Cette quatrième revue de web, livrée en ce début de mois d’octobre par Le Blog documentaire, propose une nouvelle fois quatre regards sur le webdocumentaire. La mise en espace, l’interaction des médias, la structure narrative… Les sorties de la rentrée sillonnent, en la matière, des pistes très différentes et élargissent le corpus des oeuvres « audiovisuweb ». Actualité oblige, trois voyages vous sont proposés outre-Atlantique : au Canada pour deux récits ; l’un journalistique, l’autre davantage orienté vers le magazine et l’immersion ; et aux Etats-Unis, avec New York vu sous le prisme de sa vitalité culturelle et sociale. Enfin, retour sur un webdocumentaire dont on a beaucoup entendu parler ces derniers jours en France, sur le porte-hélicoptères Jeanne d’Arc.
Innovation ce mois-ci, Le Blog documentaire décerne des notes pour chaque webdocumentaire. Ou plutôt des W, comme le World Wide Web. Plus un webdocumentaire obtient de W, plus il est réussi, sur le fond et sur le sujet traité mais aussi sur la forme, essentielle sur le web : réaliser pour le web, c’est avoir la vision d’une nouvelle écriture, et pas simplement transposer des écritures télévisuelles ou journalistiques. De 1 à 5 W, vous pouvez maintenant comparer (et discuter…) !
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1 – 10 musulmans, 10 ans après : portraits d’un islam multiculturel
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Est-ce la distance entre la France et le Canada, qui procure ainsi à ce webdocumentaire l’aspect d’une introspection au sein d’une communauté, qui semble peu concevable dans l’Hexagone ? Par sa seule forme en tout cas, le webdocumentaire 10 musulmans, 10 ans après aurait pu tomber dans l’ornière d’une enquête à charge ou à décharge : diffusé à l’occasion des attentats du 11-septembre, le fait de focaliser l’attention sur le portrait de 10 musulmans pouvait comporter des risques. Mais ici, comme dans d’autres webdocumentaires, le journalisme canadien prouve qu’il est possible de fournir un regard distancié par rapport aux positions partisanes et effectuer une mise au point, comme en photographie, sur des faits, mais aussi sur une sensibilité qui émane de portraits tout en nuances.
10 musulmans, 10 ans après s’ouvre sur le site internet de Radio Canada, qui produit l’œuvre avec CBC News, et propose dix portraits complets de citoyens musulmans. Ces portraits sont intelligemment pensés, avec une interface présentant des faits et des chiffres ayant évolué entre 2001 et 2011, et laissent la part belle aux modules vidéo. On peut tout de même regretter que l’interface globale du webdocumentaire n’ait pas pu bénéficier d’un développement dédié, et d’une option permettant l’activation du plein écran : suivre ces tranches de vie, coincé entre des publicités-bannières et les différents menus du site de Radio Canada ne rend pas service à l’atmosphère que l’ensemble inspire.
Immergé dans les pages de chaque personnage, il nous est donné à voir une photo coupée en deux ; laquelle, poussée alternativement vers la droite ou vers la gauche avec la souris, déploie des informations relatives aux deux années 2001 et 2011. La position initiale, à cheval entre les deux années, permet de mesurer les différences, et matérialise la façon dont le monde a changé en 10 ans.
Deux exemples d’informations que l’on peut lire par ce biais :
– personnes ayant obtenu leur citoyenneté canadienne : 167 353 en 2001 ; 143 535 en 2011.
– canadiens s’identifiant d’origine maghrébine : 39 685 en 2001 ; 80 330 en 2011.
Deux phrases pour chaque personnages, l’une datant de 2001, l’autre de 2011, sont également disposées sur l’interface. En dehors de ces éléments, une vidéo d’interview classique peut être lue.
Enfin, en-dessous de ce player, d’autres vidéos sont disponibles, reprenant et approfondissant les thèmes portés par les personnages (les musulmans et le multiculturalisme canadien pour Asmaa, le Coran et le droit des femmes pour Zarka…). Une rapide vidéo résume, en quelques mots, ce qu’évoquent le souvenir du 11-septembre pour les 10 personnages.
L’internaute, comme dans la plupart des productions web canadiennes, n’est pas oublié : il est appelé à laisser un témoignage « twitto-compatible » (inférieur à 140 caractères), qui serait un souhait pour le monde en 2021. La totalité des souhaits déjà émis constitue une mosaïque de formes et de couleurs cliquables à l’envi (ci-dessous).
