Cela fait maintenant 5 ans que Le Blog documentaire cultive de fructueuses relations avec le Master 2 Pro DEMC de l’université Paris 7. Chaque année à l’occasion du FIPA, les étudiants sont chargés d’écrire un article sur le festival, sous la forme et le sujet de leur choix, et nous publions les meilleurs d’entre eux. Zoom ici sur le Smart FIPA 2017 et son exposition dédiée à la réalité virtuelle. Amélie Barbier l’a testée, voici son point de vue critique…
Au-delà de l’écran, la Smart Expo au corps à corps
« Cela dépend qui vous voulez être. »
Avec cette phrase, l’hôtesse de la Smart Expo explique à un visiteur le difficile choix qui se présente à lui. « Ici, vous êtes une détective sur la scène d’un crime. Là-bas, vous pouvez devenir une personne du sexe opposé sur la plage. » Dans une salle blanche au décor épuré, de petites pancartes guident les visiteurs parmi différentes œuvres de réalité virtuelle. Un peu partout, on attend son tour pour enfiler des casques de VR et se plonger dans une expérience immersive à 360°. Tout cela offre un décor assez surréaliste : dans cette exposition, le comportement des visiteurs casqués semble au premier abord être le clou du spectacle. Les nouveaux venus s’arrêtent pour observer les étranges mouvements de ceux qui, grâce au dispositif, se retrouvent projetés ailleurs.
On tombe d’abord sur le jardin VR du Centre Phi, qui a déménagé de Montréal à l’occasion du Focus Canada de cette 30ème édition du FIPA. L’oeuvre Nomads : Maasai de Felix & Paul Studios a beaucoup de succès : on y assiste aux cérémonies et traditions du peuple Maasaï dans le village d’Enkutoto au Kenya. Le spectateur est placé au centre des rassemblements, comme un totem immobile autour duquel dansent les villageois. Les regards de ces hommes et femmes, qui fixent le spectateur dans les yeux, sont saisissants et donnent l’impression d’un véritable échange. Malheureusement, les casques audio trop peu isolants ne permettent pas de profiter pleinement d’une immersion sonore, que ce soit pour les chants du peuple Maasai, ou pour la très belle BO du psychédélique Minotaur de Munro Ferguson produite par pour l’ONF, et composée par Kid Koala.
A côté, un autre espace propose à la fois des œuvres documentaires et de fiction. Les fictions y sont hautes en couleur – notamment Sergeant James d’Alexandre Perez, qui rend hommage à l’esthétique du cinéma fantastique des années 80 pour raconter le conte, entre rêve et réalité, d’un petit garçon qui a peur d’aller se coucher. Le documentaire Flint Is A Place, qui fait partie d’une série multi-plateformes visant à changer le regard du spectateur sur cette ville « en crise », ancre l’expérience dans des problématiques actuelles. C’est aussi la proposition de The Fight for Fallujah, produit par le New York Times, qui projette le spectateur au milieu d’une bataille entre les forces irakiennes et l’État Islamique. La curiosité de se retrouver face à face avec Daech pique de nombreux visiteurs, qui viennent, avec une certaine appréhension, se jeter « dans la gueule du loup ». On revêt le costume du journaliste Ben C. Solomon le temps de vivre la bataille, puis d’en observer les conséquences une fois le calme retombé sur la ville. Le spectateur s’identifie à un personnage réel ; paradoxalement, c’est peut-être dans cette œuvre qu’on est le plus conscient de ne pas avoir de corps. Dans cet environnement où la chair risque de recevoir une balle à tout moment, on se penche pour observer son propre corps – mais il n’y a rien. Lorsqu’on se retrouve face au cadavre d’un homme au bord d’une route, masse de chair informe et immobile, on a l’impression d’être un fantôme flottant complètement extérieur à tout ce qui se déroule devant nous. C’est la faiblesse de cette œuvre dans laquelle le spectateur n’est qu’un regard passif, tandis que ce qui se déroule devant lui appelle à ses instincts d’action et à sa condition humaine – mais tout cela en dit peut-être long sur l’expérience du journaliste en temps de guerre.
D’autres œuvres développent une interaction entre le spectateur et l’environnement qui l’entoure à travers le fil narrateur d’une enquête policière : dans Halcyon et VR Noir, on devient une détective sur la scène d’un crime. Les choix du spectateur font avancer la narration, et c’est encore avec son regard qu’il pointe les indices à récupérer : l’œil du spectateur contient le corps tout entier du personnage, qui n’est toujours pas matérialisé. A ce stade, on commence à chercher ses mots : le spectateur est-il devenu un acteur, un joueur ? Difficile de se sentir pleinement protagoniste en restant un regard flottant à hauteur d’homme, sans corps tangible.
