L’actu du webdocu et des narrations web #8
Nous sommes en 2012, et Le Blog Documentaire, par le biais d’une actu du webdocu désormais bi-mensuelle, est toujours bien présent pour vous proposer son regard critique sur les nouvelles narrations qui émergent sur le web !
Au fur et à mesure de l’année 2011, nous avons exploré les webdocumentaires qui, de Prison Valley aux productions québécoises de l’ONF, portent un regard d’auteur sur la réalité. Mais d’autres formes, d’autres propositions, autant techniques que narratives ont peu à peu retenu notre attention. Nous avons aussi remarqué avec vous que le mot « webdocumentaire », pour beaucoup, était aujourd’hui une forme de mot-valise regroupant des intentions narratives et esthétiques très différentes…
Le Blog Documentaire va donc intensifier en 2012 son exploration du web pour vous présenter des initiatives parfois à la frontière du documentaire, du reportage, de l’expérience immersive ou du serious gaming : bref, des nouvelles narrations web.
Illustration de cette ouverture de l’actu du webdocu aux nouvelles narrations web : cette proposition audacieuse de réalisateurs suisses, qui laisse augurer des propositions immersives foisonnantes. Et, pour rester dans un univers plus traditionnel, le premier webdocumentaire réalisé par l’AFP sur la chute de l’URSS.
Depuis trois mois aussi, Le Blog documentaire décerne des notes pour chaque webdocumentaire. Ou plutôt des W, comme le World Wide Web. Plus un webdocumentaire obtient de W, plus il est réussi, sur le fond et sur le sujet traité mais aussi sur la forme, essentielle sur le web : réaliser pour le web, c’est avoir la vision d’une nouvelle écriture, et pas simplement transposer des écritures télévisuelles ou journalistiques. De 1 à 5 W, vous pouvez maintenant comparer (et discuter…) !
1 – 360° Langstrasse Zurich : réalité augmentée et voyage personnalisé
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Le principe de la réalité augmentée proposée dans une perspective unique, le long d’une rue : voilà ce à quoi nous convient les réalisateurs suisses de Schweizer Fernsehen dans la Langstrasse de Zurich.
Le principe est simple, et donne de prime abord l’illusion de toute-puissance : munis de nos simples doigts, il est possible, en scrollant (ou en maniant sa souris) d’avancer dans l’espace, de l’arpenter de jour comme de nuit, pour en découvrir les boutiques et les recoins ou suivre des modules vidéos le long de la rue. La qualité technique est au rendez-vous, les vidéos se servent de l’écrin que constitue le plein écran. L’expérience immersive mérite alors bien son nom : plongés dans une unité de lieu, il est réellement possible de percevoir, mieux que ne le ferait n’importe quel guide de voyage, la géographie du lieu, son empreinte presque « physique » malgré sa virtualité.
360° Langstrasse Zurich est donc une expérience d’une nouvelle narration web, par essence totalement impossible à proposer sur d’autres supports, puisque personnalisée, augmentée de la réalité des liens, disposés le long de la route. Cette somme d’informations et de témoignages, également accessibles via des bulles qui retranscrivent des Tweets d’utilisateurs, fait penser à une application Google Streetview sur-vitaminée. Si l’on perçoit l’intérêt que peuvent trouver les marques et les annonceurs dans ce type d’expérience immersive (invasive, diront certains), la question est encore de savoir pourquoi et comment ce dispositif pourrait être utile à une narration documentaire attachée à un regard d’auteur.
Ce qui gêne dans la consultation du programme, c’est la sensation d’aplat qu’il procure. Paradoxalement, et malgré le 360°, toutes les directions se valent puisqu’aucune n’est réellement mise en avant. On se retrouve finalement dans le syndrome du « trop de liberté tue la liberté » : le regard happé au plus offrant, c’est-à-dire au plus distinctif (mais pas forcément le plus intéressant), il ne tirera peut-être qu’une partie de l’intérêt de l’expérience. Toute la difficulté est donc là : une telle expérience est enthousiasmante par les possibilités qu’elle recèle. Mais, comme pour le « data-journalisme » [« journalisme de données »], elle nécessite d’être contextualisée (on oserait dire, légèrement bridée) pour conserver le caractère ludique tout en signifiant la singularité de l’auteur : la poésie, le mystère, l’espièglerie (ce ne sont que des exemples) dans la narration.
Proposer un parcours dont il est possible ponctuellement de s’écarter, voire créer plusieurs parcours sur lesquels les internautes pourraient se croiser, permettrait de pallier cette aplanissement de la perspective : on saurait alors qu’une architecture conceptuelle, aussi cachée qu’elle soit aux yeux du webspectateur, existerait, pourrait nous emporter dans un récit (plus nécessairement linéaire, c’est là la force du média web). Sans ce travail, l’expérimentation technique risquerait de se borner à une application de plus dans le monde du marketing de la géolocalisation.
