Par les sorties remarquables cette semaine (« La Sociale », « Brûle la mer », « Graine de champion » – nous y reviendrons), il s’est glissé un GRAND documentaire, d’une douceur et d’une intelligence remarquables. « Dernières nouvelles du Cosmos », de Julie Bertuccelli, brosse le portrait d’une autre artiste, Hélène, poète inclassable expliquant elle-même faire partie d’un « lot mal calibré, ne rentrant nulle part ». Entretien avec la cinéaste signé Fanny Belvisi.
Le Blog documentaire : Vous avez rencontré le personnage principal de votre film, Hélène/Babouillec, par l’intermédiaire du metteur en scène Pierre Meunier qui vous l’a présentée, alors que lui-même s’intéressait déjà à ses écrits. Pouvez-vous revenir sur la naissance du projet ?
Julie Bertuccelli : J’ai en effet rencontré Hélène pour la première fois à la fin d’un spectacle de Pierre Meunier qu’elle avait été voir. Déjà alors, elle m’avait subjuguée. Nous avions passé la soirée à communiquer grâce à sa boîte qu’elle avait amenée avec elle. J’avais également déjà commencé à lire ses textes dont Pierre m’avait parlé. Quand j’ai vu leur richesse, je me suis tout de suite dit que j’adorerais faire un film sur Babouillec. En général, quand quelque chose me passionne, je le sens tout de suite, c’est instinctif.
Quelques semaines après la rencontre d’Hélène avec Pierre Meunier, elle lui a envoyé, avant qu’il ne soit édité, son nouveau texte, Algorithme Éponyme. En le lisant, il a décidé d’en faire un spectacle. Quand j’ai su cela, je suis arrivée tout de suite !
C’était évident, il fallait que je réalise un film à partir de cette expérience. Avoir une histoire autour de la création de ce spectacle me permettrait de faire entendre ses textes. S’il n’y avait pas eu ce projet de spectacle, je ne me serais pas lancée dans l’aventure. J’avais déjà réfléchi à comment faire un film sur cette artiste en donnant véritablement à entendre ce qu’elle écrit, mais aucune solution ne me plaisait. Je n’ai aucune intention, ni prétention à faire de l’esthétisme, ni d’ailleurs à être dans la tête d’Hélène. J’aime faire des films vivants, des films qui soient dans l’action. Avec ce projet de mise en scène, il y avait tout d’un coup une occasion formidable, un fil qui me plaisait beaucoup et que j’avais envie de suivre.
Comment s’est construit le pacte entre la filmeuse, vous, et la filmée, Hélène ?
Cela s’est passé très vite. Quand j’ai rencontré Hélène, j’avais lu ses textes. J’étais déjà passionnée et ébahie par cette écriture. Je lui avais donc déjà exprimé mon désir de réaliser un portrait d’elle. Entre temps, je lui ai aussi donné mes films à voir. Il y avait donc eu cet échange d’artiste à artiste qui s’était fait. Nous avions entamé une discussion : pour qu’elle puisse mieux me parler de son écriture, c’était important aussi qu’elle sache qui j’étais et ce que j’avais fait avant. Quand j’ai explicitement formulé le fait que je souhaitais les filmer, elle et sa mère Véronique, je leur ai demandé de réfléchir à ma proposition. Elles m’ont recontactée peu de temps après pour me dire qu’elles étaient d’accord.
Ce pacte est d’ailleurs formulé à un moment du film…
Oui, je le redemande régulièrement. Ce n’est pas facile de filmer quelqu’un qui ne parle et dont on n’est pas sûr à 100%, même si en fait, oui on le sait, que cela lui plaît. Il y a toujours un petit doute que je préférais lever. Cela m’arrive souvent de redemander aux gens que je filme s’ils vivent bien cette présence de la caméra.
Avec Hélène, je sentais qu’elle aimait cela et que tout se passait bien entre nous, mais c’était important pour moi d’en avoir la certitude. D’ailleurs j’ai filmé ces questions sans penser que cela figurerait dans le film. C’était plutôt une chose pour moi. En même temps je me disais que cela faisait quand même partie du film, et que le spectateur se poserait aussi la question.
