On appellerait cela un « docutweet », ou un récit d’ordre documentaire construit avec les outils – et la grammaire – de Twitter. C’est l’exercice inédit, périlleux mais jubilatoire, auquel s’est livré Clara Beaudoux il y a quelques mois, à partir des trésors retrouvés dans la cave de son nouvel appartement. Les souvenirs d’une vie, ceux de Madeleine, que ses héritiers ont accepté de divulguer par l’intermédiaire de la jeune réalisatrice. Deux séries de tweets disséminés tout au long d’une semaine allaient permettre aux internautes de découvrir ces histoires, celle de Madeleine et celle que Clara a nourrie avec son personnage. « Madeleine Project », un récit très réussi qui devient aujourd’hui un livre. Et pour l’occasion, nous vous en offrons 5 exemplaires en partenariat avec les Éditions du sous-sol. Tirage au sort dans les prochains jours parmi les candidat(e)s ayant envoyé leurs coordonnées postales à : leblogdocumentaire@gmail.com.
Le Blog documentaire : C’est une drôle d’idée de mettre Twitter dans un livre, non ?… Pourquoi cette décision ? Pour ne pas perdre le récit des souvenirs de Madeleine ? L’évanescence de Twitter était trop frustrante ?
Clara Beaudoux : C’est une idée un peu originale, oui, et l’idée de tester quelque chose de nouveau me plaisait, donc quand les Éditions du sous-sol me l’ont proposée, j’ai accepté avec enthousiasme. Je ne voulais pas que ce passage sur le papier dénature la démarche, il fallait donc garder les tweets tels quels. Et c’est vrai que j’avais envie d’inscrire cette démarche dans le papier pour la conserver, en garder une trace plus « matérielle » que Twitter, conserver la mémoire de ce projet sur la mémoire… Nous nous sommes dit aussi que cela permettrait de faire connaître cette histoire à des gens qui ne sont pas forcément sur le web.
Cette histoire remonte au mois de novembre dernier avec une première salve de tweets, puis une seconde en février… Le succès a été immédiat, ou presque. Comment avez-vous procédé ? Pourquoi avez-vous attendu deux ans avant de divulguer ces souvenirs sur Internet ? Et pourquoi sur Twitter ?
Cela faisait effectivement deux ans que j’avais cette cave, mais j’avais un emploi qui me prenait beaucoup de temps, et je ne pouvais pas m’en occuper. Je n’en étais pas non plus au même point professionnellement. En 2015, j’ai fait une formation aux ateliers Varan, je me suis passionnée davantage pour le documentaire, et je pense que c’est cette nouvelle direction qui m’a permis de penser ce projet, d’en avoir l’idée, d’imaginer une telle démarche.
J’ai eu envie de le faire sur Twitter assez spontanément, parce que je sortais de trois années sur un site d’actualité (France Info) où j’avais beaucoup pratiqué le « live-tweet » pour des évènements (élections, manifestations, procès…). C’était donc un format que je maîtrisais et que j’aimais (j’aime le concision qui pousse à peser ses mots, l’association « image + légende », la discussion en direct avec les internautes…). Disons que mon envie de démarche documentaire a croisé à ce moment-là ma pratique de Twitter.
Comment avez-vous écrit ce projet ? On imagine que vous avez photographié une grande partie de cette cave, puis « légendé » ces clichés… Comment, aussi, avez-vous concrètement imaginé la dramaturgie entre les tweets ?
On a le sentiment assez agréable d’un « récit en direct », comme si vous postiez vos messages au fur et à mesure de vos découvertes… Même impression de spontanéité dans vos commentaires et dans vos adresses à Madeleine… On a vraiment l’impression d’une écriture en live… C’était vraiment le cas ?
Ce projet n’a pas été écrit en amont. J’ai vraiment démarré ça spontanément, sans penser que ça marcherait si bien. Alors que je m’apprêtais à me lancer dans des projets plus documentaires cette année (où je sais que le temps est long : il faut écrire des dossiers, chercher de l’argent, etc…), j’ai eu envie de lancer quelque chose de plus spontané, en direct : m’occuper de cette cave avant de me lancer dans d’autres choses. J’aimais l’idée d’écrire le projet tout en le faisant, de ne pas attendre des mois avant de me lancer, je voulais le faire tout de suite.
Donc pour la saison 1, j’avais écrit les 15 premiers tweets environ, puis j’ai réellement fait le récit de mes découvertes en direct pendant la semaine. En gros, j’allais l’après-midi et le soir dans la cave, je faisais des photos des objets en notant ce que je ressentais, et je racontais ces découvertes-là le lendemain matin sur Twitter. J’ai donc vraiment raconté les choses dans l’ordre où je les ai découvertes cette semaine-là, même si j’ai le sentiment d’avoir ouvert les cartons dans le bon ordre pour que ça raconte une histoire, mais ça c’est le hasard, la magie de ce projet…
Pour la saison 2, j’ai procédé différemment puisqu’il s’agissait essentiellement d’interviews. J’ai donc rassemblé la matière des entretiens, puis il y a eu un temps de dérushage et d’écriture. Tout était donc déjà écrit dès le début de la semaine. Sauf quelques découvertes que j’ai réellement faites cette semaine-là dans la cave (le film 8mm par exemple).