Moins anecdotique est l’application permettant à l’internaute de définir les liens qui unissent le Canada et ses citoyens musulmans : 10 mots-clé sont proposés, à charge pour l’internaute d’en choisir trois. Les réponses ne sont pas (encore ?) disponibles, mais force est ici aussi de constater que l’initiative est audacieuse : elle constitue ni plus ni moins une forme de sondage, par nuage de tags, permettant de prendre le pouls de la société canadienne.
Cette manière de traiter les questions frontalement sans les instrumentaliser politiquement est une des forces du webdocumentaire. Rarement est donné à sentir la communauté comme repli sur soi ; est davantage mise en avant la diversité des profils et des attentes. De tous âges et de tous cercles sociaux, les 10 personnages dressent un portrait multiculturel de l’islam, là où, paradoxalement, le point de vue porté sur leur commune appartenance à la religion aurait pu les cantonner à une solidarité ethnique.
En dehors du sentiment de mal-être qui a immédiatement suivi les attentats, où tous se sont vus « sous les spotlights », comme dit Suhail, tous abordent des questions différentes, des avenirs singuliers. Doit-on tirer la conclusion que les musulmans canadiens sont davantage « multiculturels » que les musulmans français, ou faut-il plutôt s’interroger sur la façon dont leur parole est mise en exergue ? Il semble que ce webdocumentaire porte bien en germe la deuxième interrogation. Il existe une telle forme de douceur et de sagesse dans la façon dont est traitée l’image, le graphisme, qu’elle influe sur la façon dont la « communauté musulmane » (si tant est que ce soit là véritablement le sujet du webdocumentaire) est perçue et se perçoit.
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2 – New York 3.0 : city guide pour branchés/pressés
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A l’opposé de la sobriété incarnée par le webdocumentaire québécois : la production française Maha sur la vie trépidante de la Grosse Pomme, réalisée par Yoann Le Gruiec avec le concours d’Arte, joue la carte d’une visite électrique, selon l’image que l’on peut se faire de la vitalité culturelle de la mégalopole new-yorkaise. Les modules, conçus sur le même modèle, et la page d’accueil élégante (grandes photos, thèmes abordés clairement identifiés) montrent de prime abord une grande maîtrise dans la mise en espace web. Trop peut-être. Car au-delà de l’indéniable travail journalistique effectué par les auteurs, le webdocumentaire laisse une impression contradictoire : il donne envie de parcourir la ville, mais pas forcément l’œuvre...
New York et ses mutations, vues à travers le prisme de 12 thèmes : mode, médias, architecture, gay & lesbien… Autant de mondes, de « communautés », dont on peut aisément se sentir exclu, tant l’entre-soi paraît fort, les codes intériorisés derrière les attitudes. En cliquant sur chaque photo qui introduit chaque thématique, le webspectateur accède à la page qui développe les ramifications du thème dans la ville. L’interface est pensée de manière à ce que l’information soit rapidement accessible et compréhensible : ici, point de contenus cachés, et une navigation agréablement rassurante. Trois vidéos sont proposées, axées sur la personnalité d’un New-yorkais qui porte en lui le symbole de la thématique étudiée. Une carte Google Map permet de repérer les « places to be » à New York. La biographie du personnage côtoie son travail en photos, avant – initiative réussie – qu’un petit module propose les « mots de New York », série de slang ou de jargons qu’on aime découvrir au détour d’un visionnage.
Toutes les vidéos, au nombre de 36, sont réunies sous un onglet distinct. Enfin, par le biais d’un concours photo, les internautes sont invités à participer en envoyant leurs images issues de leurs pérégrinations dans la ville, et à voter pour les plus réussies.
Ce qui frappe à première vue dans ce webdocumentaire, c’est le ton employé dans les vidéos, qui restent le vecteur principal d’attraction pour le webspectateur. Le montage et la musique donnent l’impression d’une ville extrêmement mouvante, peuplée d’habitants aux préoccupations culturelles, esthétiques ou environnementales. La sensation d’être en présence d’un city-guide bon genre, une forme de Lonely Planet 3.0 affleure, et laisse perplexe. Certes, les médias proposés, intelligemment complémentaires, permettent de « sentir » un esprit de la ville. Mais l’automatisme avec lequel les personnages sont dépeints, dans le traitement comme dans la mise en espace, finit par ne plus parler au webspectateur mais davantage au clubber/fashion victim/bobo qui arpente la ville au gré des activités sociales ou sportives (comme la réunion géante des cours de yoga).