Je lui ai donc fait plusieurs fois la même demande, même à Avignon alors que cela faisait déjà deux ans que le projet avait débuté. Ma question c’est aussi : « Comment tu vis cela ? Qu’est-ce que cela te fait comme impressions ? ».
Au final, la caméra était notre trait d’union, notre objet de dialogue. Notre relation passait par là. Quand Hélène parle de « l’œil goguenard », il y a aussi l’idée que la caméra devient aussi son lien à elle avec l’extérieur, avec le monde. La caméra se transforme en canal de communication. Je voyais bien qu’en fait, elle me regardait autant que moi-même je la regardais.
Le film est composé de nombreux plans où le visage d’Hélène remplit le cadre, où vous la filmez de très près. On sent que la caméra cherche à percer le mystère d’une fascination, à interroger son visage. Aviez-vous anticipé l’intensité de cet échange ?
Je voulais qu’il y ait cet échange entre nous, qu’elle me regarde et qu’il y ait beaucoup de moments silencieux. Je sentais bien que c’était un jeu et qu’au travers de moi, elle questionnait notre regard sur elle.
Mais au-delà de ces face-à-face, j’avais envie qu’il y ait des tierces personnes. Je ne voulais pas non plus être seule tout le temps face à Hélène ou face à Véronique qui ne me parlerait qu’à moi. Je n’aime pas faire trop d’interviews.
C’était donc important de filmer les rencontres d’Hélène avec d’autres personnes qui sont évidemment des reflets de nous tous. Je voulais capter la manière dont les autres lui posent des questions, la regardent, sont ébahis ou gênés. Cela nous parle de notre propre rapport. Et puis, c’était intéressant aussi de voir comment, elle, vivait ce rapport aux autres. Pour le montage, je voulais aussi qu’il y ait des plans d’écoute, des plans d’attente où les autres regardent. Il fallait que la parole circule. Et puis, c’est quand même magique dans le cinéma direct quand on se transforme en petite souris ! C’est un vrai plaisir de voir un film qui est presque de la fiction, tant les scènes se composent toutes seules devant nos yeux.
Par la dissociation entre son corps et son âme, Hélène incarne à merveille la figure baudelairienne du poète, telle que celui-ci l’aborde dans « L’albatros ». Hélène aussi est « pataud » au milieu de nous, mais « prince des nuées » quand elle écrit et s’élève par ses créations. Néanmoins, avant d’être fasciné par le personnage, le spectateur peut ressentir une gêne au début du film en regardant Hélène. Comment avez-vous travaillé avec ce sentiment ?
D’une certaine manière, ce malaise était voulu, au sens où il est difficile d’y échapper. Mais au montage il a fallu trouver un équilibre. Je ne voulais pas que le spectateur soit envahi par cette première impression de malaise qui nous met face à nos a priori, face à notre propre regard sur l’autisme. En même temps, je souhaitais tout de même qu’il vive cette sensation de gêne. D’autant que rapidement dans le film, plus on s’approche du personnage d’Hélène, plus on finit par être complètement séduit. On se rend compte que c’est finalement nous qui sommes handicapés, nous qui ne comprenons rien. J’ai essayé que ce court moment, entre le début du film et le moment où le spectateur se laisse captiver par Hélène, ne soit pas vu comme du voyeurisme.
Lorsqu’on entend ses premiers textes dans le documentaire, on ne peut pas croire que c’est elle qui les a écrits. Même quand on nous le dit, on reste incrédule et on pense que c’est sa mère qui écrit. C’est un cheminement que je souhaitais que le spectateur vive. Peut-être que dans un film pour la télévision, j’aurais choisi de placer un commentaire dès le début du film, pour expliquer d’emblée la situation. Mais là, je n’avais pas envie de cela. Je souhaitais au contraire que le spectateur puisse vivre ce voyage, cette progression, cette errance. Nous sommes sur un chemin, exactement comme dans la scène où Hélène est sur un chemin et où elle vacille un peu. Nous aussi, nous devons vaciller un peu avec elle.