Et j’ai globalement découvert en le faisant l’importance du rythme entre les tweets. J’ai au fur et à mesure pu « sentir » quand les internautes attendaient la suite, le tweet suivant, et c’est quelque chose qui m’a beaucoup porté.
Il y a eu un gros travail d’écriture en amont pour la saison 2, parce qu’il fallait reprendre les citations, raconter les rencontres. Et à chaque fois faire tenir tout cela en 140 caractères !… Donc tout était écrit avant la saison 2 comme un gigantesque brouillon, puis à chaque fois je modifiais certains tweets au moment de les poster.
Pour la première saison, c’était beaucoup plus spontané, j’écrivais mes découvertes et mes sentiments quand j’étais dans la cave, sur un carnet, j’y repensais beaucoup la nuit, et j’adaptais au moment de les poster pour que ça fasse 140 signes…
Les photos en plan serré c’est d’abord parce que je souhaitais présenter les objets chacun leur tour. Mais j’aime aussi l’idée de découvrir cette cave par fragments, et non dans sa globalité. Et le portrait de Madeleine qui se dessine en regroupant ces fragments…
Quid de la mise en ligne ? Quels ont été vos choix de publication en termes de fréquence et de quantité ? Et pourquoi ?
Pour la saison 1, je m’étais fixée de tenir la semaine. J’ai tweeté de 11h à 13h environ, parce que c’est l’horaire qui me convenait le mieux dans mon rythme de vie, simplement. Comme tout cela m’avait semblé bien pour la saison 1, j’ai fait la même chose pour la saison 2. Et bien sûr je pense que j’ai été influencée par la culture des séries TV pour découper ça en saisons, et même en épisodes pour chaque journée.
Il y a eu de nombreux retours des internautes, non ? Certains ont même proposé de participer à votre enquête sur les traces de Madeleine ?
Oui, c’est la très bonne surprise de ce projet. Beaucoup de gens ont souhaité participer d’une manière ou d’une autre. Parfois simplement en commentant, ou en m’envoyant des messages. Ils sont très nombreux à m’avoir écrit en me racontant leurs propres histoires de cave, de grenier, de grands-parents, ça renvoie chacun à ses propres souvenirs.
Et puis j’ai moi-même joué sur la participation, en demandant aux internautes de m’aider à retrouver l’utilité de certains objets découverts dans la cave. Et grâce à eux, on a rapidement trouvé ! Un jour, un internaute m’a aussi envoyé une image actuelle de Cayeux-sur-Mer, où Madeleine partait en vacances ; donc j’ai proposé à tout le monde de m’envoyer des photos de ces lieux-là s’ils les connaissaient, et plusieurs l’ont fait. Des gens m’ont aussi demandé spontanément les recettes de cuisine de Madeleine, et j’ai reçu plusieurs photos de gâteaux faits à partir de ses recettes. Enfin, de nombreux passionnés de généalogie m’ont écrit pour tenter de retrouver son arbre généalogique, et je suis encore en contact avec certains d’entre eux pour la suite de l’enquête.
Aujourd’hui, un livre est donc publié aux Éditions du sous-sol (comme par hasard)… Expliquez-nous comment vous vous y êtes prise pour mettre en page ces tweets – textes, photos et même Gifs ? Avez-vous aussi fait des « ajouts » par rapport à votre timeline ?
Nous avons vraiment travaillé ensemble avec les Éditions du sous-sol, et de manière très fidèle au projet initial. Nous voulions vraiment « imprimer Twitter », garder les tweets tels quels et leur chronologie. L’équipe de graphistes gr20 qui travaille avec la maison d’édition s’est donc chargée de faire des captures de chaque tweets, puis de les mettre en page de manière harmonieuse. Nous avons juste corrigé quelques fautes d’orthographe dans certains tweets :-/
Et en plus des deux saisons de tweets, j’ai écrit un texte que l’on peut lire à leur intersection, pour revenir sur ma démarche. Au départ, nous voulions également imprimer tous les commentaires des internautes à chaque tweet, mais cela faisait finalement beaucoup trop de pages et déséquilibrait l’ensemble. Le lecteur est donc obligé de retourner en ligne pour les lire (grâce à un QR code) ! Du web au papier, et du papier au web, la boucle est bouclée.
Madeleine project fait inévitablement penser à plusieurs films à la démarche similaire. A la recherche de Vivian Maier par exemple. Vous êtes en train décrire le scénario du long-métrage ?
Eh non 🙂 Pas pour l’instant en tout cas. Je pense que la démarche peut être comparée, oui, mais j’ai juste choisi un autre outil pour la raconter : Twitter. Peut-être que je vais évoluer là-dessus, mais pour l’instant, au point où j’en suis, je trouve que Twitter me laisse davantage de liberté. Notamment celle d’utiliser tous les médias que je veux : texte, photo, son, vidéo, d’adapter les outils en fonction de mes besoins pour raconter. Ça me permet aussi de préserver la légèreté de ce projet, que je peux faire toute seule avec mon ordinateur et les outils du web. Je pense que cette légèreté et ce côté « do it yourself » font pour l’instant partie du projet. Et Twitter permet aussi l’échange avec les internautes, ce qui fait aussi partie de l’aventure pour moi. Donc pour l’instant pas de film, même si je me servirai peut-être davantage de la vidéo dans la suite de l’enquête, on verra !…
La suite de l’enquête ?
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