Une fois n’est pas coutume, nous vous emmenons à Taiwan, où se tenait en mai dernier la vingtième édition du Festival International du Documentaire. L’occasion de découvrir des films peu discutés en Europe, et de mettre en lumière un pan de la création qui mériterait davantage de reconnaissance. L’occasion aussi de se plonger dans l’histoire du documentaire de la région, et de découvrir une manifestation qui mérite le détour. Compte-rendu signé Judith Pernin.
C’est à Taipei, capitale de l’un des pays les plus progressistes d’Asie qu’a lieu le Taiwan International Documentary Festival (TIDF), biennale de films documentaires qui fêtait ses 20 ans avec une programmation diverse, audacieuse et engagée, ainsi que de nombreux événements spéciaux (représentations théâtrales, expositions, projections-concerts, etc.). Cousin régional du festival de documentaire international de Yamagata au Japon, le TIDF comprend plusieurs sélections en compétition (asiatique, internationale et taïwanaise), ainsi que des sections parallèles. On y montre des œuvres rares, anciennes ou inédites – comme celles dédiées à la réalisatrice lettonne Laila Pakalnina, à l’avant-garde taïwanaise des années 1960, ou aux cinématographies d’Asie du Sud-Est. Les moyens, l’ouverture et l’engagement du TIDF rendent possibles ces directions de programmation uniques, que l’on doit en partie à l’histoire et au positionnement régional de Taiwan.
Bien que Taiwan – ou « République de Chine » – vive dans l’ombre de sa rivale la République populaire de Chine (RPC), cette île-pays représente une importante alternative démocratique régionale. Après cinquante ans de colonisation japonaise qui se terminent avec la Seconde Guerre mondiale, l’île accueille le gouvernement nationaliste chinois fuyant les troupes communistes en 1949. Elle fonctionne ensuite sous un dur régime de loi martiale, gouvernée par un parti unique, jusqu’en 1987. A l’issue d’un long processus de démocratisation, Taiwan reconnaît aujourd’hui sa pluralité fondamentale, creuset de cultures chinoises et autochtones riches et diverses – ces dernières étant liées aux civilisations austronésiennes. Sa population jeune, politisée et ouverte sur le monde s’est dernièrement illustrée par une spectaculaire occupation du Parlement en 2014, puis par l’élection deux ans plus tard de sa première femme présidente, Tsai Ing-wen, et enfin par le soutien de réformes sociétales d’ampleur comme le mariage pour tous.
Ces précisions géopolitiques et historiques permettent de comprendre le positionnement du TIDF, organisé sous la houlette du ministère de la Culture taïwanais sans y être assujetti. On y parle un langage plutôt franc et direct, même lors d’événements officiels comme la cérémonie d’ouverture et de remise des prix qui fut l’occasion d’exprimer des désaccords sur le classement d’un des films sélectionnés (l’iranien Pale Blue), ou encore de signaler l’insuffisance du budget à la ministre de la Culture, présente dans l’auditoire. De même, les discussions avec le public organisées après les projections révèlent des spectateurs engagés, diserts et curieux qui n’ont pas peur d’aborder des sujets difficiles (la colonisation, les rapports homme-femme, etc.). Près d’une heure d’échanges vifs suivent certaines séances qui ont lieu soit dans le multiplexe d’un centre commercial désuet et charmant du quartier de Ximen, soit dans le cinéma d’art et essai d’une ancienne manufacture d’alcool reconvertie en « parc créatif ».
Si les sections de compétition asiatique et internationale contenaient de belles curiosités radicales tel que Ma’ohi Nui, in the Heart of the Ocean My Country Lies de la Belge Annick Ghijzelings, ou encore Sennan Asbestos Disaster du Japonais Hara Kazuo, une mention particulière doit être faite au sujet des sélections taïwanaises et des programmes parallèles. En compétition taïwanaise, deux films s’intéressaient aux mines illégales du nord du Myanmar, l’une dans le paysage rocheux de City of Jade, l’autre aux confins d’une dense forêt pour Blood Amber. Plongées dans une zone sous haute tension, entre mafia chinoise, guérilla séparatiste kachin et armée birmane, ces deux films racontent le quotidien trivial et laborieux d’hommes isolés. Small Talk de Huang Hui-chen, que l’on a pu voir notamment à la Berlinale, donne la parole à la mère lesbienne et autrefois mutique de la réalisatrice.
