Plus de dix ans après « Le Cauchemar de Darwin », six ans après la fin (judiciaire) de la polémique qui a suivi, Hubert Sauper revient avec un documentaire haletant sur le Soudan du Sud. Sorti le 16 septembre dernier, le film (primé à plusieurs reprises) est encore visible dans plusieurs salles à Paris… Point de vue signé ici Benjamin Chevallier.
Comme la bande-annonce le laissait suggérer, Nous venons en amis est un film à charge, un film militant qui, à l’instar du Cauchemar de Darwin, n’hésite pas à prendre position contre. Contre l’appétit néocolonialiste qui s’abat sur le Sud-Soudan, dont les conséquences néfastes sur les populations locales sont malheureusement aussi diverses que notoires (expropriations terriennes, embrigadement religieux, dégradations environnementales, etc.).
A priori, on pourrait se réjouir qu’un tel documentaire jouisse encore d’un accès aux salles françaises. On pourrait se dire qu’il est satisfaisant de voir qu’il existe toujours une place dans les cinémas de l’Hexagone pour des œuvres résolument engagées, comme l’est indiscutablement le film d’Hubert Sauper (et ce, même si après deux semaines d’exploitation, les chiffres n’avaient rien d’encourageants : en France, à peine 6.000 personnes se sont déplacées pour le voir).
Cependant, la façon dont le réalisateur autrichien articule posture de lutte et ressorts dramaturgiques pose question, et devrait nous garder de toute célébration candide. Comme l’a écrit très justement Camille Bui dans un article publié ici il y a quelques jours, il est vrai qu’il est possible – et même de plus en plus nécessaire – d’associer à la subtilité de l’approche documentaire la puissance d’un propos politique tranchant. Pourtant, il est également vrai que l’activisme par l’image sacrifie trop souvent la complexité du réel sur l’autel de l’efficacité du récit, mettant à mal le statut des personnes filmées, ainsi que celui du spectateur. Je crois que le film d’Hubert Sauper est un bon exemple de cet écueil récurrent, dont il convient d’avoir conscience lorsque l’on s’aventure sur les terres du documentaire « militant ».
Un cinéma sans rencontres
Le dispositif de tournage est le suivant : le réalisateur survole le Sud-Soudan dans un petit avion de fortune qu’il a lui-même construit, se posant au gré des envies et des possibilités dans des endroits qui, manifestement, n’auraient pas été accessibles autrement. Il se présente donc en défricheur, en pionnier armé d’une caméra, s’en allant à la rencontre de contrées lointaines pour recueillir la parole de ceux qui y habitent.
Ce moyen de transport ne relève pas uniquement du registre pratique : Hubert Sauper décide de lui offrir une place de choix dans le montage final du film, y intégrant de nombreuses images prises depuis l’avion (caméra installée au bout de l’aile, plans larges des plaines sud-soudanaises vues depuis le ciel, plans embarqués dans le cockpit). Voyager de cette façon permet à Hubert Sauper, on le comprend bien, d’assumer pleinement son rôle d’alien, d’étranger complet, produit d’un Occident qu’il compare à la planète Mars. Endosser et revendiquer ce statut semble, à ses yeux, relever d’une certaine exigence d’intégrité : après tout, ne serait-il pas malhonnête de sa part d’essayer de faire fi du fossé qui le sépare des populations africaines, lui le cinéaste blanc né en Autriche ? Certes. Il est en effet indéniable que tout documentariste qui débarque sur le terrain – a fortiori, tout documentariste européen qui pose sa caméra en Afrique – y arrive déterminé par un héritage historique et des préjugés culturels, si bien qu’il serait vain de feindre une relative identité avec ceux qu’il filme. Néanmoins, en rester là, c’est oublier l’essence du cinéma documentaire, qui consiste précisément à mettre en tension ces déterminismes pour aller au contact de l’autre dans tout ce qu’il a de singulier et d’irréductiblement humain.
Or, Hubert Sauper, qui souligne que Jean Rouch aurait dit de ses films qu’il étaient un « cinéma du lien », parait plutôt sanctuariser ici un clivage civilisationnel duquel il n’ose sortir, se privant ainsi de rencontres véritables avec une supposée altérité. Il ne dit d’ailleurs pas autre chose dans le dossier de presse qui accompagne la sortie du film : « Moi, je ne suis pas parti en Afrique pour sauver les Africains, mais peut-être pour nous rappeler à notre pathologie de la domination, et à nos détours de la pensée… Dans Nous venons en amis, je ne m’exclus pas de ce processus, c’est impossible. « Nous », c’est nous tous qui tombons du ciel… Américains, Européens, Chinois, etc.».
Cette relation inaboutie entre filmeur et filmés se ressent parfois avec une acuité gênante. C’est le cas à l’occasion de la plupart des interviews, mais également au cours des nombreuses scènes de vie prises sur le vif. Par exemple, la quantité des regards-caméra surprend. Non pas qu’il faille tenter de les éradiquer à tout prix et en toutes circonstances, mais ils apparaissent ici comme autant de traces d’un dispositif filmique qui n’a pas su trouver sa place. L’impression nous est ainsi donnée que personne n’a eu le temps de s’habituer à la présence du réalisateur. Dans de telles conditions, il est logique que les paroles recueillies manquent d’intérêt : les individus interviewés, cantonnés à leur propre rôle, récitent un discours éculé, quasiment officiel, ne comportant jamais de notes dissonantes, ou inattendues.
A cet égard, l’interventionnisme avec lequel Hubert Sauper guide ses entretiens est symptomatique : à plusieurs reprises, plutôt que de laisser libre cours à l’élocution de ceux qu’il interroge, il coupe, reprend, canalise, transformant chacune des interventions en simples illustrations de sa thèse. La parole, ici, assène et répète plus qu’elle ne questionne ; et finalement, on tourne en rond. De là à dire qu’Hubert Sauper fait un film sur les gens qu’il croise et non avec eux, il n’y a qu’un pas.
Un spectateur passif
Dans un entretien accordé à la revue IMAGES documentaires en 1998, André S. Labarthe rappelle que « l’un des gestes les plus importants du travail de mise en scène consiste à frustrer le spectateur justement de son appétit (pulsionnel) de tout voir, d’en voir toujours plus, de ce désir de se laisser frénétiquement emporter par le flux des images, de s’en gorger… La question est alors : qu’est-ce que le spectateur va fabriquer avec ce qu’on lui a enlevé, les morceaux manquants ? Comment va-t-il les ressusciter ou les utiliser ? ».
Et en effet, confronté à une mise en scène aussi catégorique que celle mise en place ici, il est difficile pour le spectateur d’exister, de forger du sens à partir de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Ponctuation musicale très présente, voix-off sentencieuse (au début notamment) et montage didactique ne nous laissent que peu de marge de manœuvre. En quelque sorte, dans Nous venons en amis, tout est dit : on se retrouve devant une entreprise de persuasion bien huilée, qui s’occupe pour nous de prendre en charge l’intégralité du travail intellectuel et sensoriel.
Ce qui ne signifie pas pour autant que le propos du réalisateur est erroné (le Sud-Soudan n’est-il pas la proie de voraces impérialismes ?). Ni d’ailleurs que son film soit pénible à regarder (il y a toujours quelque chose de confortable dans le fait de voir se dérouler à l’écran un raisonnement univoque). En réalité, le film n’est ni menteur, ni foncièrement déplaisant. Simplement, à force de trop en dire, il échoue à frustrer son public, et donc à lui donner à réfléchir.
Article très pertinent.