Vous vous souvenez peut-être de « Presunto Culpable », le documentaire qui avait affolé le box-office mexicain en 2011… Eh bien, voici peut-être la nouvelle sensation cinématographique venue d’Amérique Latine. « Hija de la laguna », réalisé par Ernesto Cabellos Damiàn et produit par Guarango, raconte le combat d’une jeune péruvienne contre les projets pharaoniques d’une compagnie minière qui pourrait priver les villageois d’une inestimable ressource – l’eau. Avant même sa sortie en salles, le documentaire bat des records sur le web. Explications.
« Mama Yaku, dans tes entrailles repose de l’or. Sais-tu pourquoi ils viennent le puiser ? Pour le conserver dans des banques. Mais l’or ne se boit pas. L’or ne se mange pas. L’or fait couler le sang. Si les puissants en ont une telle utilité, qu’ils le sortent de leurs banques pour venir l’utiliser ici, et qu’ils te laissent tranquille, en paix. Fais attention à toi, Mama Yaku, prends soin de toi, car tu pourrais nous nourrir pour toujours ». Ainsi s’adresse Nélida, 31 ans, à sa mère spirituelle. Ces mots, cette prière qui découle comme un flot intarissable de l’âme de cette jeune paysanne andine sont en train de faire chavirer tout un pays.
Si Nélida convoque ainsi les esprits de l’eau, c’est qu’elle sent cette ressource vitale menacée par la découverte d’un gisement d’or et de cuivre qui aiguise l’appétit de la plus grande compagnie minière d’Amérique du Sud. Un projet gigantesque (près de 4 milliards d’investissements sur 19 ans), baptisé Conga, qui pourrait se transformer en désastre environnemental, et social. Face au péril, Nélida rejoint la résistance des habitants de ces hauts plateaux andins, et se fait violence pour « descendre » à Lima afin d’y suivre des cours de droit. Manière d’aiguiser les armes juridiques qu’elle compte opposer au projet minier. Le pitch du film résume : « Ils veulent vider ses lacs pour en extraire de l’or. Elle utilisera tous ses pouvoirs pour l’empêcher. » Et un premier teaser a été mis en ligne il y a un peu plus d’un mois…
Le phénomène viral est inédit au Pérou : la bande-annonce du documentaire d’Ernesto Cabellos Damiàn a déjà été vu près de 5 millions de fois sur Internet. Une performance qui ne se joue ni sur le site du film, ni sur Youtube (90.000 vues à ce jour), mais sur Facebook. Les chiffres que nous ont confiés la semaine dernière les producteurs du film sont éloquents : pour cette seule publication, près de 10 millions de personnes « atteintes », plus de 225.000 Like et près de 25.000 commentaires. La vidéo a effectivement été vue 3.5 millions de fois, et c’est sans compter tous ceux qui l’ont téléchargée eux-mêmes sur le réseau social. La page du site Desinformemonos, par exemple, a permis de comptabiliser 1.5 millions de visionnages supplémentaires. Si la part organique de ces résultats est « importante », les producteurs ont également eu recours à de la publicité sur le réseau social. Résultat : ils ont battu le précédent record national détenu par une comédie populaire à fort potentiel commercial, Asu Mare.
Derrière ces remarquables statistiques – et dans un pays, rappelons-le, qui compte environ 30 millions d’habitants, la productrice Nùria Frigola Torrent note un tournant majeur : « Facebook est en train de supplanter Youtube pour les vidéos courtes sur le web. (…) C’est le pouvoir des internautes sur les réseaux sociaux qui nous a permis d’atteindre un tel public ». Mais au-delà de cette tendance de fond, le succès du teaser de Hija de la laguna relève d’une stratégie de marketing digital simple et efficace.
La productrice explique par exemple qu’elle n’a eu recours à aucune agence web. « C’est un conseil que nous ont donné d’autres cinéastes péruviens, comme Roquita Diaz Costa ou Luis Castro, qui ont obtenu d’assez bons résultats sur Internet : il faut que ce soient ceux qui aiment le film, ceux qui le connaissent le mieux et ceux qui ont le plus envie de le partager et de le défendre qui gèrent la communication online. Ce sont eux les meilleurs ambassadeurs des films ». Hija de la laguna a aussi pu compter sur « un réseau d’alliés » conséquent, comme des ONG ou des personnalités de renom. Sur la liste des soutiens au documentaire, on compte notamment l’intellectuel américain Noam Chomsky, ou l’acteur et réalisateur argentin Ricardo Darin.
Nùria Frigola Torrent précise que les efforts de promotion sur le web ne se sont pas limités à cette seule bande-annonce : « Il ne faut pas seulement faire la publicité du film ; il faut aussi produire de l’information et proposer des contenus intéressants aux publics. (…) Nous essayons aussi de répondre à tous les messages et à toutes les demandes que nous recevons pour créer une vraie communauté : nous souhaitons que les gens sentent que le film leur appartient et qu’ils peuvent participer à cette aventure en soutenant la diffusion du documentaire ».
Si l’impact de ce teaser a également eu des répercussions au Mexique et au Chili (mais aussi, dans une moindre mesure, en Colombie et en Argentine), la productrice constate que « l’immense majorité des personnes qui ont partagé la bande-annonce sont absolument inconnues de l’équipe du film. (…) Ce sont simplement des personnes qui ont un intérêt très fort pour le fond de notre sujet ; des internautes qui sauront d’ailleurs alimenter les débats qui vont naître lors de sa diffusion ». Nùria Frigola Torrent précise : « La clé, c’est le thème : l’eau, et la défense de l’environnement. Ces problématiques rencontrent de nombreuses sensibilités ; les gens veulent savoir, et agir. C’est très important. Il s’agit d’ailleurs d’un thème latino-américain qui correspond à des préoccupations universelles : protéger la terre et l’eau en luttant contre les logiques trop ‘extractives' ».
