La production alimentaire industrielle, cela va de soi dans nos sociétés modernes, connaît ce qu’il se fait de mieux en matière technologique. Question de rentabilité économique. Nikolaus Geyrhalter s’équipe aussi de ce qu’il se fait de mieux de matériel numérique Haute Définition pour dépeindre en de puissants tableaux ces lieux étranges, beaux et horribles à la fois, dans lesquels se fabrique chaque jour notre pain quotidien. Des élevages de poulets aux abattoirs, des serres aux usines de conditionnement de fruits, c’est l’intégralité du processus de transformation alimentaire qui défile dans ce film dénué de commentaires et d’interviews.
A l’extérieur, le grand angle systématique laisse le champ libre à l’horizon pour composer des plans terriblement ouverts. Le cinéaste filme des paysages monumentaux qui s’étendent à perte de vue et de nuit. Les usines, vastes et futuristes ensembles lumineux, semblent irréelles. On pénètre souvent dans ces endroits en plongée, et les choses n’en deviennent que plus indiscernables. Les vaches ne ressemblent à des vaches et les cochons à des cochons qu’après un temps de minutieuse observation. Un temps où nos yeux se promènent, incertains, à la recherche d’éléments de compréhension et de discernement. La longueur des plans-séquences laisse généralement advenir les frémissements d’un mouvement qui participe à l’éclaircissement de ces énigmes visuelles. Ce suspense figuratif, soutenu par la beauté des lumières et la picturalité de certaines images, agit comme un principe esthétique maintenant l’intérêt tout au long du film.
Formellement, la composition plastique enferme souvent le spectateur dans une effroyable sensation claustrophobique. Les lieux, couloirs de la mort animale ou allées d’arbres fruitiers, sont représentés au travers de cadres cloisonnés qui focalisent le regard. Un point de fuite central et une profonde perspective structurent les images bordées de chair ou de nature d’où on ne peut s’échapper. Le parti pris formel opère également en plein champ, par exemple dans ce plan directement puisé dans la La Mort aux trousses : un avion entre puis sort du plan avant de venir épandre son liquide face caméra. Le spectateur, là encore, est pris au piège de la représentation, dans une position de victime.
(bande annonce)
Dans son film, Nikolaus Geyrhalter soulève un rapport déshumanisé à la nature. Il décrit un monde sans paysan, égalisant par de subtiles analogies les hommes, les machines et les produits. Le roulement des œufs sur le tapis est le même que celui des pommes dans leur bassin, le déplacement des porcs vers l’abattoir n’est pas sans évoquer le ballet des hommes dans les couloirs, et la batteuse de la moissonneuse effectue la même course que l’éolienne.
Quand la caméra s’embarque sur les tracteurs, elle s’attarde autant sur l’homme que sur l’engin agissant. A terre, lorsque le cinéaste suit des figures humaines dans leur labeur, ce sont des outils assujettis à l’industrie qu’il filme. Peu de différences entre l’homme qui sélectionne les poulets armé de son bras aspirant et le tracteur qui déploie lui aussi ses bras pour fertiliser le sol. Il n’y a pas de personnages, d’ailleurs, dans ce documentaire : les figures humaines, automatisées et muettes, ne sont pas incarnées. A l’heure de la pause, les employés dégustent leur pain quotidien. Si l’humanité devient alors figurativement centrale, le langage, lui, reste absent.
Le cinéaste donne à apprécier un monde apparemment silencieux de mots car il n’a sélectionné que des bruits sourds de machinerie. Qu’ils coupent des pieds de porc, cueillent des salades ou évident des poissons, les employés-machines sont mis en sourdine, écrasés par les rugissements industriels. En dépouillant ainsi son film de certaines complexités (facilités?) du sonore, le cinéaste enrichit davantage encore notre imaginaire. La part qu’il laisse au non-dit, celle de la projection mentale, nous permet de vagabonder à nos propres réflexions.
Description des fermes modernes ou critiques de l’industrie agroalimentaire : le film, universel dans sa forme, est construit de telle manière qu’il laisse chacun faire son choix. Petit à petit, on peut simplement se renseigner sur la cueillette des olives ou sur l’histoire de l’élevage-abattage des porcs. La composition chronologique qui établit des chaînons didactiques entre certains plans va en ce sens. On peut aussi s’insurger devant les souffrances animales. La progression dramatique vers l’horreur (figurative) l’autorise : à mesure que le film avance, le sang se déverse de plus en plus abondamment et le rouge inonde bientôt la représentation des exécutions bovines difficilement soutenables.
Notre Pain quotidien est donc ce film qui (s’)imprègne, dans lequel les jets d’arrosage sont plus loquaces que les hommes. Un film qui, et c’est là le plus fort, prend le contre-pied esthétique des injonctions du Réel et de son sujet : la lenteur et la minutie de l’attention pour des cadres savamment découpés en réponse au « plus vite et moins cher » de l’industrie agroalimentaire.
Cédric Mal
Cet article a été initialement publié dans la revue Images Documetaires (n°59/60, hiver 2007).
Les précisions du Blog documentaire
1. Notre pain quotidien a décroché de nombreux prix dans les festivals internationaux, notamment à Amsterdam (IDFA), Nyon (Vision du Réel), Toronto (Hot Docs), Montréal (RIDM), Mexico (FICCO) ou encore Paris (Festival international du film d’environnement).
2. Un extrait du film (les poussins), c’est ici.
3. « Hystsampeace » a mis l’intégralité du film en ligne, découpé en plusieurs parties: c’est sur Dailymotion et ça commence ici. Le documentaire sur Veoh, c’est par là.
4. Fiche technique de « Notre Pain quotidien ».
Réalisation, Image: Nikolaus Geyrhalter
Montage: Wolfgang Widerhofer
Son: Stefan Holzer
Sound design: Andreas Hamza
Production: NG Filmproduktion, 2006.
Distribution: KMBO
35 mm, couleurs, 90 min.
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