Dans l’objectif de découvrir la ville, on retrouve une volonté déjà présente sur un webdocumentaire précédent, réalisé au Canada il y a quelques années (Montreal en douze lieux). Mais là où ce dernier s’attardait sur les hauts lieux de la cité montréalaise, et tiraient aussi le portrait de personnages haut en couleurs, New York 3.0 adopte une approche sans second degré, qui aspire à représenter LE futur de LA ville dans son ensemble. Difficile, dans cet objectif, de déceler une narration, une intention des auteurs. Les modules, réalisés comme des reportages, gagneraient parfois à représenter la ville en marge et pas simplement celle de l’hyper-branché, dans ce qu’elle produit de poésie et de lyrisme : ici point d’interstices où glisser le regard, et où se laisser entraîner.
Tout est si précisément découpé dans l’architecture du site, l’œuvre est tellement portée vers l’information et non vers l’émotion qu’il est difficile de s’y attarder. Le jingle introductif de toutes les vidéos finit rapidement par exaspérer quand on se décide à regarder plusieurs vidéos d’un coup. Résultat : l’objet propose des bribes d’une ville qu’il peut être intéressant de picorer avant un voyage à New York, comme on consulterait un guide. Mais d’un point de vue narratif, New York 3.0 n’apporte ni ne recherche une vision différente et singulière de la ville : elle est réellement envisagée dans son cliché de ville-monde, capitale de toutes les tendances.
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3 – Autour de Saint-Tite : plongée lyrique en photos
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Retour en terre canadienne avec le webdocumentaire Autour de Saint-Tite, coproduit par le journal Le Devoir et l’ONF. Ce reportage photographique, réalisé par Valérie Jodoin-Keaton (avec Cédric Chabuel à l’excellente bande-son et Alex Leduc au graphisme) s’attarde sur cette petite ville de 4 000 habitants qui se transforme, en l’espace de quelques jours, en capitale country lors du festival western.
Comme la plupart des webdocumentaires produits par l’ONF, Autour de Saint-Tite propose une série de films, hérités des archives de l’Office, et connexes au sujet étudié. L’onglet « à propos » nous apprend également que, outre un point de vue général sur l’importance de la culture country dans la société canadienne, le programme fera l’objet d’extensions en 2011 et en 2012. Et au vu des premières images, on ne peut qu’être curieux sur la forme que cette œuvre prendra.
Le webdocumentaire présente quatre portraits de personnages qui « vivent » l’âme country à Saint-Tite. Leurs témoignages se lancent sur un court panorama photos. L’œuvre en tant que telle se parcourt très rapidement et ne présente pas, à première vue, d’applications révolutionnaires : pas de contribution des internautes, pas davantage d’interactions entre différents médias. Autour de Saint-Tite se situe dans la lignée des reportages photos sobres, simplement agrémentés d’entretiens et d’une bande-son. Alors, qu’est-ce qui fonctionne ?
Deux intentions retiennent l’attention : tout d’abord, les quatre reportages photos sont installés de telle façon qu’il est possible de les découvrir sans plan de site préconçu, légèrement à l’aveugle. Quatre logos permettent d’y accéder directement, mais il est bien plus grisant de se laisser porter par les histoires et déplacer sa souris de l’un à l’autre. Autour de Saint-Tite fait ainsi partie de ces œuvres (comme Coal : a love story, précédemment chroniqué ici) qui sont toutes bâties sur un seul socle, une seule page géante, que l’on parcourt à la façon d’une carte dans un jeu vidéo de conquête.
L’autre force de ce court essai réside dans l’image introductive de chaque panorama photo : quatre séries de personnages et quatre images qui sont montées en boucle, pendant que l’interview, en off, commence. Cette lenteur dans la répétition d’une micro-scène, le caractère figé qui en résulte, en même temps que le léger mouvement que l’on perçoit dans l’image, donnent une dimension hypnotique à l’image. Dispositif en apparence tout simple mais qui met en valeur le son, tout en s’attachant au détail de l’image, rare, mais travaillée. Chaque image passe quatre ou cinq fois en boucle avant que le panorama photo nous soit proposé.
Peu prolixe sur le fond, le webdocumentaire canadien innove (encore une fois, allait-on dire) sur la forme, dans sa façon d’utiliser les ressources propres au web et les modes de « consommation » de l’image. Assurément, cette intention, qui ressemble réellement à une réalisation (comme on parlerait d’un réalisateur de documentaire) s’expérimente et suscite de nouvelles façons de regarder le réel.
