Portrait d’un journaliste atypique sur Le Blog documentaire, qui a rendu sa carte de presse, assume sa subjectivité, et finit par se dire « auteur »… Patrick Séverin s’est notamment illustré avec « Bénévoles » ou « Salauds de pauvres ». Il revient ici sur ses expériences et partage ses convictions. Entretien réalisé par Nicolas Becquet.
Journaliste, réalisateur, documentariste… Comment vous définissez-vous ?
C’est la grande question de ces dix dernières années. Je pense finalement y a voir répondu en disant que je suis un journaliste qui est sorti du journalisme. Je n’ai plus ma carte de presse, je ne travaille plus en rédaction et je ne suis pas journaliste indépendant.
J’ai un ADN de journaliste, une formation de journaliste et je pense faire du travail de journaliste, même si ce n’est pas nécessairement ce qui me fait gagner ma vie au quotidien. (…) Aujourd’hui, j’ai envie d’expérimenter comment créer du contenu, raconter des histoires, mettre en forme des informations en ayant un contexte de travail et un rapport à l’audience différents de ceux que j’ai pu connaître en rédaction.
En résumé, j’aime profondément le métier de journaliste mais je ne me suis pas forcément retrouvé dans les conditions dans lesquelles il est exercé, ni dans les résultats et l’impact qu’il a dans les structures traditionnelles.
Doit-on alors vous définir comme un producteur de contenus ?
On pourrait dire cela, mais dans « producteur de contenus », il y a un côté industriel qui ne me convient pas. Je dirais plutôt « artisan de l’information » ou « artisan citoyen ».
Je suis un journaliste qui joue au réalisateur, un journaliste qui joue au producteur, au documentariste mais qui n’a pas cet ADN. Les projets qui font sens pour moi aujourd’hui me demandent d’avoir toutes ces compétences, et de jouer des rôles qui ne sont pas les miens à la base.
Vous préférez donc « jouer » au documentariste…
La question essentielle, ce n’est pas celle de la temporalité mais celle de la subjectivité. Chez moi, elle est assumée. Chez les journalistes, elle est occultée alors qu’elle est techniquement bien présente.
C’est le grand débat sur l’objectivité… Personnellement, j’ai choisi. A partir du moment où je n’arrivais pas à savoir en quoi consistait l’objectivité, j’ai préféré une subjectivité assumée plutôt que d’essayer de tendre vers une objectivité qui absorbe qui on est et d’où on vient.
Quand on lit un journal, on ne lit pas le monde ; on lit une version et un découpage très orienté de la société. Mais c’est présenté comme LA réalité, voire LA vérité.
Dans un documentaire, on ne vous dit pas : « voilà comment est le monde » mais « voilà comment moi, de mon point de vue, je vois les choses, et comment je peux vous donner un éclairage sur ce sujet ». Je suis un auteur, un citoyen, une personne. Ce qui me gêne dans le journalisme, c’est que tout cela est occulté…
Le réinvestissement du journalisme passe-t-il alors par une forme de militantisme, de parole engagée ? A l’image de vos dernières productions sur le chômage, la place du travail, la mendicité…
Est-ce qu’il s’agit là d’une démarche militante ? Je ne suis pas sûr. Je ne sais pas ce que signifie exactement « militant ». Engagé, ça l’est. Pour moi, le militant a des réponses, il défend une cause, une vision du monde, il a quelque chose à vendre. Je n’ai pas l’impression d’avoir des choses à vendre. En revanche, j’ai des tas de questions. Et je les entends relativement peu posées dans les médias traditionnels.
Quand on réalise Bénévoles sur la place du travail dans la société, on adopte un parti pris clair : pendant quinze semaines, nous prenons place sur de gros médias (Le Soir et BelRTL), et nous donnons la parole à ceux à qui on ne la donne en général jamais.
Au début, ça a bien plu, puis au fil du temps on nous a un taxé de « gauchos », et de militants. On nous disait : « un journaliste doit donner la parole aux deux côtés ». Sauf que non, parce que cet « autre côté » a la parole 95% du temps. Du coup, si dans notre projet nous avions panaché ou équilibré les choses, nous aurions torpillé le message qu’on voulait faire passer ; à savoir qu’il existe d’autres discours sur le travail que ceux qu’on entend au quotidien.
Cela étant, je n’ai pas de vision particulière, je ne sais pas quelle place le travail doit prendre dans la société, ce qui va remplacer le capitalisme, ou même s’il va disparaître…
Mais vous avez un point de vue.
J’appelle à une réflexion. Avec Bénévoles, nous aurions voulu monter des États généraux du travail en Belgique. Il s’agissait de poser le constat des absurdités qui existent aujourd’hui dans la manière dont le monde du travail est organisé. Il était temps de poser le débat autrement, refuser la sempiternelle question : « comment créer de l’emploi ? ». Je dénonce cette réalité, et j’apporte des réponses différentes de celles qu’on entend habituellement dans les médias. Je ne sais pas si ce sont les bonnes, mais il m’intéresse de les poser.