Dans Absent without Leave, Lau Kek-huat explore l’histoire du Parti Communiste malaisien pour comprendre le secret qui entoure la vie de son propre grand-père. D’autres courts-métrages primés traitent de la famille et du souvenir : Spectrum of Nostalgia, de Chen Yi-chu, scrute sans complaisance de douloureuses vidéos de famille pour s’interroger sur le bonheur qu’elles semblent illustrer. Return, de Huang Pang-chuan, produit au Fresnoy, raconte un double voyage avec une voix-off elliptique posée sur d’éloquentes images en noir et blanc. Le passé de Taiwan et ses lectures contemporaines ressurgissent également dans Time Splits in the river, un étonnant long-métrage réalisé par quatre jeunes artistes, Wang Yu-ping, Lee Chia-hung, Huang I-chieh et Liao Xuan-zhen. Le point de départ du film, une adaptation de la vie du peintre et écrivain engagé Shih Ming-cheng, s’est rapidement transformé en un processus d’observation documentaire de la génération de leurs parents. Pour interpréter les personnages du film, les réalisateurs avaient en effet « casté » leurs pères, représentatifs de la cohorte démographique ayant vécu la transition démocratique taïwanaise et ses mouvements de protestation collectifs. Documentant le processus de tournage et les doutes soulevés au cours de la mise en scène, les réalisateurs explorent les souvenirs politiques familiaux et exposent un pan de la mémoire taïwanaise tout en livrant un émouvant portrait d’un intellectuel méconnu hors de ses frontières.
Taiwan Spectrum soulève le voile sur tout un pan ignoré de la production cinématographique de l’avant-garde artistique des années 1960. Ces œuvres en grande partie inédites furent produites avec les moyens du bord durant les plus dures années de la loi martiale. Peu de copies furent conservées de manière systématique et pour retrouver les rares films disponibles, l’équipe de programmation s’est lancée dans des recherches assidues. La plupart des œuvres ayant été perdues, les programmateurs ont fait appel à leur imagination pour reconstituer la vision de cette avant-garde. En regard des films retrouvés, ils ont programmé des œuvres récentes qui réfléchissent, complètent et discutent brillamment les tentatives cinématographiques et artistiques de l’époque. On a donc pu découvrir une excursion d’un trio de jeunes gens non conformistes dans The Mountain (1966) de Richard Chen Yao-chi, mais également des images de la première installation d’art contemporain taïwanaise en 1966 (Modern Poetry Exhibition/1966 du grand photographe Chang Chao-tang), tandis que Routine (1969), court-métrage du critique de cinéma Law Kar, montre les rues de Hong Kong un an après les meurtrières émeutes anti-coloniales de 1967. Du côté des productions récentes, le théâtre expérimental de l’époque est remis en lumière par deux documentaires de Su Yu-Hsien (The Prophet et Plaster Gong) qui reviennent de manière créative sur l’influence de Beckett à Taiwan et l’œuvre de Huang Hua-cheng, un cinéaste expérimental à l’humour irrésistible dont aucun film d’origine ne subsiste, sauf l’enregistrement d’une hilarante intervention de 1994 aux Archives du cinéma de Taipei (Experiment 002).
Le passé et l’identité de Taiwan figurent également dans le programme Reel Taiwan 2018 : Archives Revisited. Cette section commissionnée par l’Institut du Cinéma de Taiwan et la télévision publique invite chaque année des réalisateurs à réutiliser les archives publiques pour une création réflexive et contemporaine. La capacité des réalisateurs taïwanais à faire parler ces images anciennes s’y illustre. Avec Taiwan Province of China, Fu Yue interroge dans un dispositif presque masochiste son envie d’être acceptée par les Taïwanais de souche, elle qui est issue d’une famille du continent venue après 1949. Chung Chuan, dans l’expérimental One World One Dream , monte des images en noir et blanc, anciennes et actuelles, révélant la troublante similarité de l’esthétique urbaine du pouvoir et ses idéologies, tout aussi brutale et inhumaine à Pékin qu’à Taipei. Un autre passé, celui de l’histoire de peuples autochtones c’est-à-dire non-chinois de Taiwan, apparaît enfin dans le court-métrage de Laha Mebow qui filme le retour au village originel d’un vieil homme, Attayal. Au cours de cette éprouvante excursion dans la montagne, des anecdotes de la colonisation japonaise et des chants reviennent à la mémoire du protagoniste principal, qui fit même une apparition pour rencontrer le public après la projection du film.
