Le Blog documentaire revient ici sur une trilogie initiée en 1983 et achevée en 2002 qui a finalement bien vieilli. Les trois films du triptyque Qatsy, réalisés à Godfrey Reggio, explorent la vie quotidienne sur Terre à l’orée du XXIe siècle dans un impressionnant maelström d’images.
Avant Naqoyqatsi en 2002, avant Powaqqatsi en 1988, voici donc Koyaanisqatsi. Nous en devons la photographie à Ron Fricke, la musique est l’oeuvre de Philip Glass et la production est chapeautée par Francis Ford Coppola. Le point de vue qui suit, lui, est signé Benjamin Génissel.
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Koyaanisqatsi est une expérience incroyable dans l’histoire du cinéma documentaire. Un chef d’œuvre intense et original sans commentaire ni interview, porté par une bande-son composée spécialement par Philip Glass. C’est le premier volet d’une trilogie ambitieuse sur la vie contemporaine sur notre planète dont le but philosophique est de conclure que le fragile équilibre qui existait entre la nature et l’Etre humain a été rompu.
Il s’agit nullement ici d’en faire une critique ou une présentation, mais plutôt de rapporter les réflexions qui ont pu naître dans la pensée de l’auteur de cet article :
Du bétail.
Des fourmis.
Un simple troupeau de moutons.
Du bétail dans son enclos.
Des fourmis dans leur fourmilière.
Un simple troupeau de moutons qui se suivent sans savoir qu’ils s’apprêtent tous à se jeter dans le vide.
C’est ainsi que nous sommes représentés, nous êtres humains, nous citoyens de la Ville et de l’Industrie, dans ce film.
C’est l’effet que me procure cette œuvre jusqu’à sa 68ème minute exactement. Nous ne sommes rien de plus que les petits insectes d’un même ensemble, les petites bêtes qui s’agitent dans le même bocal, les points mouvants qui forment la grande masse. Ici, on nous regarde de haut, et de loin, et à distance. La caméra est lointaine, presque hautaine. Elle se place comme le ferait un spécimen d’une autre planète qui viendrait observer la manière dont les Terriens vivent aujourd’hui. Discrètement, sans faire de bruit, ce dernier se placerait dans une position assez éloignée pour ne pas être vu, pour ne pas être reconnu, pour ne pas être identifié. Nous ne sommes plus ici des individus, des personnalités, des Moi uniques. Nous n’avons aucun libre-arbitre, aucune marge de manœuvre, aucun pouvoir de décision.
Nous ne sommes plus les acteurs de notre propre existence, choisissant consciemment notre façon de vivre, notre mode vestimentaire différenciée de celle des autres, ayant des goûts et des préférences qui nous caractérisent, nous attribuant des qualités, ou des défauts, des traits de caractère en tout cas, qui font de nous des cas à part, tous autant que nous sommes, et indépendants les uns des autres. Nous n’avons plus d’histoire personnelle, de récit existentiel, de passé, d’anecdote, de déterminisme, rien qui nous aurait forgé une identité, rien qui nous aurait fait devenir ce que nous sommes, séparément de l’ensemble, pas d’avenir pour nous-mêmes, pas de plan de carrière, pas de futur personnalisé. Que du commun. Nous ne sommes rien d’autre que des habitants miniatures de la grande machine, des silhouettes impersonnelles du système global en marche. En tant qu’individu, nous sommes niés.
C’est ce que je ressens durant la majeure partie du film.
Par ailleurs, je suis subjugué par les images, par les plans, par la beauté de ce que le réalisateur nous met sous les yeux : les cadres sont sublimes, les formes magnifiques, les lumières somptueuses. On en vient à conclure que la modernité industrielle est belle. Que les constructions et les sites issus du progrès technologique sont d’une grande beauté. Les avions d’une force intense, les dépôts de pétrole d’une saveur abstraite, les autoroutes bondées d’une esthétique grandiose, la surpopulation d’un formalisme épatant. Il nous vient le même plaisir, qu’a sûrement eu l’équipe du film lors des différentes étapes de la captation de ses divers aspects, devant le mouvement remarquable de la vie contemporaine : les luminosités qu’elle nous offre, les lignes de fuite, les contrastes formels, les perspectives visuelles, le scintillement de ses multiples ouvrages, la couleur de ses chocs architecturaux, la construction de ses tableaux, la poésie de ses chantiers permanents, son rythme inlassable, les lasers de ses lueurs quand on accélère son débit, en somme tout ce qui fait la splendeur, visible de loin, de notre univers réel, et de ce qu’est devenu une partie de la surface de notre planète.
