Penser l’architecture autrement ? Avec L’étrange histoire d’une expérience urbaine, enthousiasmante chronique de l’occupation d’un lieu désaffecté – le bâtiment Pasteur, en plein coeur de Rennes – par une nouvelle génération d’architectes-bidouilleurs, Julien Donada filme le quotidien de l’Université Foraine, une expérience qui défie les mentalités politiques autour de la question de la réhabilitation. Au centre de ce film remarquable, la figure de l’architecte Patrick Bouchain apparaît comme un catalyseur d’énergies. Produit par Kepler 22 et A perte de vue, le documentaire est visible dès ce vendredi sur ARTE à 23h25, puis pendant sept jours en replay.
Pour qui n’a jamais entendu parler de Patrick Bouchain, ce film en forme d’expérience in vivo sur une nouvelle façon d’envisager l’architecture fera peut-être l’effet d’une révélation. Il faut voir avec quelle tranquillité cet architecte iconoclaste, qui prône la réhabilitation par occupation des lieux, expliquait lors d’un long et passionnant entretien à Mediapart comment éviter les destructions des barres d’immeuble et rendre les habitants acteurs de leur lieu de vie tout en coupant l’herbe sous le pied des marchands de béton, toujours prêts à reconstruire pour de juteux contrats. Cette jouissive contre-proposition, malgré l’incompréhension presque burlesque de certains responsables politiques, est le terreau de cette Étrange histoire d’une expérience urbaine, qui se dévore comme un vadémécum de la résistance active. Car si Bouchain est singulier dans son approche, il n’est pas non plus sans appuis. Ainsi, quand l’ancien maire de Rennes, sentant le vent tourner d’une possible alternance à la tête de la ville, décide d’engager une réflexion sur le devenir de l’ancien bâtiment Pasteur en plein coeur de la ville, il couvre du sceau de la loi l’Université Foraine, l’expérimentation de Bouchain et son équipe dans le lieu. Le film peut alors commencer…
Un film en temps réel
Un film qui suit « au plus près », comme on le lit dans les dossiers de documentaire, ses personnages autant que son sujet. Julien Donada, le réalisateur, s’est glissé dans les interstices de ce grand projet pour en saisir l’humeur en temps réel. Ainsi la placidité avec laquelle l’architecte défend son non-programme (comprendre : des lieux modulables, non affectés à telle ou telle activité), alliée à l’hyperactivité de sa jeune collaboratrice Sophie Ricard, s’oppose frontalement à des élus qui, une fois arrivés aux affaires, ne tardent pas à émettre des doutes sur la « méthode Bouchain ». C’est tout l’intérêt de ce suivi de chantier au ras du sol, dans le concret des choses, que de prendre les analyses de court. Ici (dans l’ancien bâtiment) ou là (dans les bureaux des différents élus ou avec les porteurs du projet concurrent, un musée des sciences qui fleure bon la IIIème République), la parole se soumet au rythme de l’expérimentation, incapable de prendre du recul. A l’occupation des lieux répond une guérilla de mouvement, où le faire vient vite s’opposer aux discours lénifiants. Ainsi, lorsqu’un élu dit ne pas comprendre quelles activités sont mises en place dans le lieu occupé, la séquence suivante montre l’imposante présentation préparée par l’inusable Sophie Ricard pour montrer toute la diversité du champ d’action de l’Université Foraine. Les antiques représentants du musée des sciences retoqué avouent, eux, dans une touchante sincérité, être trop vieux pour saisir l’intérêt de la démarche. On aimerait leur rappeler que Patrick Bouchain ayant 71 ans, tout n’est affaire que de jeunesse d’esprit. Pourtant, la réalisation, emmenée dans le rythme enthousiaste des débuts de chantier, ne verse pas non plus dans l’hagiographie béate.
