Nouvelle incursion sur le terrain des toutes nouvelles écritures… Quand le film en réalité virtuelle (VR cinématique) redécouvre le montage. On parle (trop) souvent des frères Lumière quand on aborde ces réalisations destinées aux casques – Oculus, Samsung Gear, HTC Vive ou encore Carboard… Et si on allait un peu plus loin ? En marchant dans les pas de Griffith ou de Vertov, par exemple… Réflexions sur les nouvelles recettes du montage en réalité virtuelle avec, en exclusivité, la version spatialisée du « Rooftop » de Michel Reilhac. 

rooftop-6La VR au-delà des frères Lumière

On l’entend souvent : si la VR cinématique est un nouvel âge du cinéma, celui-ci en est encore au stade des frères Lumière. Ce n’est pas complètement faux. La grammaire des films à 360° se réduit peu ou prou à une succession de plans-séquence en courte focale ; autrement dit : des plans très larges et bien longs. De quoi, bien sûr, permettre au visiteur d’explorer à loisir la scène environnante. Mais un peu juste pour créer du sens. Ces derniers temps, justement, au gré de posts sur Medium et de prototypes, on observe ce qu’on pourrait appeler un « moment Griffith » de la VR cinématique, soit la (ré)invention du montage à l’heure du Cardboard.

Rappelons l’enjeu : pour l’instant, le succès de la VR cinématique tient encore, pour une bonne part, à la sensation inédite que ressent l’utilisateur lorsqu’il place un masque devant ses yeux. Un grand « Oufffffff ». Un peu ce qu’ont pu éprouver les premiers spectateurs de L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat (frères Lumière, 1895) : un vrai train leur fonçait dessus ! Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si, dans Evolution of Verse, film programmatique de Chris Milk, l’un des gourous actuels de la VR, un train à vapeur déboule tout d’un coup au milieu d’un étang pour se précipiter vers vous. Histoire d’en mettre plein la vue à une nouvelle génération de spectateurs et d’imposer un médium en émergence.

Lorsqu’il se met sérieusement à raconter des histoires avec ledit medium, le même Chris Milk mobilise le plus souvent un grand renfort de musique et de voix-off pour lier entre elles des séquences qui n’auraient sans cela ni queue ni tête (comme dans Waves of Grace, par exemple). Bref, la VR cinématique a un besoin urgent d’enrichir son langage.

Parlons du montage en VR, donc. A ce stade deux grandes visions se dessinent.

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Evolution of Verse – © Chris Milk

La première considère que la VR impose de redéfinir entièrement la notion de montage. Jessica Brillhart, cinéaste VR à Google, est représentative de ce point de vue qui s’en tient à un principe inviolable : en VR, c’est l’utilisateur qui fait son propre montage. Autrement dit : en tournant la tête, il cadre ce qu’il veut dans la séquence. Tout n’y est évidemment pas très intéressant. Parfois il n’y a d’ailleurs qu’un seul « point d’intérêt » (« point of interest », ou « POI », en anglais) dans l’image à 360° : un violoniste qui joue dans un lieu improbable par exemple. Supposons cependant qu’un autre personnage figure dans la scène, un autre POI donc. Si le réalisateur souhaite que l’utilisateur prenne en compte ce second POI, il lui faudra « orienter l’attention du spectateur », par des moyens tels que le son spatialisé (ah, tiens ! Il se passe quelque chose à ma gauche…) ou une variation de lumière. Orienter l’attention du spectateur, c’est l’équivalent d’un plan panoramique au cinéma, sauf que c’est à l’utilisateur de faire le travail – ce qu’il peut accepter, ou pas.

La chose se complique lorsque l’on change de séquence. Car l’utilisateur peut se retrouver complètement désorienté à ce moment-là. Si à la fin d’une séquence, il regardait une fenêtre loin à droite du violoniste, il risque de ne pas voir, dans la séquence suivante, ce dernier disparaître par une porte vers la gauche. Pour pallier cette difficulté, Jessica Brillhart propose ce qu’elle appelle de manière un peu pompeuse le « montage probabiliste expérientiel ». Il s’agit d’anticiper ce que l’utilisateur regardera à la fin d’une séquence, afin de caler le POI de la séquence suivante dans ce qui sera son champ de vision probable.

Le « montage probabiliste » peut être représenté dans un schéma en cercles concentriques. Le cercle rouge est la première séquence, le cercle jaune la dernière. Les points noirs sont les POI au début d’une séquence, les points blancs sont les POI en fin de séquence. L’utilisateur peut regarder où il veut à 360°, mais on peut cependant anticiper que son regard sera retenu par un personnage mouvant, une action (un POI). Il est alors possible de caler le centre de la séquence suivante de manière à ce qu’un autre POI soit dans son champ de vision (ce qui revient à aligner le point noir d’une séquence avec le point blanc de la séquence précédente).

brillhartJessica Brillhart, In the blink of a mind : Attention, Medium, février 2016.

