Petit coup de coeur sur Le Blog documentaire… Présenté en avant-première au festival Doc’Ouest du Pléneuf Val André le 19 septembre denier, « Jasmine » est le nouveau film d’Alain Ughetto. A l’instar de « L’image manquante » de Rithy Panh, diffusé début octobre, « Jasmine » utilise des personnages animés pour raconter une histoire du passé. Celle d’un amour entre le réalisateur et une jeune iranienne, dans un essai documentaire poétique et attachant sélectionné lors du dernier festival du film d’animation d’Annecy.
L’Amour, le grand, celui qu’on affuble d’une majuscule comme un rempart contre l’oubli, ne meurt jamais. Dans le cas d’Alain Ughetto, il prend les formes infiniment (é)mouvantes de la pâte à modeler (« pâte modelée« , comme le réalisateur préfère la nommer) qu’il malaxe avec un soin tout particulier, comme s’il massait délicatement la peau d’un être aimé. Ce sont ces bribes de souvenirs, vivaces, vibrants malgré le passage des années, que le réalisateur assemble, comme on médite sur ce que la vie nous apporte d’absolu. Dans Jasmine, long métrage brillant, mi-documentaire, mi-fantasmagorie, il sonde le souvenir charnel d’une relation, à 35 ans d’intervalle. Car en 1978 Alain Ughetto vit une histoire d’amour avec Jasmine, jeune iranienne libre et contestataire. Ensemble, ils connaissent les joies de la jeunesse triomphante, s’aiment, se filment. Bientôt cependant, l’Iran va sombrer dans l’Histoire que l’on connaît : Mollahs en démonstration dans les rues, révolution islamique dans les têtes, que les femmes sont sommées de couvrir du voile de la soumission. Alain Ughetto l’occidental ne cache pas son incompréhension, son dégoût aussi d’un changement soudain qui vole en même temps que son amour, l’utopie progressiste des droits humains enfantés dans les années 70. Ce pourrait être ethnocentrique, mais le ton, qui n’est docte à aucun moment, laisse plutôt entendre un dépit amoureux, une sincère et personnelle désillusion.
Alors parce que cette histoire ne l’a jamais quitté, parce qu’elle évoque tellement l’image de l’amour de jeunesse, pur et puissant, Alain Ughetto entreprend d’en faire le récit, avec ce qu’il sait faire : donner à la pâte à modeler un statut d’œuvre d’art ; sublimer le matériau avec des caresses ; transformer la nature ludique et profane (« la pâte modelée, ce truc de gosses », dit-il) en une réflexion méditative. Cette intimité avec la matière, Alain Ughetto ne la sort pas de nulle part. Son père déjà s’amusait à triturer les croûtes de Babybel pour en faire des personnages. Le fils a troqué la spécialité fromagère pour la pureté d’une pâte dont on a l’impression de sentir l’odeur, tant sa consistance à l’écran est physique, brute.
Alain Ughetto raconte donc à la fois l’amour, la distance puis la séparation, le tout avec une remarquable économie de moyens. Pas de 3D ni de personnages animés dont les expressions viendraient anthropomorphiser le matériau. Les deux personnages sont simplement bâtis – une tête munie de deux trous pour les orbites et un corps asexué. Lui orange ; elle, ainsi que tous les autres Iraniens, bleue, « comme le bleu de ses yeux ». Et ce qui frappe au fur et à mesure du film, c’est la richesse expressive de ces pauvres corps, de ces regards éteints. Plutôt que de déléguer à la pâte (la technique) le soin d’incarner, Alain Ughetto malaxe, créé des formes comme des mutations sorties d’un imaginaire lyrique, où la souplesse de la matière s’allie à la fluidité du geste pour donner vie, non à des personnages vivants mais à de la vie autour des personnages.
Cette sensualité, cette escapade loin du narratif est probablement ce qu’il y a de plus singulier, de plus intimement réussi dans Jasmine. Dans les moments où le geste même de jouer avec la pâte prend le pouvoir, « on ne sait pas ce que ça raconte, mais ça raconte », comme le dit de manière sibylline le cinéaste bien en peine de se faire plus précis. Car à l’instar de ce qu’évoquait son scénario pour décrire la scène d’amour des deux personnages en pâte à modeler (probablement l’une des scènes de cinéma qui exprime le plus magnifiquement et le plus justement la métaphore de la « fusion des corps »), Alain Ughetto laisse son film respirer d’instants imprévus, de raccords immanents, de divagations poétiques : « la pâte se mêle », voilà tout ce que pouvait dire le réalisateur, au stade de sa note d’intention, de cette scène charnelle avec ses « acteurs ». Devant le film, on se prend à oser une métaphore : Jasmine propose, par certains côtés, un lyrisme digne d’un Terrence Malick en pâte à modeler…
L’autre force du film réside dans son régime documentaire, la part avouée et montrée de reconstruction de la réalité : le film ne se nourrit pas uniquement de pâte, mais aussi de plans réels, tantôt rescapés du passé, tantôt fabriqués dans l’atelier où Alain Ughetto a façonné ses personnages – derrière l’écran du cinéma L’Alhambra à Marseille. Ainsi au détour d’un plan, il dévoile l’envers du décor, le hors-champ : ces bâtiments de polystyrène, ces mains qui construisent et qui, tel un Godzilla, viennent récupérer Jasmine ou Alain dans l’enfer d’un Iran qui s’assombrit. Cette mise en abyme n’est pas seulement habile, comme ce ventilateur chipé dans les locaux de la production qui se mue en hélicoptère dans le récit. Il montre aussi à l’œuvre le processus de distanciation qu’Alain Ughetto opère par rapport à l’objet de son documentaire. Les doigts qui affinent les silhouettes des personnages, caressent les hanches, ne tendent pas tant à recréer un monde, en recherchant la perfection de l’illusion de réel, qu’à le revivre, avec d’autres moyens, dans un autre temps. La pâte remplace la peau, le polystryrène la rugosité des bâtiments, mais le souffle de la vie, organique, reste le même.
Nous entraînant aux confins du vrai et du fantasmé, Alain Ughetto réussit le tour de force de donner aux images qu’il utilise entre les séquences de pâte à modeler une dimension fictionnelle. Ces images obsédantes, d’une beauté abîmée par les ravages du temps, semblent avoir été traitées, scratchées à dessein : il n’en est rien. Ce sont bien des images d’époque, d’Alain, de Jasmine, conservées « dans leur jus » dans la cave du réalisateur, et qui attestent du temps qui passe et du mystère de l’amour entre deux êtres, mystère qui ne se laisse jamais totalement dissiper.
Et si la part dévolue à la grande Histoire, celle de la révolution islamique iranienne, vient par moments déchirer le rêve dans son caractère factuel (et nécessaire ? peut-être pas…), elle n’entame pas le charme de l’autre histoire, la petite, celle de l’amour de jeunesse. Un amour fait de rendez-vous ratés, qui ne peut disparaître complètement, même avec les années. En témoigne le mail de Jasmine envoyé à son ancien amant, en 2009 et 30 ans après, en pleine révolte populaire, pour lui rappeler entre les lignes leur attachement indélébile. Rarement un écran d’ordinateur filmé n’aura dégagé autant d’émotion. On sort du film émerveillé, bercé par l’anaphore, cette figure de style largement popularisée depuis l’élection présidentielle française de 2012, de Jasmine, entendue comme une complainte d’un monde en voie de disparition : « C’est où cet endroit…où notre mémoire a été emprisonnée ? ». Nostalgique, assurément.
Nicolas Bole
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