Jamais en mal de nouvelles expériences, Le Blog Documentaire a testé pour vous la projection de plusieurs webdocumentaires sur grand écran. Incompatible, pensez-vous ? Pas tant que ça…
L’expérience, paradoxale, est nouvelle. Proposer une appréhension cinématographique d’objets initialement pensés pour une dégustation plus confidentielle relève presque de la gageure. Pari osé, mais pari relevé et prometteur, comme nous avons pu le constater fin mars à Paris et à Rennes lors des projections de « Entrée de Secours » (au Forum des Images) et de « Dans les murs de la Casbah » (aux Champs Libres).
Webdocumentaire et projection publique :
mariage forcé ou champ à défricher ?
Le webdocumentaire institutionnel des ONG se porte bien, merci pour lui. Après MSF, Asmae ou encore Enfants du Mékong, la Fondation Abbé Pierre, qui avait déjà financé A l’abri de rien, le webdocumentaire de Samuel Bollendorff (entretien ici), a investi dans un deuxième programme, Entrée de Secours, réalisé par Samuel Albaric et développé par Amaury Gransart, produit par le collectif Sansproduction, en partenariat avec Zaradoc Films.
Le projet de Céline Dréan, Dans les murs de la Casbah, ne procède pas d’une ONG, mais la démarche n’en est pas si éloignée. Produit par Vivement lundi ! en collaboration avec le Laboratoire Prefics et le Créa de l’université de Rennes, ainsi que UOH, le webdocumentaire véhicule le travail de chercheurs en sociolinguistique urbaine adossé à un regard d’auteur sur la casbah d’Alger.
Lorsqu’on pénètre dans la salle du Forum des Images pour la projection de Entrée de secours, on est sceptique et curieux. Sceptique car on se demande comment projeter un programme qui, par nature, se veut délinéarisé ou, en tout cas, soumis à une pratique nouvelle de visionnage. Mais on est aussi curieux car l’expérience paraît battre en brèche le modèle de consultation solitaire sur un ordinateur que suppose le webdoc. Passer de l’ordinateur, outil privatif s’il en est, au cinéma, outil de partage, relève presque d’une question philosophique !
Le paradoxe est tel qu’à Rennes, pour Dans les murs de la Casbah, la majorité des spectateurs pense toujours venir voir un film documentaire classique, malgré la communication très claire qu’en ont faite les organisateurs. Après les présentations usuelles (auteur, producteurs, équipe… etc), on délivre donc au public un rapide exposé de ce qu’est un webdocumentaire. Multimedia, délinéarisation, interactivité… Les mots sont lancés, mais rien n’indique que le public a tout a fait compris l’inédit de l’expérience qu’il allait vivre. La perception cinématographique d’un webdocumentaire ne lui évoque peut-être pas grand chose, mais il est tout de même rassuré : on va bien lui « raconter une histoire ».
A Paris, le directeur de la Fondation Abbé Pierre lance la projection en répétant plusieurs fois le mot « webdoc ». Car lui qui, dit-il, ne savait pas il y a quelques mois ce que ce terme recouvrait, semble aujourd’hui conquis. On retrouve ici l’enthousiasme des communicants de tout poil pour la mode du webdoc. Le réalisateur, Samuel Albaric, remet discrètement de la mesure dans cet engouement : certes, il s’agit d’un webdoc, mais d’abord et avant tout de documentaires pour le web. La passe d’armes sémantique semble révélatrice du climat actuel de surinvestissement du webdoc pour son caractère prétendument novateur.
Entrée de secours suit quatre personnages dans quatre pensions de famille créées et gérées par la Fondation pour venir en aide aux personnes en grande difficulté sociale. Une grande photo panoramique de l’ensemble des résidents fait office de lien d’entrée vers chaque documentaire, qui dure environ 7 minutes. Lesdits documentaires sont eux-mêmes divisés en cinq parties, qui peuvent être consultées selon une recherche transversale sur l’interface.
La projection commence et on se laisse happer par ces portraits : sensibles, proches du cinéma direct, ils décrivent tous une humanité brisée, mais toujours combattante, à l’image de Nordine, bosseur dans l’âme mais chômeur, ne baissant pas les bras pour retrouver sa place dans la société. On s’aperçoit que la projection de photos en plein écran dans une salle obscure donne au projet une force émotionnelle supplémentaire et on se dit que la forme webdoc, naturellement portée au mélange des médias, rend b.