On a donc hâte de voir les prochains développements de ce webdocumentaire…
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4 – R97, la Jeanne, ultime embarquement : reportage télé, de la proue à la poupe
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En France, l’actualité du mois de septembre a été marquée par la sortie médiatisée (à l’échelle du webdocumentaire, bien entendu !) de cette œuvre sur le porte-hélicoptères Jeanne d’Arc, qui rentrait à bon port après presque 50 ans de bons et loyaux services en mer. Produit par Corner Prod, R97, le Jeanne, dernier embarquement, réalisé par Stéphane Dugast, donne le ton dès l’introduction : de belles images d’archives en super 8, probablement héritées de la Cinémathèque de Bretagne, partenaire du webdocumentaire, tout comme le journal Le Télégramme (qui héberge l’œuvre), mais aussi et, hélas, une musique déjà emphatique à souhait et un commentaire qui a la patte du documentaire télé. Cette intention malheureusement va guider l’ensemble de l’objet, donnant à son propos un caractère hagiographique qui déçoit voire ennuie.
Le corps de La Jeanne, le webdoc, constitue une vue en coupe de La Jeanne, le porte-hélicoptères, sur lequel des points sont disséminés un peu partout. Ils représentent tous des vidéos cliquables, que l’on peut consulter comme des modules indépendants. Passé les premiers moments de découverte, le système, très simple dans sa forme, cesse d’intéresser, et le webspectateur peut alors porter davantage attention au fond : chaque vidéo raconte un morceau de l’histoire de La Jeanne (sa naissance, un jour sur le bateau, définir La Jeanne en trois mots…) qui, assemblées, pourraient former un documentaire de facture classique sur la fin de vie d’un bateau mythique. La musique omniprésente et la voix de la narratrice ne permettent pas de s’évader, de rêver : la réalisation scolaire laisse le sentiment des reportages télé, à la voix calibrée, à la musique d’accompagnement. Que l’on est loin de la voix tantôt hésitante tantôt filoute de David Dufresne, et la bande-son travaillée au plus près de l’œuvre, dans Prison Valley !
Certes, le travail de recherche est là, de même que le travail photographique. Mais on ne ressent pas l’intérêt qu’apporte le web dans la narration de ce récit. Seule innovation qui interroge : la possibilité de ne cliquer sur certaines vidéos qu’après en avoir visionné un certain nombre. Va-t-on alors être entraîné vers de nouveaux territoires graphiques, une animation, une vidéo « non-embeddée » comme le reste des modules ? Non, il s’agit simplement de nouvelles vidéos dont on ne perçoit pas la différence avec les autres (à part peut-être la nostalgie de retrouver Bernard Giraudeau et des dessins très graphiques).
L’outil web semble avoir été utilisé sans penser les fonctionnalités qui lui sont propres. Le sentiment qui prédomine est symbolisé par le statisme de la page d’accueil, de laquelle on cherche à s’extraire, pour être emmené dans une narration qui, sur le web, n’est pas dissociable de l’animation, de la mise en espace choisie. Ici, la découpe des vidéos en modules, dans un agencement aléatoire, accompagnée d’un commentaire écrit dans un style très journalistique (le module « Les derniers instants » recèle d’expressions idiomatiques qui confinent presque au publi-reportage…), finit vite par lasser, si tant est qu’on ne soit pas passionné par les bateaux militaires.
Nicolas Bole
Merci beaucoup de votre critique détaillée à propos du webdocumentaire « 10 musulmans, 10 ans après », dont je suis le journaliste-coordinateur. C’est précieux et enrichissant de voir son travail décortiqué par d’autres.
Pour continuer la discussion à ce propos, j’ai envie d’ajouter que nous avons conçu les 10 portraits comme autant de rencontres avec les internautes. Je crois que c’est cette optique de départ, mais aussi (et surtout) la diversité et la richesse des 10 personnes rencontrées qui donnent un ensemble tout en nuances. Et ce, tant au niveau de leur regard sur la société canadienne que sur les différentes communautés musulmanes canadiennes.
De plus, vous soulevez une intéressante question par rapport aux différents modèles d’intégration qui caractérisent la France et le Canada, ce dernier ayant opté pour le multiculturalisme (avec une déclinaison plus spécifique au Québec d' »interculturalisme »). Difficile de dire si ce webdoc aurait été différent en France, mais les interviews connexes avec des experts (en-dessous des portraits) amènent une partie de la réponse.
Du côté de la structure technique, le cahier de charges de Radio-Canada exige une compatibilité avec plusieurs navigateurs, notamment Internet Explorer, et nos délais de production étaient plutôt serrés. Nous avons donc opté pour une solution plus légère, mais moins immersive, je vous l’accorde.
Une précision quant aux 10 mots pour qualifier l’évolution de la relation entre le Canada et ses citoyens musulmans : le résultat s’affiche en fait sous la forme d’une mosaïque. Chaque mot correspond à un losange de couleur; plus il est choisi, plus il apparaît dans le résultat d’ensemble.
Merci encore de votre éclairage.
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