[Le 26 mai 2020]
Grâce aux Escales documentaires de La Rochelle, le film d’Anna Roussillon est disponible gratuitement en ligne pendant une semaine ! C’est ici. A noter également cette analyse parue dans la revue IMAGES documentaires.[Le 23 novembre 2016]
Le documentaire d’Anne Roussillon est projeté gratuitement jeudi 24 novembre à 20h à Paris par l’association Toiles & Toiles. Rendez-vous Salle Jean Dame, au Centre sportif Jean Dame, 17 rue Léopold Bellan.[Le 12 janvier 2016]
Que s’est-il passé en Egypte il y a 5 ans ? Vu du Caire, une révolution dont les soubresauts n’ont de cesse de secouer le monde. Vu d’un petit village du delta du Nil, un changement de décor où l’Histoire semble s’être lentement immiscée dans la vie immuable d’une famille d’agriculteurs. Entre les deux, la réalisatrice Anna Roussillon livre dans « Je suis le peuple » la chronique subtile et universelle d’un basculement, historique et intime. A ne surtout pas manquer ce mercredi dans les salles de cinéma françaises.
D’emblée, Je suis le peuple situe la teneur des liens qui unissent Anna Roussillon à ses personnages. La réalisatrice cadre une femme, Bata’a, et celle-ci lui demande d’arrêter de filmer comme on demanderait avec le sourire à quelqu’un d’arrêter de faire l’andouille. Puis, celui qui deviendra le personnage principal du film, Farraj, débarque sur sa moto. Tous deux nous regardent en la regardant et semblent nous certifier que, oui, ce qui est bizarre, c’est qu’elle les filment. En creux, ils nous indiquent en fait : Anna Roussillon semble d’abord dans ce village égyptien pour vivre avec eux avant de les filmer. L’idée de recueillir des « témoignages » n’est pas son affaire. Dans cette entrée en matière pleine d’un humour badin, presque burlesque, s’installe un rapport de filmeuse à filmés qui va irriguer tout le « sous-film » (comme on dirait un sous-texte) de cette chronique de l’Egypte d’après-révolution.
Bien sûr, cette révolution, là-bas au Caire, est suivie assidûment. Mais elle est le terreau du film en même temps qu’un décor : la vie suit son cours sans que les personnages ne deviennent radicalement autres. C’est toute la singularité de la démarche d’Anna Roussillon que de ne pas se situer ailleurs qu’aux côtés de ses personnages : ni en surplomb (comme on filmerait pour analyser), ni avec admiration (comme on filmerait pour glorifier des héros), ni même avec une volonté affichée de surjouer la proximité (comme on filmerait sa grand-mère). Sa parfaite connaissance de la langue arabe rend pourtant son geste documentaire unique. Que représentent pur elle Farraj, sa voisine Bata’a, sa femme Harajiyvé et leurs enfants ? Des amis intimes, une famille proche, de lointains parents voire une sorte d’amant platonique (pour Farraj) ? Cette indétermination rend sa présence mouvante, jamais précisément fixée, comme trop souvent le regard occidental lorsqu’il vient se porter sur une altérité totale. Tantôt confidente, tantôt complice (aux dépens de l’un ou de l’autre), tantôt figure d’opposition envers laquelle Farraj exprime son désarroi quand il ne sait comment se situer face aux contradictions qu’ont entraîné son vote pour Mohammed Morsi : Anna Roussillon assume ces rôles sans en rajouter, avec une forme d’évidence. Elle peut ainsi capter ces moments anodins (et hilarants) où Farraj se fait chambrer par ses amis pour avoir voté Morsi, ou lorsqu’il explique à sa fille le respect des anciens – y compris envers l’ignoble Moubarak, dictateur mais « père » de l’Egypte. Autant d’instants de vie qui ne sont en rien de simples « respirations », mais semblent au contraire être baignés dans l’esprit de la révolution, qui concerne tout le monde malgré la vie qui reste la même, en un peu plus chère…
Contrairement aux activistes présents sur le lieu des événements et dont le destin oblique tendanciellement vers le tragique, Farraj accueille l’Histoire avec une forme de recul immanent. On pourrait aussi y voir un pragmatisme politique. Heureux mais pas lyrique ni emphatique, il montre fièrement son doigt gorgé d’encre, preuve de son premier vote à la moitié de l’année 2012. Obstiné mais pas vindicatif, il ne se résigne pas à retourner sa veste quand Morsi commence à montrer ses velléités de pouvoir absolu fin 2012 (son choix ne pouvait être d’ailleurs différent car son opposant à la présidentielle était Ahmed Chafik, garant du précédent régime qui avait mis tant de temps à s’effondrer). Présent, enfin, mais pas démonstratif, il finit par se rendre à l’évidence et aux manifestations qui aboutiront au renversement du même Morsi, renversement voulu par le peuple et instrumentalisé par l’armée. Farraj n’est ni superbement visionnaire, ni franchement réactionnaire : il forge son opinion politique comme beaucoup d’entre nous, en s’abreuvant de médias qui, en Egypte, ne lésinent pas avec les théories du complot. Il change d’avis au gré des événements.
Ce faisant, il dresse de lui-même, et en ombre chinoise sous la caméra, le portrait attachant de cet « homme de la rue » – des champs – qui n’ai rien du destin d’exception. Un homme chimérique dont les journaux nous parlent tant sans que, dans leurs articles, on ne comprenne rien à leurs motivations ni leur mode de pensée. En passant des mois à ses côtés, Anna Roussillon débusque avec tendresse cette valse hésitation, traversée parfois par quelques éclairs de lucidité. Ainsi Farraj, acculé par la réalisatrice devant ses contradictions internes, n’hésite pas à remettre les pendules à l’heure : il est si facile de parler de démocratie dans les pays occidentaux, qui sont pourtant les mêmes à avoir fait la guerre en dehors de chez eux… Farraj cite l’Irak et les Etats-Unis, mais cela aurait tout aussi bien pu être la France et la Libye, avec les résultats dramatiques que l’on connaît.
Et puis, comme un trésor caché qui se découvre subitement, la fin du film emmène encore le rapport entre la réalisatrice et ses personnages dans un autre régime lorsque Farraj dit à Anna souhaiter que celle-ci soit enterrée auprès d’eux, en Egypte. L’humour en forme de politesse et la pudeur maquillée en sourires laissent la place à la sincérité de l’intime. Pendant tout le film, on ne sait jamais vraiment comment Farraj réagit réellement à la présence de la caméra. S’il semble l’accepter voire en jouer, la séquence finale introduit une autre dimension : c’est dès lors la caméra elle-même qui devient le témoin de ce lien si particulier qui se noue entre Anna et lui. Il la prend à témoin comme il nous prend, spectateurs, à témoin de la transfiguration de leur relation. Comme s’il avait compris à quoi servait le geste documentaire et nous en délivrait la teneur : une forme de catharsis servant à dire le monde.