C’est le troisième film de Dominique Marchais. Après « Le temps des grâces » et « La ligne de partage des eaux », le cinéaste signe « Nul homme n’est une île », un grand film politique sur l’espace et la manière dont nous habitons les paysages. Réflexion politique et esthétique, le film a obtenu le Grand prix du festival Entrevues à Belfort. Et il est visible dans les salles françaises. Analyse.
Quand le paysage nous raconte des histoires idéales
Nul homme n’est une île commence à Sienne par un long panoramique scrutant les fresques dites du « bon et du mauvais gouvernement » (Allegoria ed Effetti del Buono e Cattivo Governo) d’Ambrogio Lorenzetti, peintes au XIVème siècle sur les murs de la Salle des Neuf du Palazzo Pubblico.
Puis, par une extension du regard, le panoramique se poursuit vers d’autres terres européennes, de la région de Catania en Sicile jusqu’au Vorarlberg en Autriche, en passant par le canton des Grisons en Suisse, multipliant les points de vue, ouvrant les perspectives.
Le film revient alors à son point de départ, comme si ce long mouvement de caméra n’avait été qu’un, d’un paysage à l’autre, avec pour fil conducteur les gestes simples et immémoriaux qui unifient la ville et la campagne, en écho à la fresque de Lorenzetti, magnifique éloge de la cité idéale.
A chaque étape de son parcours, Dominique Marchais recueille attentivement, minutieusement, les voix d’hommes et de femmes qui construisent les paysages d’aujourd’hui et de demain, ceux qu’ils nomment à juste titre les « arrière-pays » parce qu’ils sont occultés par les discours contemporains et mis à mal par l’urbanisation, l’attraction inexorable des centres qui mettent au rebut les périphéries. Ces pionniers de l’espace, par une parole libre, engagée, politique, nous donnent à comprendre les paysages qu’ils investissent, à la fois avec acharnement et une immense modestie.
Ces acteurs du paysage militent chacun localement, que cela soit dans leur coopérative agricole (les « Galline Felici » ou « Poules heureuses ») ou dans le mouvement des Baukünstler (les artistes de la construction) pour un monde plus solidaire, plus écologique et plus participatif où chaque citoyen a le pouvoir d’agir et de s’inscrire durablement dans, sur ces territoires. Ils se rejoignent pourtant tous, bien qu’œuvrant à dimension humaine et à leur propre échelle, dans une communauté ouverte sur l’Europe, par une sorte de convergence du désir d’agir, qui brise toutes les frontières.
« C’est la première fois qu’un paysage devient narratif ». C’est ainsi que l’historienne Chiara Frugoni, commente la fresque de Lorenzetti et les gestes archaïques des artisans et paysans qui la peuplent, scène après scène, dans une approche quasi documentaire.
Car, on l’a bien compris, Nul homme n’est une île raconte d’abord des histoires de lieux, de frontières, d’horizons et d’espaces.
Histoires de lieux où l’ont transmet (la visite d’étudiants en science politique dans le village alpin de Vrin ou le bien nommé « bureau des questions du futur »), lieux où l’on enseigne (l’école du Zwischenwasser), lieux où l’on partage des mots ou des pratiques (l’assemblée générale des Galline Felici ou la menuiserie de Markus Faißt) ; histoires de frontières invisibles, à la croisée des chemins, quand le regard englobe dans un seul mouvement la vallée du Rhin, suit le cours des fleuves, toujours dans de patients panoramiques, de part et d’autre du lac de Constance et des forêts de Bavière ; frontières parfois floues entre travail professionnel et engagement personnel, vie privée et lutte collective ; histoires d’horizons obstrués par les blocs de bétons des centres commerciaux, horizons au-dessus desquels des avions de ligne tracent leur route, obstinément ; horizons communs de gens qui travaillent les mêmes questions.
Et enfin, histoires d’espaces, de paysages, vidés, rétrécis, morcelés ou déchirés, dégradations progressives, irrémédiables, ressenties comme des coups de poignard selon les mots de Roberto Li Calzi, co-fondateur des Galline Felici, dégradations imposant une nécessaire cohabitation, la résistance et l’apprentissage du compromis. Des espaces qui pourraient enfin être pensés comme une réponse aux croissances effrénées, des espaces où l’on s’autoriserait enfin à dire : « Nous ne voulons plus grandir », « nous voulons simplement être libres ».
Il y aurait alors deux manières de penser l’espace, d’aborder une politique du paysage. Ce qui fait la force de Nul homme n’est une île est qu’il met en scène cette politique, qu’il la rend identifiable, justement visible et projette ainsi notre désir d’investir les lieux, pourquoi pas d’y vivre.
