiseman s’y explique sur sa « méthode », dont il a eu l’intuition avant même de tourner son premier film et qu’il n’a cessé de perfectionner au fur et à mesure des tournages et des montages, un par an en moyenne depuis 1967.
Charlotte Garson écrivait en 2009 dans un article consacré à La Danse [6]: « La richesse wisemanienne peut étourdir, au point qu’on peut trouver sa neutralité suspecte. Mais en réalité celle-ci s’offre à l’interprétation ». Elle-même s’y risque dans ces pages. Dans les rares éléments biographiques que Wiseman a pu livrer, elle aperçoit l’origine de ce qu’elle nomme « l’extrême observationnisme wisemanien ». Elle souligne l’existence d’une architecture invisible des films, ainsi que la présence d’un rythme et d’une dramaturgie à l’intérieur des longues séquences. La durée des films de Wiseman décourage souvent les programmateurs. Charlotte Garson livre une hypothèse sur cette expérience du temps offerte par le cinéaste à ses spectateurs.
L’exercice de la parole est central dans les films de Wiseman. S’interdisant tout commentaire et toute interview, il filme le logos sous toutes ses formes : dialogues, négociations, argumentation, transmission, enseignement, discours… Au tournage, dit-il, « on suit la parole ». A travers différentes séquences choisies dans ses premiers films, Arnaud Hée étudie la captation et la mise en scène de cette parole. Il montre qu’il n’y a pas chez Wiseman « une manière monolithique de mettre en scène la parole » mais que le cinéaste s’adapte aux situations qu’il filme, quitte à transgresser les règles qu’il s’est lui-même fixées.
Dans ses films sur l’art, Wiseman filme aussi bien « ce qui est public, la scène et ses spectacles (ou la salle d’exposition) que l’envers du décor ». Antony Fiant analyse la manière dont il intègre dans ces films les œuvres elles-mêmes – spectacles et répétitions de théâtre et de danse, peintures –, « comment elles participent d’une minutieuse observation du fonctionnement plus global d’institutions, jusque dans leurs moindres rouages ».
New York est pour Wiseman une ville « froide, impersonnelle et violente ». Annick Peigné-Giuly montre, à travers trois des neuf films tournés à New-York, Hospital, Welfare et In Jackson Heights, comment ils composent « un portrait complexe, puissant et terriblement humain de la ville comme emblème du rêve et du cauchemar américains ».
Wiseman a souvent dit que sa formation principale venait de la littérature mais Bernard Benoliel observe que son regard a été formé par le cinéma hollywoodien de « l’âge classique ». Il met en évidence les réminiscences qui parcourent son œuvre et discerne dans ses films les formes classiques que Wiseman « déplace, ressaisit et transforme pour produire une impression accrue de réel ou d’immersion ». Et malgré tout ce qui sépare les deux cinéastes, Bernard Benoliel tente un parallèle audacieux et fécond entre Boxing Gym et Million Dollar Baby de Clint Eastwood.
Catherine Blangonnet-Auer
Notes
[1] Pierre Legendre, « Les ficelles qui nous font tenir», in Cahiers du cinéma, n° 508, décembre 1996.
[2] in Positif, n° 190, février 1977.
[3] ibid.
[4] Entretien avec Philippe Pilard, in GNCR, dossier de presse de Public Housing.
[5] Extrait de la « leçon de cinéma » de 2006 publiée dans ce numéro.
[6] Charlotte Garson, « Plié monté », in Cahiers du cinéma, octobre 2009.