Le film est composé par ce va-et-vient constant entre le corps, sa matérialité presque dérangeante et l’immatérialité puissante de ses textes qui semblent justement reliés au cosmos, ou en tout cas à une dimension de l’univers qui nous dépasse largement. Les plans que vous réalisez d’Hélène piochant des lettres dans sa boite pour écrire, traduisent parfaitement cette dialectique : des lettres, arrachées à leurs cases en bois géométriques et normatives, deviennent dans ses mains des constellations d’étoiles…
Hélène dit d’ailleurs qu’elle « cherche les étoiles qui brillent dans [sa] tête ». Les étoiles, ce sont aussi les mots et les lettres qui sont dans sa tête, et plus globalement toutes les étincelles de son écriture. C’était vraiment enthousiasmant de travailler avec elle, tant toutes les situations que je filmais étaient un mille-feuille riche de sens. Dans tous les plans, j’avais le sentiment de filmer des scènes qui avaient un sens visuel en rapport avec le fond. Je n’aime pas faire des films esthétisants. Là, j’avais l’impression que chaque séquence apportait une symbolisation de l’image, mais avec une vérité, sans que cela soit surimposé ou plaqué artificiellement. Chaque fois, c’était de la poésie pure de la filmer, car c’est exactement ce qu’elle est : de la poésie pure !
Le thème de la difficulté de communiquer est un thème récurrent dans vos films. La cour de Babel abordait également cet aspect sous un autre angle…
Je sais, mais ce n’est pas conscient. J’ai commencé à comprendre qu’un des liens reliant mes films de fiction avec les autres, était celui des difficultés de la vie qui vous rendent mature et fort, qui vous construisent. Les enfants de mes films vivent des drames qui néanmoins leur donnent une force et une richesse considérables.
Hélène a aussi cette caractéristique. Elle parvient à transformer sa difficulté première en force. Mais c’est vrai que le langage reste une thématique qui revient souvent dans mes films. Or, ce n’est pas voulu…
Avez-vous trouvé votre place facilement, à la fois dans votre relation avec Hélène, mais aussi dans celle, très proche, qu’elle entretient avec sa mère Véronique ?
Oui, tout s’est fait très naturellement. Quand on passe régulièrement du temps avec des personnes, que l’on donne de soi, et puis tout simplement quand on est avec une personne comme Hélène, on est forcément parti prenante ! L’engagement est complet quand on réalise un film de ce type. J’ai toujours la caméra avec moi, mais je ne filme pas non plus tout le temps. Du coup, sa présence devient très naturelle pour les gens. Je ne dis pas : « Attention je vais filmer ! Stop ! Je sors de pied de ma caméra. ». Non pas du tout. Tout reste fluide, vivant et naturel.
Sur combien de temps le projet s’est-il déroulé ? Avez-vous dû faire des choix drastiques dans toute la matière que vous aviez filmée ?
Le film s’est tourné sur une période de deux ans. Tous les deux à trois mois, je voyais Hélène et je la filmais pendant trois semaines , ou même un mois selon ce que nous faisions. La création du spectacle s’est faite en deux temps, d’abord au théâtre de Clermont, puis à Avignon où ils sont restés presque trois semaines. Avant, je suis également allée la voir chez elle.
L’important pour moi était de restreindre. Il y avait tellement d’activités possibles à faire avec elle que je voulais garder mon axe. J’avais peur de partir dans quelque chose de trop foisonnant. Au début, j’ai tourné beaucoup, mais je me rendais compte que je perdais le fil, que le film déviait et qu’il n’était plus centré sur elle. Je me suis alors vite cadrée en m’astreignant à rester sur la création du spectacle, c’est-à-dire sur une expérience nouvelle pour elle qui l’emmenait ailleurs, vers quelque chose qu’elle ne connaissait pas encore. J’ai été totalement portée par Hélène. Je me suis laissée vivre librement dans le flux qu’elle m’offrait. Mais quand on a commencé le montage on a dû tellement enlever de choses. C’était atroce !