C’est évidemment encore plus beau à voir avec la symphonie de Philip Glass qui emplit notre cerveau et qui magnifie ce qui se danse (car le montage est une chorégraphie) sur l’écran.
Et ce qui est intéressant, c’est que la dimension plastique du film procure un effet positif qui est en contradiction même avec le sens qu’il véhicule : son message. Car ce qui est si sublime à contempler ici c’est précisément ce qui va conduire l’Humanité à sa perte (la prédominance de la productivité, du béton, de l’asphalte, du pillage industriel, du verre et de l’acier sur la Nature, sur la vie naturelle et sur ses paysages ancestraux). Ce qui fait naître notre plaisir de spectateur, c’est donc ce qui va nous détruire un jour : la perte de notre relation à ce qui nous a crée, nous a allaité et nous a nourri.
Mais en même temps, ce qui s’avère être contradictoire n’est finalement pas si illogique. Un long suicide général n’est pas forcément laid. Le poison qui se répand partout n’exclut pas les belles visions qui apparaissent avant l’ultime saut dans le néant. Et enfin, la tendance autodestructrice de l’Homme n’efface en rien son sens inné de la beauté.
Si je m’arrêtais là, on pourrait donc conclure que Koyaanisqatsi n’offre au fond que deux grands défauts : son point de vue impersonnel, quasi arrogant, et sa forme en inadéquation avec le fond. Mais je l’ai dis plus haut, mon premier sentiment n’a eu cours que durant une partie de l’œuvre, durant 1 heure et 8 minutes exactement. Car à cet instant du film, le réalisateur et son monteur décident d’ouvrir une séquence différente de ce qui précède : une séquence dans laquelle des plans isolent des individus dans la foule.
On quitte le piédestal où était placée la caméra et on se met à hauteur d’homme, dans la rue, sur le trottoir, au milieu du flot des gens qui circulent. On cesse enfin de les montrer à distance mais on le fait de près, là, tout proche. Et ça change tout : notre perception en est modifiée. On a désormais le loisir de caractériser les personnes qui se succèdent. On ne les regarde plus d’un œil distancié mais au contraire en leur rajoutant à tous une histoire personnelle.
Ce vieux gardien en salle de contrôle aux yeux fatiguées, ce jeune homme qui hésite entre la curiosité souriante et la retenue méfiante, cette jeune femme noire pétillante marchant à côté d’un blanc plus âgé (relation de travail ? amants secrets ? amour véritable en lutte contre les conventions sociales ?), ce quasi retraité avec sa casquette « Sightseeing », cette femme qui tente d’allumer une cigarette, cette blonde maquillée à l’arrière d’une voiture qui en referme la vitre teintée, cet homme torse nu qui fume dans le clair-obscur de sa fenêtre, ce pompier s’éloignant après une intervention encore fumante dans un guetto, cette infirmière qui vient serrer la main en détresse d’un patient, ce consommateur de glaces qui sympathise avec les vendeurs, et tous ces regards qui se posent dans l’objectif de la caméra.
Pendant 7 minutes, ces plans apportent une dimension plus humaine au film. Chacun de ces individus portent en lui, à l’instant où ils sont filmés, une anecdote, un récit, une petite narration. Ils existent vraiment, ils ont une vie propre, une personnalité, des attributs, un rôle sur l’échiquier social. Ils nous ressemblent. Ils sont uniques. Ils ont tous une identité bien à eux. Ils représentent l’extraordinaire palette de caractéristiques que l’Humanité possède – émotions, sensations, sentiments, pensées, vécu, espoir, désarroi, trajectoire tendue en avant, vers leur avenir -, bien au delà du système tentaculaire et vaste dans lequel nous sommes tous pris.
Et ça me rassure. Et ça me console de voir ces gens-là. Ils me sortent un instant du regard que j’avais fini par adopter sur nous-mêmes, bien involontairement. Nous ne serions donc pas que du bétail. Que des fourmis. Q’un simple troupeau de moutons.
Espérons-le en tout cas…
Benjamin Génissel
Les précisions du Blog documentaire
1. Les documentaires de Godfrey Reggio sont disponibles dans un coffret de 2 DVD qui regroupe Koyaanisqatsi et Powaqqatsi. Disponible dans le commerce et sur Internet (éditeur MGM).
2. Ron Fricke, chef opérateur des films de Godfrey Reggio, est également le réalisateur d’un film similaire : Baraka (1993).
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