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2 – La chute de l’URSS : de l’archive et de l’objectivisme journalistiques
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Produit par l’AFP, à grands renforts d’images et de dépêches issues de ses propres archives, La chute de l’URSS est un webdocumentaire dont l’actualité du propos rend le visionnage passionnant. Les développements directement ou indirectement issus de la fin de la Guerre Froide (contestations en Russie, décès de Vaclav Havel) réactivent l’acuité d’une analyse de l’histoire proche, celle qui nous concerne directement par son influence sur la géopolitique contemporaine. Malheureusement, l’objectivisme dont fait preuve le commentaire de l’AFP sur la situation politique en Russie et les nostalgiques de l’URSS ne font que renforcer un lieu commun sans proposer un regard journalistique nouveau.
On ne saurait trop recommander de lire, en parallèle du visionnage de ce webdocumentaire, le dernier livre d’Emmanuel Carrère (dont nous avons déjà évoqué ses liens, réels ou supposés, avec le webdocumentaire), Limonov. Le livre de l’écrivain donne une assez bonne idée de ce que veut dire le journalisme subjectif, c’est-à-dire un regard porté sur l’histoire, où les faits côtoient les interprétations et une certaine hauteur de vue dans l’analyse.
Car si La chute de l’URSS se regarde avec intérêt, c’est avant tout parce qu’elle recèle d’images d’archives dans lesquelles on y cherche les traces du passé pour tenter d’expliquer le présent. Le webdocumentaire est découpé en deux parties : la chute de l’Empire proprement dite, de l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir à la fin de l’URSS par Elstine en décembre 1991, et l’état de la Russie vingt ans plus tard. Le split-screen d’ouverture, intelligemment et sobrement pensé, permet de naviguer ensuite dans l’une ou l’autre des époques.
Ce n’est donc pas tant sur la forme, classique mais élégante et intuitive (quoique parfois capricieuse sur certains players vidéos), que sur le fond que se porte la critique : le discours de la voix, en anglais, du narrateur concourt à raconter une nouvelle fois l’histoire telle que tout le monde semble la connaître : un Gorbatchev artisan de la chute de l’URSS, un Elstine dont le rôle est réduit à la portion congrue, une nostalgie qui mêle adoration retrouvée pour Staline et dévotion au drapeau rouge, comme si les Russes retournaient inexplicablement pour nous, démocrates, dans les bras de ceux qui les avaient asservi.
Il est utile de citer Carrère, non pour dire que son analyse est la seule qui vaille, mais simplement montrer qu’une forme de journalisme consiste à aller au-delà des faits et à en suggérer une interprétation, avec le recul des 20 ans qui nous séparent des événements. Il est frappant de constater que le module vidéo intitulé « nostalgie » prenne pour seul exemple une vieille dame, manifestement jusqu’au boutiste, qui scande des slogans à la gloire de l’URSS. Aucun jeune, présent dans la manifestation d’anniversaire de la révolution d’octobre, n’est interviewé ; aucune voix discordante n’est relayée, qui viendrait entraver l’image d’Epinal d’une nostalgie un peu idiote et caricaturale. Ce que Carrère exprime et que ce webdocumentaire n’aborde pas en n’allant pas, par exemple, interviewer les nasbols (ces résistants rouge-brun menés par l’improbable Limonov), c’est que cette nostalgie, pour réelle qu’elle soit, a sûrement moins à voir avec le culte de Staline, forcément folklorique, qu’avec une forme de dignité perdue au lendemain de la chute de l’Empire. Que si le peuple russe en veut à Gorbatchev, ce n’est peut-être pas parce qu’il a la nostalgie de la dictature dans la peau, mais parce qu’il considère que celui-ci a liquidé 70 ans d’un héritage dont, malgré tout, les citoyens sont fiers.
Cet objectivisme du journalisme, qui consiste à ne pas prendre parti, et donc à s’en tenir aux faits d’agences de presse, empêche donc de montrer la réalité sous un angle différent, singulier : oui, les jeunes nés en 1991 regrettent parfois l’URSS, mais il semblerait essentiel d’aller réellement savoir ce qui se cache derrière ces regrets d’une époque qu’ils n’ont pas vécue. Les russes ont-ils tous le virus de la nostalgie ? Pourquoi entendre le porte-parole ou l’ambassadeur en Lituanie de Gorbatchev et non les opposants qui font valoir que Gorbatchev n’était peut-être pas le héros (ou alors à son corps défendant) que l’on croit ? Sur un sujet qui éclaire autant l’actualité, le fond aurait en tout cas pu être, dans cette forme peu innovante mais efficace, davantage mis en perspective.
N. B.
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