La première approche serait de rationaliser l’espace, sans affect, comme si les décisions étaient tranchées par une main raturant une carte (les Galline Felici comparent sur Google Maps les paysages d’hier aux ravages d’aujourd’hui), en y traçant des contours, en segmentant, en détournant le cours des rivières. C’est le paysage de la finance, de la corruption, le paysage du mauvais gouvernement dont parle Dominique Marchais dans un entretien. Celui des zones franchisées, des ronds-points et des plateformes logistiques.
La seconde approche, acte de résistance pour envisager le paysage autrement, se ferait quant à elle en trois temps : le temps de l’observation, le temps de la subjectivation, le temps du partage.
Premier temps : réapprendre à observer les territoires. En fabricant cette sorte de chalet-caméra-obscura, l’idée de l’architecte Bernardo Bader est par exemple de permettre à chacun de s’approprier l’espace, de s’insérer dans le paysage grâce à un point de vue différent, depuis l’intérieur, à travers un cadre, une fenêtre délimitant visuellement un fragment de paysage qui du coup le mettrait en valeur, dans sa beauté singulière. Ne plus voir objectivement, comme sur Google Maps, mais reconsidérer l’espace, les formes brutes, « les formes justes », très belle formule d’un autre protagoniste. Un peu comme un paysage filmé par John Ford dans l’entrouvert d’une porte, le Grand Canyon vu dans l’encadrement d’une mansarde, la beauté d’un paysage selon le point de vue d’un homme.
Deuxième temps : prendre position. Comme s’il s’agissait de se fondre dans le paysage, de faire un choix de vie, « le défi du cœur », selon les termes de Barbara Piccioli, membre des Galline Felici. Ce moment où un village renaît par ce que l’on y produit et par l’apport des gens qui y vivent, par le fait que l’on s’y pose, tout simplement : « Il faut d’abord dire oui à un lieu ». C’est le point de départ, idée lumineuse d’un vivre dans. « Penser les espaces entre », autre fulgurance, pourtant si modeste par la position que prendraient les citoyens dans cette géographie. S’y insérer sans forcément remplir, ajouter, empiler. Cela voudrait dire construire, créer, à partir de rien, puisque souvent les lieux ont été laissés pour vide, pour ainsi dire à l’abandon. La politique de la feuille blanche, dessiner un paysage. Charpentiers, chercheurs, artisans, agriculteurs, maires ou architectes, c’est ce que font les hommes et les femmes, filmés par Dominique Marchais, dans des laboratoires à ciel ouvert, envers et contre tous : dessiner, remodeler l’espace à partir de rien.
Enfin, dernier pan de la politique du paysage : après le vivre dans, le défi serait alors de vivre avec. Penser le paysage serait aussi penser la solidarité. Belle idée.
Le film, qui construit son parcours par étapes et rencontres, au rythme de la marche, sur le chemin bien balisé qui part d’une utopie et nous ramène à une utopie, emprunte les sentiers de l’expérimentation.
Il y fait quelques bifurcations, à peine entrevues : au détour d’un témoignage sur le succès de l’agrumiculture et de sa coopérative, Roberto Li Calzi donne l’exemple de l’un de ses salariés, originaire du Maghreb. Il évoque avec fierté le salaire décent et la richesse que celui-ci en tire pour faire vivre sa famille, au delà de la Méditerranée, salaire obtenu grâce à des prix de ventes acceptables. Plus tard, Josef Mathis, ancien maire de la commune du Zwischenwasser, rappelle que pour la construction de l’école, la commune avait fait appel à des travailleurs migrants. Surgit alors le hors-champs d’un monde globalisé et une problématique, de solidarité, d’espaces à partager.
Que cela soit au niveau de la participation des habitants à la vie de leur village, gage de fierté et de dignité, jusqu’aux initiatives innovantes, chaque parcelle d’un paysage est indissociable des gens qui y habitent, y partagent les mêmes peines et les mêmes désirs et donc les mêmes valeurs de solidarité et d’ouverture au monde, au delà des frontières. Et si Nul Homme n’est une île emprunte son titre au premier vers d’un poème de John Donne, le poème se conclut dans un hymne à la solidarité par ces mots : « la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain; aussi, n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas; c’est pour toi qu’il sonne. »
La politique du paysage se résumerait alors à la formule dite par Manfred Hellrigl, assis comme un enfant heureux et inquiet, à son « bureau des questions du futur », le crayon à la main. Une formule simple et limpide, comme la beauté épurée, enfantine et archaïque de la fresque de Lorenzetti, formule qui répondrait à la question « A quoi ressemblerait votre village idéal ? » : « A un endroit qui créerait des espaces où les gens pourraient se rencontrer dans leur différence ».