Au-delà de la préparation du spectacle qui sert de ligne directrice au film, vous filmez également Hélène dans des scènes extérieures, à la mer, le long d’un chemin ou même lors de ses séances d’équitation. Autant de moments qui ouvrent la narration. Comment avez-vous procédé pour les tisser avec le fil principal de votre histoire ?
Le cheval est un élément important pour Hélène. Il l’a beaucoup aidée dans son développement. Sa mère était cavalière et c’est elle qui a eu l’idée de la faire monter à cheval. Très jeune, Hélène s’est retrouvée en contact avec un autre être vivant qui, comme elle, n’avait pas la parole et avec qui elle parvenait à se connecter instinctivement. Elle a pu, petit à petit, apprendre à toucher et à aimer ça.
Sa mère a vu qu’il pouvait exister des connexions entre les chevaux et ce qu’elle comprenait de sa fille. C’est une grande éducatrice, elle a tout fait de manière intuitive. C’est d’ailleurs cela qui est très beau : elle est partie du rien total pour construire une relation avec sa fille, qu’elle testait au fur et à mesure.
Dans tous les cas, ce sont des scènes qui ont été tournées parallèlement à cette trame du spectacle, au travail que celui-ci a nécessité, et qui lui sont donc connectées d’une manière ou d’une autre. Il n’y a que pour le rendez-vous avec les personnes de France Culture que je suis venue spécialement voir Hélène. Cela m’intéressait d’observer quelqu’un l’interviewer au son alors qu’elle ne parle pas. La scène de la mer a également été tournée autour d’Avignon. Ce ne sont donc pas des moments qui arrivent de nulle part, ce sont toujours des « à cotés » qui correspondent au fil que j’étais en train de suivre. J’ai cherché à ce que ces moments soient reliés les uns aux autres pour que justement, ils ne semblent pas plaqués.
L’une des difficultés du film était de parvenir à faire exister l’écrit, c’est-à-dire les textes d’Hélène en eux-mêmes. Comment avez-vous abordé cet aspect pour finalement transformer le spectateur en lecteur ?
L’idée d’intégrer ses textes et ses lettres dans le film est apparue au montage. Nous avions conscience qu’elle écrivait de manière tellement dense et métaphorique que, pour en saisir pleinement le sens et savourer le plaisir de ce qu’elle composait, il fallait avoir le temps de lire et d’entendre. Chose que nous avions, nous, au montage. Pour moi, il y avait donc une frustration. Dans le film, même lorsqu’on la voit écrire et que par la suite, quelqu’un lit oralement sa phrase, ça ne suffisait pas. Nous avions besoin d’avoir le temps de s’imprégner de son écriture, le temps que les mots se fassent pour, à la fin, avoir complètement intégré sa phrase.
Je souhaitais que les spectateurs puissent avoir une expérience similaire. D’où le fait que j’ai choisi de mettre directement les lettres et les textes dans le film. Ils deviennent alors comme des petits tableaux, visuellement beau à regarder et qui font entendre son univers.
Le film se clôt sur son succès à Avignon. On pourrait s’attendre à ce que la dernière image soit celle où on la voit saluer son public, triomphante. Or, le film s’achève dans le silence, par un plan d’Hélène où, telle une comète, s’enfuit en courant dans un long couloir blanc de la Chartreuse de Villeneuve-Lès-Avignon. Pourquoi ce choix ?
J’ai filmé tous les saluts qu’Hélène a réalisés durant ses trois semaines à Avignon. Mais quand j’ai filmé ce plan dans la Chartreuse, qui est d’ailleurs le tout dernier que j’ai fait d’elle, je n’arrivais plus à filmer. J’avais tout vidé, tout était là ! C’était une évidence, il fallait que je commence à monter.