Vous refusez l’adjectif « militant », vous proposez « engagé »… Et dans les deux cas, il s’agit d’une parole « politique »…
Citoyenne, je dirais. On en revient à la première question : « comment se définir ? ». Il y a le mot « artiste » au milieu de tout cela. Mais je ne suis pas un artiste, je suis un citoyen. Si je dois trouver un point commun entre les projets sur le Rwanda, le travail, le chômage et la mendicité, la citoyenneté en constitue le fil rouge.
Je pense que l’un des rôles du journaliste, c’est d’activer la citoyenneté. Il ne s’agit pas de dire aux citoyens comment doivent-ils penser, mais il faut leur donner de la nourriture, et des coups de pieds au cul : « Pensez votre monde ! Voilà des éléments pour le réfléchir, et allez-y ! Sinon, ce seront les 5% qui sont au pouvoir qui déciderons pour vous ». (…)
Quand je pense à du militantisme, je pense à un message beaucoup plus construit et impératif. Je ne vais pas aussi loin dans la proposition. Je n’ai pas la moindre idée sur la manière dont la société doit être organisée. L’acte qui est posé, c’est de dire « je ne sais pas ». Dans le métier, tout le monde semble devoir savoir ; moi, je défends le fait que nous savons très peu de choses… Je pose les questions, mais je ne connais pas les réponses.
Quelle est votre relation à l’audience, et à l’interactivité ?
On nous dit qu’il faut absolument être interactif, que les internautes likent, commentent, réagissent. Lors du projet Bénévoles, l’un de nos posts Facebook sur le chômage a recueilli 800 commentaires. Nous pouvions donc nous réjouir ! Génial, fantastique ! Mais en réalité, ça ne sert strictement à rien. Qu’est-ce qu’on peut en faire ? Qu’est-ce qui va en ressortir ? En quoi ça fait avancer les choses ?
Pour Les parasites, vous vous êtes appuyés sur d’autres médias ?
Oui. Plutôt que de proposer le film à une chaîne de télévision ou de le projeter dans le monde associatif, nous avons décidé de le diffuser en ligne avec un média, car je ne voulais pas que le documentaire erre tout seul sur Internet.
Dans cette proposition, nous avons donné la parole à des chômeurs ou à des travailleurs précaires qui expliquent clairement pourquoi ils ne cherchent pas d’emploi. C’est ici toute une vision du travail, du dogme de la course à l’emploi et de l’emploi à tout prix qui est dénoncé. Mais d’une façon tellement franche et rarement audible dans les médias que le discours est très violent pour le travailleur qui souffre au travail tous les jours, et qui se demande ce qu’il fait dans son emploi peu valorisant pour lequel il est très mal payé.
Je pense toutefois qu’il est très important d’entendre ce message, mais sans accompagnement, il peut avoir des effets très pervers. Ce qui aurait été à l’inverse de ce que nous voulions raconter dans le film.
Vous avez donc travaillé avec L’Avenir, un quotidien régional belge…
Oui, il fallait cet accompagnement éditorial. Et L’Avenir a joué un rôle extraordinaire en prenant le projet à bras-le-corps tout en gardant l’identité Les parasites. Tous les jours pendant une semaine, ces journalistes ont accompagné le documentaire par deux ou trois pages éditorialisées autour de ces questions.
Très vite, ils ont reçu des courriers les accusant de vouloir « détruire la société » avec des propos pareils. Non seulement ils ont tenu bon, mais ils ont fini par publier huit pages de réactions des citoyens.
La seule chose que je regrette, c’est que ce « patchwork d’idées citoyennes » n’ait pas été accompagné par un travail éditorial plus poussé pour mettre en perspective le débat. Un fact-cheking, par exemple, aurait été intéressant. Si certains affirment que le chômage coûte tant à l’Etat et qu’il y en a marre de donner la moitié de son salaire tous les mois pour les chômeurs, j’aurais aimé que le journal réponde que X% des charges salariales vont effectivement au financement du chômage. Bref, il aurait fallu amener de l’information à côté des commentaires de l’audience. Je pense que le journal n’était pas contre, mais cela demandait plus de temps et de moyens.
Vous êtes très critique envers les médias, et pourtant vous travaillez avec eux main dans la main dans une démarche transmédia…
Pourquoi le transmédia ? D’abord parce que j’ai instinctivement en moi plusieurs médias, plusieurs façons de m’exprimer : radio, presse écrite, audiovisuel. Pour réaliser des projets audiovisuels sur le web, nous avons besoin de tous ces langages. Et selon les sujets et les angles, l’un semble plus indiqué que l’autre.
Si je produis des contenus et que je les mets en ligne, à part ma maman, mon papa et mes trois amis sur Facebook, qui va venir les voir ? N’étant pas un artiste, n’étant pas un pur auteur mais un journaliste qui veut toucher son public et faire avancer les choses, il me faut l’audience.