La réalisation du film a commencé en juillet 2012, et c’est une vidéo qui persuada Ernesto Cabellos Damiàn de l’urgence du tournage. Le réalisateur explique avoir été frappé par l’arrestation brutale de l’un de ses amis, l’ancien prêtre Marco Arana, alors qu’il participait à une manifestation pacifique contre le projet minier Conga à Cajamarca. Dans une séquence vidéo que l’on retrouve dans le montage final de Hija de la laguna, une femme interpelle les policiers sur les raisons de la violence dont ils font preuve envers les manifestants. L’un des fonctionnaires lui répond : « Parce que ce sont des putains de chiens, voilà tout ! ». « Ce ne sont pas des chiens, ce sont mes amis, et mes alliés, explique calmement Ernesto Cabellos Damiàn. Je crois que leur vision du monde doit être considérée avec respect, et que nous pouvons même apprendre beaucoup de leurs points de vue ».
Après quelques semaines d’enquête (c’est Marco Arana qui mettra le réalisateur en contact avec le personnage de Nélida), le tournage s’amorce dès le mois d’octobre et se poursuit en parallèle des premiers travaux de montage, en 2013. L’équipe du film cherche alors « des contrastes, des similitudes et des zones grises pour enrichir l’histoire de Nélida. (…) Des histoires périphériques qui puissent apporter un contre-point à la trame principale, en multipliant les émotions et en suscitant des questionnements dans l’esprit du spectateur ».
L’équipe du film s’aventure ainsi en Bolivie pour trouver un flash-forward à l’histoire de Nélida : un village qui ne dispose plus que d’un filet d’eau pour vivre après des années d’exploitation minière intensive. Mais ce futur tant redouté par l’icône de ce documentaire est plus complexe qu’il n’y paraît quand on écoute des femmes qui, elles, luttent pour pouvoir travailler dans la mine – leur seul moyen de survie. Aux Pays-Bas, c’est une créatrice de bijoux qu’on rencontre. Bibi van der Velden se rendra en Amazonie pour comprendre s’il est possible de continuer à fabriquer des colliers et des bagues en or sans se mettre du sang sur les mains…
Le documentaire s’est ainsi enrichi tout au long du tournage, et c’est la relation très particulière qui s’est peu à peu construite entre le réalisateur et le personnage principal qui a permis de parvenir à cette composition contrastée et poétique qui fait honneur au lien organique qui unit Nélida et ces lacs péruviens. C’est par exemple pendant les prises de vue que le réalisateur s’est progressivement effacé de la narration – et de la représentation – pour laisser le champ libre à la seule Nélida. La productrice explique : « Tourner à 4.000 mètres d’altitude, dans un lieu dépourvu d’électricité où il pleut beaucoup, a été une épreuve. Mais partager le logement de Nélida a aussi permis de renforcer nos liens et notre amitié mutuelle ».
Quel sera, alors, l’impact du film ? Est-il imaginable qu’il permette de repousser le projet minier, ou de le transformer pour qu’il puisse se développer dans le respect des populations locales ? Ernesto Cabellos Damiàn espère que son film sera le grain de sable qui perturbera les rouages implacables des logiques politico-industrielles. En mettant en lumière le combat de ceux « qu’on ne voit pas beaucoup dans les médias de masse », il entend livrer des éléments au public pour que celui-ci puisse se faire sa propre opinion sur le sujet.
Après trois ans de travail sur ce film, le réalisateur ajoute : « Réaliser des documentaires est absolument nécessaire pour un pays. Le cinéaste chilien Patricio Guzman a une phrase qui résume bien l’enjeu : « Un pays sans cinéma documentaire, c’est comme une famille sans album photo ». C’est exactement ce que nous tentons de faire depuis 20 ans avec Guarango : ajouter quelques photographies dans l’album des Péruviens. Ce sont parfois des moments de joie ; et parfois des instants de conflit ou de désaccord comme avec ce film. Mais nous ne sommes pas seuls : il existe des dizaines de collègues et de sociétés de production que contribuent, année après année, à cet album de famille. Avec l’aide de subventions publiques comme celles du ministère de la Culture – qui fonctionnent très bien, ou de manière plus indépendante en autoproduction (voir les courts-métrages de DocuPeru). C’est un travail qui ne va pas s’arrêter, et qui devient à chaque film plus nécessaire. Il existe une forte demande populaire, comme en atteste la très forte audience du teaser de Hija de la laguna. C’est un peu comme un vaste cri collectif qui réclame ce film ».
Hija de la laguna connaîtra sans doute un beau succès en salles. Le film, « militant mais pas que », saura séduire les convaincus et émouvoir les autres. Le sujet, déjà évoqué dans la presse française notamment grâce au travail de Chrystelle Barbier (dans Le Monde ou sur France Inter), trouve avec ce documentaire un nouvel écho, sensible, engagé et poétique.
Aujourd’hui, Nélida termine ses études en droit environnemental. Elle participera à la sortie du film à Lima, mais s’en retournera vite à ses préoccupations quotidiennes. Le documentaire Hija de la laguna, déjà repéré à Hotdocs, sortira sur les écrans péruviens le 27 août prochain. Et il n’a pas encore de distributeur en France…
Cédric Mal
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– Le documentaire sur Internet, ses auteurs et ses publics (étude SCAM/Red Corner)
Bravissimo, courage, on peut y arriver