Laisser la place au doute
C’est une autre des qualités – et non des moindres – de l’approche de Julien Donada. Donner à voir et à s’enthousiasmer tout en laissant la place au doute, montrer une forme de réalité « objective » tout en étant présent, avec une joyeuse malice, quelque part derrière la caméra. Car dès le début du film, la présence du réalisateur ne fait aucun doute : elle passe par une narration en voix-off sur une magnifique séquence animée en papiers collés. A la manière d’un conte (on pense aux intertitres de Pauline s’arrache, Julien Donada y positionne son regard quelque part à côté, derrière et entre ses personnages. Puis le film, pensé comme un compagnonnage intellectuel avec l’équipe du projet, se poursuit plus classiquement par l’image filmée. Si la démarche du réalisateur signifie un soutien manifeste à l’initiative de Patrick Bouchain, les adversaires du projet ne sont pas pour autant discrédités par un manichéisme brutal. Les moments de parole laissés aux opposants permettent de jeter un autre regard sur la nature des activités présentes dans le lieu. Un temps, on peut effectivement esquisser un sourire devant la vague « new age bobo » que constituent les activités liées au bien-être ou à l’expression culturelle. Un temps, on peut se dire que Sophie Ricard en fait beaucoup, perpétuellement sur le pont, dans cette forme de romantisme de l’action. Et si le fait de ne pas arrêter de programmation dans un lieu (une hérésie pour les édiles politiques) était réellement une utopie inconséquente ? C’est avec douceur que Julien Donada détourne ces doutes, intelligemment suscités par la voix qui se fait passer pour celle de la raison (incarnée par le politique qui doit rendre des comptes à ses citoyens). Quelques plans de danse au milieu du cabinet dentaire qui occupe le rez-de-chaussée du bâtiment, des instantanés pris sur le vif des installations artistiques en cours, l’intérêt pour le projet des visiteurs lors des journées du patrimoine, et c’est une poésie, non quantifiable, qui émane de l’expérience. Une poésie qui n’oublie pas le sens pratique : quoi de plus logique, en réalité, que d’expérimenter et d’occuper les lieux d’abord, avant de définir une programmation en fonction des flux, des imaginaires de chaque espace ?
Le devin, la battante, le faux ingénu et les autres
En s’installant dans le rythme du microcosme qui gère le bâtiment, Julien Donada fait aussi émerger des personnages dont la fonction décrit un rôle précis dans l’organisation : Sophie la battante, Romain l’étudiant faussement ingénu, Patrick le devin… Ce faisant, c’est aussi à une étude sur le groupe humain au travail que convoque le film. Comme sur une scène, avec des personnages secondaires, ses figurants, ses coups de théâtre, le film montre une dimension essentielle à cette nouvelle forme de pensée architecturale : occuper d’abord, dans la joie et le mouvement, avant de théoriser. Au milieu de ces abeilles butineuses, Patrick Bouchain apparaît comme un oracle, annonçant avec une forme d’évidence et avant que cela se passe, que la reine de ces abeilles, Sophie Ricard, sera bientôt embauchée par la mairie pour continuer l’expérimentation sous une autre forme. Il porte la parole apaisante de celui qui observe d’un peu plus haut et qui sait qu’une bataille se gagne petit à petit. Ainsi quand la mairie décide finalement d’installer une école dans le bâtiment, en laissant un espace libre géré par le projet de l’Université Foraine, c’est une victoire, même si le goût peut en paraître amer. Il y a un peu des syndicalistes de Comme des lions dans dans cette posture : ne pas rêver au Grand Soir et de tout renverser mais plutôt mener la bataille jusqu’à son terme et obtenir le maximum possible. Dans ce film qui aurait pu s’appeler, à la manière d’un Rohmer, Le devin, la battante et le faux ingénu, une brèche est ouverte : en occupant l’espace et en commençant par le faire, il y a un moyen de rendre les citoyens acteurs de leur environnement. Et ainsi rapprocher, si ce n’est pas déjà évident pour tous, architecture et pensée politique.
Enthousiaste de cet article et de ce film, j’aimerai un interêt de réalisateurs sur d’autres expériences,
j’aimerai que nos élus comprennent la dimension importante de l’Architecture à vivre pour une évolution sociale harmonieuse et pourtant citadine, merci de cet exemple…