Documentaire puissance 3 ! Le Blog documentaire s’associe une nouvelle fois avec Documentaire sur grand écran pour un évènement tout particulier : les 20 ans de la revue IMAGES documentaires.
Pour marquer cet anniversaire, une belle projection vous est proposée ce mardi 12 février à Paris. Deux films au programme, « deux actes de création qui sont aussi des actes de résistance » : « Ceci n’est pas un film » (Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb, 2011) et « La Bataille du Chili, la lutte d’un peuple sans armes – Le Coup d’État« (Patricio Guzman, 1973).
10 places sont à gagner ici pour cette soirée qui se tiendra dès 19h au Forum des Images, à Paris. 10 places pour les 10 plus rapides à envoyer leurs coordonnées à : leblogdocumentaire@gmail.com.
Et pour accompagner l’évènement, voici un texte fondamental de Gérard Mordillat. Il a justement été publié dans le dernier numéro d’IMAGES documentaires. Il est reproduit ici avec l’aimable autorisation de la revue.
Le documentaire est un genre cinématographique déplacé ; plus exactement mal placé. Un cinéma qui n’est pas à sa place sur le plan économique où son sous-financement est chronique. Un cinéma qui n’est pas non plus à sa place sur le plan artistique où sa sous-évaluation est systématique. Le cinéma documentaire vit donc le paradoxe d’être à la fois le cinéma sans doute le plus créatif sur le plan formel et économiquement le plus pauvre.
L’industrie cinématographique concède au documentaire la place du tiers-monde dans l’économie mondiale. On l’exploite, on le pille, on le rejette dans les heures nuiteuses des télévisions ou sur les écrans de rares salles de cinéma. Les programmateurs, les décideurs, les distributeurs sont sans égards pour lui. Ils l’ignorent, le méprisent et quand par exception s’y intéressent, c’est avec le sentiment d’accomplir une « bonne action » dont les auteurs doivent leur témoigner reconnaissance.
Soyons clair, pour une part les documentaristes sont responsables de cette situation. Le champ d’investigation privilégié du documentaire est – au sens large – le social, laissant le cinéma de fiction s’épanouir sur le terrain de la bourgeoisie, de la petite-bourgeoisie, des oisifs et des classes dirigeantes. Le « social » est un vaste champ clos où les documentaristes filment majoritairement : la misère, l’exclusion, le chômage, la marge, l’anormalité, le handicap, la pauvreté… Ces films sont nécessaires, ils témoignent sans détour du monde où nous sommes et, sur ce terrain, le documentaire demeure irremplaçable.
Cependant, retenu prisonnier dans le cercle du malheur, par contagion, le documentaire est devenu lui-même un genre misérable, exclu, marginal, anormal, handicapé, pauvre sur le plan financier et artistique. Dès lors se pose la question : pourquoi les documentaristes se penchent-ils si volontiers sur les victimes de tous les pouvoirs sans jamais interroger le pouvoir lui-même? Pouvoir économique, pouvoir financier, pouvoir militaire, pouvoir médical, pouvoir judiciaire, pouvoir religieux, pouvoir politique etc.
Le fait d’avoir, à peu de choses près, le statut d’un cinéma du tiers-monde à l’intérieur de nos sociétés hyperindustrialisées ne devrait-il pas encourager les documentaristes à retourner leurs caméras vers ceux qui les oppriment et qui oppriment ceux qu’ils filment d’ordinaire ? C’est-à-dire d’assumer un point de vue critique au sens kantien du terme : « déterminer la chose réelle ». Point de vue pratiquement abandonné par le cinéma de fiction au profit du divertissement de masse, l’industrie du rêve. Le cinéma documentaire peut-il accepter de n’être qu’un cinéma du cœur ? D’incarner les bonnes œuvres de l’industrie cinématographique et télévisuelle ? Dans notre civilisation de l’image, le documentaire doit-il être assimilé à la forme contemporaine de la charité ? Doit-il accepter la place qu’on lui abandonne et qu’il attribue aux spectateurs ? Quel cinéma produit-on lorsqu’on fait l’aumône de quelques mètres de pellicule aux sans-images, aux incertains du monde, aux errants, aux perdus ? Le documentaire est très largement un cinéma de conséquences et, à de trop rares exceptions, un cinéma des causes. Un cinéma de conséquence qui réserve au spectateur une place muette et passive. Face à ces blocs de souffrance, d’injustice, de solitude quelle peut-être la place du spectateur sinon celle du témoin d’un naufrage à l’abri sur une falaise : « Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent ». [1]
Et que peut être le cinéaste sinon un montreur de misères ceint de la couronne de la bonne conscience ? Dans Louons maintenant les grands hommes, James Agee formulait cette mise en garde : « Il me paraît curieux, pour ne pas dire obscène et tout à fait terrifiant, qu’il puisse advenir à une association d’humains assemblés par le besoin et le hasard et pour des raisons de gain, et formant une société, un organe de presse, de fouiner dans les affaires d’un groupe d’autres humains sans défense, des victimes à un point épouvantable […] cela en vue d’en faire parade de l’état d’infériorité, d’humiliation, de nudité de ces vies auprès d’un autre groupe d’humains, cela au nom de la science, du ‹ journalisme honnête › (quelque paradoxe qu’on entende par là !), pour de l’argent, et pour nourrir une réputation de croisade et d’impartialité ». [2]
Le pouvoir – quelle qu’en soit la nature – met perpétuellement en scène son image comme sa parole, notamment par un contrôle quasi hégémonique des médias, « dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoir et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable
matérialité ». [3]
Le cinéma documentaire est, par excellence, un outil critique de l’image et du son. Pour éclairer ce contrôle du pouvoir sur son image, sur ses paroles, pour analyser les artifices de leur sélection, de leur organisation, de leur redistribution via les vecteurs de diffusion télévisuels ou cinématographique, pour mettre en danger l’ordre hygiéniste des images et des paroles dominantes, pour en rendre sensible leurs « lourde et redoutable matérialité », ne serait-il pas aujourd’hui urgent et nécessaire que les documentaristes changent d’axe, de hauteur de caméra, mettent de la lumière où l’ombre domine, de l’ombre où une propagande sans tache nous aveugle ? C’est-à-dire brisent les codes de représentation du pouvoir véhiculés par cette nouvelle bible des illettrés que sont la télévision et le cinéma. Cela suppose une rupture formelle ; or, cette rupture formelle, l’invention d’un discours autre de l’image et du son, tend à disparaître chez les documentaristes. L’urgence de filmer devient la bonne excuse pour filmer pauvrement des pauvres avec de pauvres outils (petites caméras, téléphones portables) ; ce qui ne fait que conforter tous ceux qui voient le documentaire comme du cinéma sans cinéma ; cela ne sert qu’à l’enfoncer dans la fosse commune des images ; à annihiler sa force première, celle de rendre au regard sa pertinence perdue dans les marais du consensus.