Ce principe a été mis en pratique par Raphaël Beaugrand dans Embarqué avec la Légion étrangère en Guyane (Okio Studio pour France Ô), un film dans lequel il transpose les principes du cinéma direct à la VR. Le montage, pour Raphaël Beaugrand, s’effectue pour une bonne part au tournage, en anticipant les déplacements des personnages dans le champ. « Je devais déplacer rapidement la caméra d’un point à un autre pour que les séquences soient raccord. Je faisais des paris : en plaçant la caméra à tel endroit, les légionnaires se déplaceront dans telle direction et je devrai replacer la caméra à cet autre endroit ». Du coup, au montage, il reste à assurer la fluidité des raccords, quite à décaler les séquences de quelques degrés.

Le résultat obtenu est remarquable, particulièrement lorsqu’on expérimente le film dans un masque VR. Les déplacements des légionnaires à l’entraînement s’enchaînent de manière fluide de séquence en séquence, sans que jamais le spectateur ne soit désorienté, alors même qu’il possède la liberté d’explorer l’espace à sa guise.

La VR doit-elle pour autant s’en tenir strictement au plan séquence ? Doit-elle nécessairement faire table rase et s’asseoir sur 100 ans de montage cinématographique ? Ces questions suggèrent une autre vision du montage en VR, qui revendique de son côté l’héritage des premiers monteurs soviétiques. « On se trouve à un moment similaire au premier âge du cinéma, lorsque Dziga Vertov et Eisenstein expérimentaient le montage comme technique d’expression, observe Massimiliano Minissale de l’agence VR parisienne Blumenlab. Il est encore trop tôt pour parler de montage en VR. On peut en revanche parler de techniques de spatialisation de l’image à 360°, ce qui revient à programmer des actions de recentrage de l’image à différents points d’une même séquence ».

Au cours des derniers mois, Massimiliano Minissale s’est employé à appliquer ses techniques de spatialisation à plusieurs films réalisés en VR, dont le projet Inner Places, de Mathieu Prada (Imagine & La prairie productions). En particulier, il a ainsi « spatialisé » Rooftop, l’une des premières expérimentations de Michel Reilhac en VR cinématique. Rooftop restitue une choréographie de Mathilde Monnier, exécutée sur le toit d’un immeuble. Massimiliano Minissale a injecté dans le film deux techniques. En premier lieu, à chaque début de séquence le « devant » de la scène est imposé par un script. Autrement dit : ce que voit l’utilisateur face à lui est défini indépendamment de la position de sa tête. Ce qui revient pour le réalisateur à choisir le point de vue initial de chaque début de séquence. C’est ce que Massimiliano Minissale appelle le Look at.

Cette même technique a été appliquée à l’intérieur d’une même séquence, pour redéfinir à plusieurs reprises le « devant » de l’image. Alors que les danseurs sont répartis en cercle autour de la caméra, l’image est spatialisée de manière rythmique pour les faire apparaître les uns après les autres « devant » l’utilisateur. Ainsi appliqué, le Look at devient une sorte de montage cut en VR.

Une autre technique a été appliquée à Rooftop, l’équivalent d’un plan panoramique qui guide l’utilisateur vers un point de l’espace. Visible en plusieurs endroits du film, ce Look to, selon la terminologie de Massimiliano Minissale, apparaît particulièrement significatif lorsqu’il guide l’utilisateur vers un autre toit de l’immeuble, situé en contre-bas, où se déroule une autre partie de la chorégraphie.

Le Blog documentaire vous propose de découvrir en exclusivité la version « spatialisée » de Rooftop. Visible sur ordinateur, elle peut aussi être expérimentée dans un Google Cardboard, à partir d’un téléphone Android.

rooftop_playOn y découvrira un film où les choix de placement de la caméra à 360°, parfois un peu téméraires (la caméra sous une mêlée de jambes de danseuses ; la caméra à la verticale sur un mur), acquièrent une force expressive notable une fois que l’image est spatialisée. L’impression de redécouvrir le langage du cinéma en VR.

Il y aurait beaucoup à dire sur les implications respectives de ces deux visions. On devine déjà qu’elles ont une incidence considérable sur le statut de l’auteur d’un film en VR et sur la main qu’il désire avoir et peut exercer sur le récit. On y reviendra…

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