L’analyse a rapidement été faite : où sont les internautes ? En grande partie, sur les sites d’information. Les citoyens lisent encore le journal, regardent encore la télévision et écoutent toujours la radio ; donc le web, c’est génial mais ce n’est pas la réponse à tout. En tout cas, pas aujourd’hui.
Le transmédia, c’est donc une sorte de piège à public. Mon histoire, je vais la découper, la saucissonner, lui donner des formes et des aspects qui vont permettre d’aller chercher des publics différents dans des endroits différents, qui ne viendraient jamais voir mon webdocumentaire qui serait simplement disponible en ligne.
Bénévoles, par exemple, c’est l’un des projets les moins connus mais sans doute le plus intéressant car le plus organiquement transmédia.
Justement, avec Bénévoles vous avez choisi de vous mettre en retrait de votre propre projet pour qu’une radio commerciale et populaire, BelRTL, s’approprie totalement le sujet.
Ce qui s’est passé avec BelRTL, c’est assez énorme. Nous avons produit les contenus, pendant presque 4 mois, deux fois par semaine et à des heures de grandes écoute. Nous avons squatté l’audience de la radio avec des propos « anglés » comme ce média ne l’aurait jamais fait lui-même.
La meilleure façon de toucher le public, c’était de laisser le média hôte s’approprier effectivement l’opération. D’ailleurs, à partir du moment où c’est devenu une « opération », nous avions déjà « perdu » notre projet. Bénévoles est alors devenu l’opération « Y a du boulot », et notre titre initial n’était jamais cité. Du coup, les auditeurs qui suivait le programme n’ont fait aucun lien avec le reste de notre travail.
Ça peut paraître une faiblesse du projet, mais je considère que c’en était la plus grosse innovation. Nous avons réussi à disséminer notre contenu, nos personnages et notre univers dans le quotidien des auditeurs. Ils ont écouté nos propos, suivi nos idées parfois même sans s’en rendre compte. Je suis sûr qu’il y a des gens qui ont suivi Bénévoles sans le savoir, et c’est peut-être ça le summum du transmédia finalement. Puisque le concept consiste notamment à faire émerger des univers, des thématiques, des personnages et de les disséminer ensuite pour raconter des histoires différentes selon les supports. Avec cet effacement, c’était peut-être la quintessence du transmédia.
Bénévoles a été un vrai laboratoire, construit avec des bouts de ficelles. Ça aurait donc pu être mieux produit et toucher davantage de personnes, mais aborder une thématique peu visible pendant 15 semaines de radio, dans le journal Le Soir et sur le web, c’était énorme.
Dans un entretien donné à la RTBF, vous affirmez que l’on est encore dans une ère des pionniers du web et qu’il est impossible d’imaginer ce qui va suivre…
En tout cas, je n’en ai personnellement aucune idée. Nous sommes finalement des petits comiques dans cette histoire. Nos cerveaux ne sont pas encore aptes à jongler avec tout ça. Le web me surpasse, je ne le comprends pas, je n’arrive pas à le suivre. Impossible d’être up to date ou alors il faudrait se spécialiser dans une thématique, et c’est l’inverse de ce que je veux faire.
Le web est en train de changer la façon dont les gens peuvent partager, interagir ; c’est une révolution qui n’est pas simplement culturelle, elle est aussi physiologique. Le cerveau fonctionne déjà autrement, alors qu’en sera-t-il dans 10 ans ! Nos parents ne comprennent déjà pas le multi-tâches.
Aujourd’hui, lire un article de 500 signes sur un site devient pénible parce qu’on reçoit des notifications Whatsapp, qu’on a cinq onglets ouverts, etc. Notre façon de lire, de regarder a déjà changé… Imaginez les effets avec les digital natives !
Ce que nous expérimentons finalement, ce n’est rien. Même si on nous dit qu’il faut sortir du cadre, penser autrement, on ne fait que rester dans les clous, mais en ouvrant des portes, en essayant des choses… Les gens qui vont vraiment penser autrement arrivent seulement. Et à côté d’eux, nos projets semblent ridicules.
Propos recueillis par Nicolas Becquet
Quelques réalisations…
#SALAUDSDEPAUVRES – 2014 – Exploration transmédia de la mendicité à Bruxelles, composée d’un récit chapitré en scrollytelling sur le web, d’un documentaire TV de 20 minutes diffusé sur TéléBruxelles, d’une série radio (VivaCité–RTBF), d’un numéro spécial du magazine Alter Echos et d’une rencontre avec le public lors du Festival des Libertés, à Bruxelles.
Les Parasites, le documentaire qui démange – 2014 – Documentaire de 26’ qui donne la parole aux chômeurs, dont certains revendiquent leur droit de vivre décemment « hors emploi ».
Bénévoles : Et vous, pourquoi travaillez-vous ? – 2012 – Dispositif transmédia composé d’un feuilleton documentaire évolutif, d’une série de questions de sociétés déclinées dans les pages du journal Le Soir et de l’opération « Y’a du boulot ! » sur les ondes de BelRTL.