Mêmes sensations à Rennes. Le webdocumentaire n’est plus ce petit objet plus petit que vous. Projeté sur un écran de cinéma, il oblige à lever la tête et acquiert un pouvoir d’attraction incomparable dans sa dimension cinématographique. Céline Dréan, pour une dernière fois finalement, reprend la main sur sa narration, et guide les spectateurs sur un parcours qu’elle a elle-même prédéfini. L’expérience ne relève pas encore de la co-construction d’un discours : l’auteur accompagne le futur webspectateur en commentant ses choix de cheminement, et en distillant quelques informations sur la fabrication même de son objet. On parcourt donc les ruelles de la casbah d’Alger, on rencontre des femmes, un imam… Affleure alors le passé – l’indépendance du pays – qui se mêle au présent – la vie quotidienne, les rapports de genre…
D’une manière assez inattendue, le webdocumentaire se couvre d’une nouvelle couche informative. A mesure que défilent les modules vidéos, les mots de l’auteur ajoute une strate narrative supplémentaire – et évanescente – à l’expérience. Le multimedia démultiplié par la projection publique, l’interactivité en moins. L’envie de reprendre le contrôle de la souris opère par moments…
A Paris, dans Entrée de secours, on aimerait aussi en savoir davantage sur certains personnages, les suivre et sortir du cadre souhaité par la Fondation Abbé Pierre – et par cette projection. Mais les desideratas du commanditaire (producteur à hauteur de 60.000 euros pour le lancement, à quoi il faut ajouter 20.000 euros d’aide du CNC) supposent une forme à mi-chemin entre le documentaire et la communication. L’interface, développée sous Flash, permet également d’accéder à un certain nombre de ressources écrites ou vidéo, expliquant en détail le système des pensions de famille.
Et c’est cet aspect qui, finalement, semble le plus intéressant dans cette projection : à la fin du visionnage, le réalisateur présente, depuis son ordinateur installé à droite de l’écran, l’interface et les questions du public fusent. Le programme, non en tant que documentaire, mais en tant qu’outil technique et narratif (comme la boîte à outils ou la navigation transversale) suscite curiosité et intérêt.
Phénomène similaire à Rennes : les spectateurs interpellent l’équipe du film à la suite de la projection. Et les questions portent autant sur la forme, la technique utilisée, que sur le fond du projet – c’est assez rare pour être noté. La passivité retrouvée du webspectateur dans une salle de cinéma est peut-être aussi une chance : il n’est pas dérangé par des élements extérieurs comme il pourrait l’être chez lui, et dispose ensuite de l’agora de la salle de cinéma pour discuter son ressenti – ce que toutes les plates-formes webdocumentaires n’autorisent pas.
Et on en vient alors à imaginer qu’un tel public, peu à peu familiarisé avec la position radicalement nouvelle du réalisateur présent dans la salle, se mette à interagir dans la progression narrative du webdocumentaire. Cette position de maître de cérémonie de l’auteur, pendant et après la diffusion, permet d’envisager de nouvelles formes de visionnage : un système participatif (par le vote ?), à la fois ludique et générant une personnalisation de la narration, pourrait ainsi faire de la projection d’un webdocumentaire une forme de performance in situ, à l’instar des ciné-concerts, la participation des spectateurs en prime.
L’expérimentation n’en est bien sûr qu’à ses débuts, mais rien n’interdit d’imaginer que la créativité de certains webdesigners et webdocumentaristes ira jusqu’à s’insérer dans les salles de cinéma…
Nicolas Bole
Cédric Mal
Les précisions du Blog documentaire
1. Le Festival du film universitaire pédagogique de Lyon propose ce lundi 16 avril 2012 à 18h la projection de deux webdocumentaires : Dans les murs de la Casbah et Dom Loupvent, voyage d’un Lorrain en Terre sainte au XVIe siècle.
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D’autant qu’il y a déjà eu des expériences de cinéma interactif, avec les spectateurs équipés de boitiers qui votent pour décider de l’embranchement narratif à prendre. Je me souviens même d’un film en Allemagne dans lequel l’héroïne appelait un spectateur dans la salle pour lui demander conseil… Des expériences similaires existent au théâtre, où des spectateurs munis d’iPads peuvent influencer le déroulé de l’histoire.
Pour des projections documentaires, un peu de médiation de la part de l’auteur/réalisateur serait sûrement utile. On peut imagine des pauses dans la projection, pendant lesquelles on discute 5 minutes de ce qu’il pourrait être pertinent de voir ensuite…
Passionnante perspective en tout cas !
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