Beau cadeau de Jean-Louis Comolli fait au Blog documentaire : ce texte, tiré de son dernier ouvrage « Corps et cadre » (ed. Verdier, 2012). Une publication majeure sous-titrée « cinéma, esthétique, politique » ; trois mots intimement liés dans la pratique comme dans la réflexion sur le 7e Art de Jean-Louis Comolli.
« Corps et cadre » est un livre absolument fondamental qui s’articule autour d’un fil rouge essentiel : le hors-champ. Cette « plus grande conquête du cinéma » est devenue un enjeu politique – et esthétique – majeur. “La liberté du spectateur [n’est-elle pas] à la mesure du hors-champ qui est aussi sortie du spectacle » ?
Dans le tourbillon accéléré des images et des sons, nous voyons-nous les uns les autres ? Qui voir, qui entendre ? N’aurions-nous à voir, tous, qu’une seule et même chose ? Ce monde pris de convulsions qui saute d’écran en écran ? Ramené au visible, l’autre est observé, encagé dans ces écrans, ciblé, redouté comme un ennemi.
Le cinématographe de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub se propose de construire un spectateur qui ne soit ni un voyeur ni un surveillant. Paradoxe. Dans une salle de cinéma aussi bien qu’en papillonnant de site en site, voir relève bien de ce que la psychanalyse a nommé « pulsion scopique » : cet irrépressible appétit de voir, tout voir, voir de plus en plus (en couleurs, en scope, en relief…). Voir pour en jouir et pour jouir par là du « contrôle » exercé sur les autres.
L’expression familière le souligne : « en mettre plein la vue, plein les yeux ». C’est ce « plein », cet achèvement du visible par le visible qui est devenu l’épuisant objet du nouvel Hollywood. Hier, l’usine à rêves usinait un cinéma fait de marges et de hors-champ, tel que les rêves, passés au filtre du regard intérieur du spectateur, relevaient du registre de la suggestion plus que de celui de l’illustration.
Cette pulsion qui fait le voyeur fait aussi le spectateur. Or, l’histoire du cinéma nous apprend que nombreux sont les cinéastes (de Jacques Tourneur à Abbas Kiarostami, en passant par les Straub) qui n’entendent pas satisfaire cette pulsion sans la frustrer du même coup. Montrer, oui, puisqu’il s’agit de cinéma – mais pas tout, pas out de suite, pas n’importe comment, pas n’importe quand. Montrer en cachant, dévoiler en dérobant.
C’est à cette condition que montrer peut (re)devenir un geste simplement humain, amical, confiant, loin des automatismes des mille machines du visibles. Rien n’est donné au cinéma, et surtout pas la vue, rien n’est là une fois pour toutes, le regard est une construction qui implique l’aveuglement ; et le réel, si jamais il est atteint par l’enregistrement cinématographique, l’est dans son retrait devant l’avancée sans vergogne su spectacle.
Ainsi le non-visible est-il à la fois borne et source du visible. C’est en ce sens que le cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub est un cinéma poétique : le monde qu’il fait advenir au regard ne se réduit pas à ses dimensions visuelles. Le hors-champ le travaille, et la rigueur des cadres, la rareté des mouvements d’appareil, la restriction des axes de prise de vue, la retenue (si surprenante aujourd’hui) du nombre des plans, la durée même de ces plans, imposent au désir de voir une règle d’austérité qui confère d’autant plus de puissance à ce qui est montré. En même temps, un tel régime imposé au visible libère la part sonore du cinéma. Moins voir pour mieux entendre. Quelle sensation troublante, d’entendre comme pour la première fois le bruissement des langues, la récitation, la diction, la parole chantonnée… Comme si l’on découvrait les sons d’un passé mythique que le cinéma fait revenir, qu’il rend présents : le bruit des arbres, des animaux, et des hommes quand ils habitaient encore le même temps et le même espace – précisément celui des mythes.
L’hypothèse des Straub est simple : aller au cinéma c’est d’abord se donner la chance de voir vraiment et les spectateurs sont bien ceux dont « Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer » (titre du film tiré d’Othon de Pierre Corneille). Il s’agit donc d’apprendre à voir. Chaque film est un atelier où se forment le regard et l’écoute du spectateur. L’utopie est des plus folles : changer le voyeur en spectateur, changer le spectateur en le rendant (vraiment) visible. Programme politique. C’est la manière de filmer qui est politique, pas seulement les « sujets ».
Ce programme est à prendre à la lettre : impossible impossibilité d’un cinéma qui se détourne du spectacle ? Il y a cinquante ans, à Porreta Terme, ville d’eau proche de Bologne, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub avaient affaires aux spectateurs et critiques scandalisés de les entendre dire comment, à leur avis, les films de l’époque étaient « pornographie ». Pour nous tous, il ne pouvait y avoir « pornographie » que dans l’exposition spectaculaire des scènes de sexe. Mais aujourd’hui ? Toutes les images qui dansent autour de nous ne sont-elles pas suspectes de publicité ? La misère, l’indigné, l’infirmité, la lutte, la beauté, la laideur, l’horreur, la nudité, la mort, rien n’est plus à l’écart de l’emprise du spectacle. Il faut tout voir, tout montrer, jusqu’à la nausée. Eh bien non ! nous dit le cinématographe de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Sauver le cinéma contre lui-même, le retenir sur la pente fatale du spectacle marchand, il me semble que c’est l’une des tâches urgentes du présent.
Jean-Louis Comolli
– Texte initialement paru dans Lettres Françaises –
Plus loin…
– Claudio Pazienza/Jean-Louis Comolli : Rencontres
– Entre désir de liberté et obligation des contraintes, par J-L. Comolli
– Suspens et désirs, par J-L. Comolli
N.B. Vous retrouverez un intéressant dialogue entre Jean-Louis Comolli et des étudiants de Rennes sur le blog Ces films à part qu’on nomme « documentaires ».
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