On comprend pourquoi.
Dès qu’il sort du champ social où on le parque, le documentaire devient artistiquement et politiquement dangereux. Dangereux formellement avant de l’être en raison du sujet apparent qu’il aborde. Il est patent que ceux qui rompu le code des images à tous et à toutes ont eu maille à partir avec la censure, Fred Wiseman, Jacques Leduc, Richard Dindo, Nicolas Philibert et moi plus quelques autres… Aux USA, au Canada, en Suisse, en France, partout, la société cinématographique est une société d’ordre. Si on se combat, c’est entre gens du même monde et si l’on est sage on a une image. A l’opposé, le documentaire s’affiche comme cinéma non-aligné et n’offre rien que du muscle et du nerf durcis au feu du réel, c’est-à-dire de ce qui ne va pas. En s’arrachant au lac mortifère de la compassion, en filmant le pouvoir sous toutes ses formes (pas seulement ceux qui l’incarnent), les documentaristes ont la capacité de remettre en question la hiérarchie des images et la structure sociale induite par cette hiérarchie.
Le documentaire doit se faire iconoclaste.
Condamnés à vivre à chaque film « une saison en Enfer», à première vue la situation des documentaristes est peu enviable. A seconde vue – le don de double vue est indispensable aux documentaristes ! – cette situation n’est peut-être pas aussi fragile qu’il y paraît. Primo, parce que la situation même des documentaristes les incite à développer une énergie, une astuce, une intelligence de survie, à exercer une vigilance de chat sauvage sur la réalité sociale et politique, nationale et internationale ; à se placer de fait, quelque soit le pouvoir en place, dans l’opposition ou comme le disait Brecht à vivre « non réconcilié » alors que le cinéma de fiction macère dans le conformisme et l’académisme. Deuxio, de la même manière que le tiers-monde est l’objet de toutes les convoitises des pays occidentaux en raison de des fameuses « richesses du sous-sol », aucun autre genre cinématographique que le documentaire n’apparaît potentiellement aussi riche d’invention, d’audace, de nouveauté…
En se tournant vers ce et ceux qui refusent d’apparaître et en rendant aux spectateurs l’esprit critique qui leur dénié par les maîtres petits et grands de l’image et du son, il est urgent que les documentaristes prennent conscience que le documentaire porte en lui l’espoir d’un cinéma enfin arrivé à l’âge adulte. Un cinéma capable de faire tomber le mur des illusions produit par le pouvoir, ses serviteurs, ses laudateurs, ses hérauts. Ce cinéma est aujourd’hui minoritaire, aujourd’hui clandestin mais il a pour lui une force irrésistible : celle de l’art moderne.
Gérard Mordillat
NOTES
[1] Lucrèce, De la Nature des choses.
[2] James Agee, Louons maintenant les grands hommes (Plon).
[3] Michel Foucault, L’Ordre du discours (Gallimard).
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PAS SI SIMPLE MR MORDILLAT
Je ne suis qu’en partie d’accord avec vous Mr Mordillat vous oubliez dans votre article que le documentaire est financé en grande partie par la télévision. Tentez de monter un projet contre le pouvoir en place et demandez un diffuseur de prendre le risque de le montrer. Quels sont les producteurs qui sont prêts à s’opposer à un diffuseur sur la table de montage au risque de laisser sa place aux autres, aucun ? L’auteur est poussé à la marginalité par le poids de ces sujets et la frilosité des diffuseurs. Et dans un espace social où tous les signes sont à la maîtrise du discours et la tendance lourde à la communication, il n’y a guère que les Philibert, Mordillat et Wiseman et quelque Rouault qui ont droit au grand écran… Et encore avec des pointes de fréquentation à 60 000 spectateurs maximum. Ce qu’il nous manque, ce sont des distributeurs courageux et des diffuseurs qui ne sont pas aux ordres des puissances publiques et là les auteurs pourront s’exprimer. Pourquoi les reportages ont meilleure presse à la télévision, simplement parce qu’ils sont la plupart du temps verrouillés par un rédacteur en chef qui filtre le message vers les spectateurs. Demandez au réalisateur de « La vierge les coptes et moi », film drôle et en dehors des normes sociales classiques, comment il a été abandonné par son producteur et cours de tournage… Pas si simple Mr Mordillat, même si dans le fond vous avez raison, mais là où il était possible de filmer le pouvoir il y a 20 ans, les équipes communicantes savent désormais que le documentaire peut être dangereux. Il n’y a qu’a voir le temps que nous passons pour nos film en demandes d’autorisations et en floutage, c’est tout l’espace public qui se privatise !
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