Des événements parallèles organisés par le festival, il faut encore retenir l’exposition sur le documentaire sonore (Kino Ear) et sa sélection de films attenante, et l’exposition (Not) Just a Historical Document: Hong Kong-Taiwan Video Art 1980-1990s. Présentée au MOCA, celle-ci revient sur la création vidéo à Taiwan et Hong Kong à l’heure des grands bouleversements de la fin du XXe siècle : le massacre de la place Tiananmen le 4 juin 1989 à Pékin ; le processus de décolonisation de Hong Kong passant entre les mains de la RPC sous le principe « un pays deux systèmes » en 1997 ; et pour Taiwan, la progressive envolée démocratique amenée par la levée de la loi martiale en 1987. Il est significatif que la plupart des œuvres exposées, bien que produites dans le cadre des balbutiements de ce nouveau medium, s’intéresse d’abord à son potentiel documentaire, et ses usages télévisés pour aborder les événements traumatiques ou libérateurs qui s’échelonnent dans les années 1980 et 1990. On notera en particulier l’importante contribution d’artistes femmes telles que May Fung et Ellen Pau à Hong Kong, et du côté de Taiwan l’installation Making News Making History – Live from Tiananmen Square de Shu-Lea Chang, qui fait dialoguer des images officielles chinoises du mouvement de Tiananmen avec celles qu’elle est allée tourner sur place, et des extraits de journaux télévisés américains. Autre belle découverte : la première émission diffusée par le collectif alternatif de documentaristes taïwanais Green Team, qui osèrent filmer les mouvements de protestation lancés contre le joug du Parti Nationaliste et mirent même en place une chaîne de télévision pirate à la toute fin des années 1980.
Une section emblématique du TIDF est consacrée aux documentaires indépendants de Chine Populaire. Salute ! comprend cinq films réalisés en RPC et un à Hong Kong par des artistes ou réalisateurs qui travaillent en dehors des cadres institutionnels ordinaires et sont confrontés à la limitation croissante de la liberté d’expression sur le continent. À l’heure où les festivals indépendants de Chine continentale ont été contraints de fermer les uns après les autres, il est pour le moins rafraîchissant d’avoir accès à cette programmation d’œuvres témoignant de la grande énergie créatrice de réalisateurs aux conditions de travail ingrates et parfois dangereuses. Cette année, on a pu y voir le troisième épisode du journal filmé du réalisateur Wei Xiaobo commencé en 2010. Le mélancolique Lost in the Fumes, de la jeune réalisatrice hongkongaise Nora Lam, révèle les états d’âme d’un militant autonomiste de Hong Kong, Edward Leung Tin-kei. D’un ton légèrement hagiographique, le film a pour mérite d’alerter sur les dangers du récent tournant autoritaire de la politique hongkongaise. Autre découverte stimulante de la programmation, Expressionism, du peintre Xu Ruotao, fait le portrait de l’artiste engagé Hua Yong au cours de séquences documentaires et mises en scène dans leur village de la banlieue pékinoise. Emblématique de la complexité des relations entre le pouvoir et la société, et de l’incroyable audace de certains intellectuels chinois, le film dessine le monde intérieur paranoïaque et cruel de ceux qui dérangent. Signalons également la présence dans la compétition asiatique du très beau Lone Existence du cinéaste chinois Sha Qing, couronné du prix du Mérite.
Un autre moment fort du festival eut lieu lors de la représentation de Reading Hunger, une pièce de théâtre documentaire du Folk Memory Project. Depuis 2010, un groupe de réalisateurs et artistes, dont le pionnier du documentaire indépendant chinois Wu Wenguang, ont mis au point un programme pluridisciplinaire qui s’attaque avec courage à l’une des questions historiques les plus controversées de l’époque maoïste, celle du « Grand Bond en avant ». Il s’agit pour eux de redécouvrir la mémoire d’une des famines les plus meurtrières du XXe siècle, dont les causes politiques restent largement passées sous silence en Chine. Cette famine qui a sévit de 1958 à 1962 et aurait fait entre 20 et 40 millions de morts, est aussi abordée dans les Âmes mortes, le dernier film d’un cinéaste plus connu, Wang Bing. La démarche collective et au long court des participants au Folk Memory Project consiste à retourner deux fois l’an dans leur village d’origine pour y mener des entretiens avec des survivants de la famine qui n’ont jamais eu l’occasion de raconter leur expérience. Outre leurs films, ces réalisateurs produisent des transcriptions d’entretien, des documents visuels et traduisent également en gestes et performances leurs expériences de terrain comme pour conjurer les témoignages tragiques qu’ils recueillent. La pièce Reading Hunger, représentée à cette édition du TIDF, est issue de ce travail. Dans une salle comble éclairée en fond par un montage d’extraits de documentaires donnant la parole aux survivants, des danseurs d’âges variés et non-professionnels se transformaient en fantômes gesticulants, le corps illuminé par de simples torches posées au sol. Si ce spectacle ne rend pas tout à fait justice à la somme de témoignages recueillis par le Folk Memory Project, il constitue néanmoins une tentative de transmettre et d’exorciser un passé douloureux dans nos sociétés trop facilement aveugles ou amnésiques.
Judith Pernin