C’est justement l’expérience que propose une autre installation de l’exposition, Be Boy Be Girl : une pancarte explique que le visiteur s’apprête à vivre « un spectacle introspectif » qui met le corps au centre du dispositif et crée apparemment l’incrédulité chez le visiteur. Effectivement, on se sent un peu perplexe face à l’hôtesse vêtue d’un body blanc et d’escarpins au milieu de la foule. Elle conduit le visiteur jusqu’à une chaise longue futuriste dans laquelle il s’allonge, entouré d’un ventilateur et d’une lampe à chaleur radiante. L’hôtesse lui donne un verre à martini – vide –, et demande : « Do you want to be a boy or a girl ? ». « A boy ». L’expérience commence : allongé sur une plage, on peut se pencher à souhait pour jauger son propre corps. Passé les trente premières secondes, on commence à se sentir un peu coincé dans ce corps qui semble paralysé pour toujours, comme un cercueil poilu. La chair est apparue, mais la narration a été sacrifiée : le visiteur est peut-être encore moins acteur, avec ce corps insensible et pétrifié, que lorsqu’il n’en a pas du tout.
Il semble compliqué de concilier narration, interaction et présence corporelle. Un peu plus loin, dans la salle des keynotes, l’ingénieur et professeur américain Woodrow Barfield parle de l’homme augmenté. Il commente le thème de cette édition du Smart FIPA, « Au-delà de l’écran ». Selon lui, les images ne nécessiteront bientôt plus d’écran pour être observées, mais pourront être projetées directement dans le cerveau des hommes ; le réel et le virtuel seraient alors irrémédiablement hybridés dans l’esprit humain. Ces suppositions proposent un futur à la fois effrayant et passionnant : des implants sous la peau, qui pourraient enregistrer nos rêves, lire dans nos pensées, projeter des images nouvelles ou de faux souvenirs…
Pour l’instant, l’homme augmenté reste loin de la réalité. Avant que les machines à images virtuelles ne trouvent leur place dans le corps de l’homme, il faut que celui-ci trouve sa place dans la réalité virtuelle. La dernière œuvre de l’exposition, cachée derrière un rideau bleu, entretient une aura mystérieuse, avec des consignes de sécurité qui impressionnent certains visiteurs : « Dire STOP pour que l’expérience s’arrête, ne jamais retirer le casque soi-même »… Devant le rideau, Mathias Abramovicz, un des créateurs de l’œuvre Hexalab (avec Vincent Malizia, Julien Campala et Rémy Rivas), explique l’histoire au prochain visiteur – car on entre seul derrière le rideau. Hexalab est une société qui contrôle des robots à distance pour aider des personnes en difficulté et défendre un avenir solidaire – sorte de prototype d’ « aidez votre prochain » futuriste. Le visiteur est accompagné dans le caisson derrière le rideau, les yeux fermés, la main dans celle du concepteur. Tout cela a des airs de rituel initiatique.
On enfile le matériel de VR ; cette fois, le casque audio est parfaitement isolant. Le son de la salle, dernier marqueur du réel, disparaît totalement ; sans avoir pu jeter un seul coup d’œil à l’espace qui nous entoure, on se retrouve sans aucun repère. Avec une manette dans chaque main, l’expérience commence par des tests d’aptitude. Lorsqu’on lève le bras, un membre robotique apparaît à l’écran. En baissant les yeux, on peut voir notre propre corps, fait de fer et de métal, qui bouge en accord avec nos propres mouvements. A peine le temps de se jauger la ferraille, et un twist dans la narration nous tombe dessus : la société Hexalab ne va pas du tout nous envoyer aider une grand-mère à déplacer son canapé. Nous allons être propulsés en mission sur Mars. Le joueur, qui commençait seulement à prendre ses repères, est déstabilisé une seconde fois. Un environnement apocalyptique se dessine alors, et il faut, sur une petite plateforme au-dessus d’un océan de ce qui semble être du magma, courir un peu partout pour jeter des malles dans une navette. « Surtout, ne regardez pas en bas ». Soudain, des drones arrivent et nous attaquent. On perd la conscience de notre propre corps, et on commence à sauter, à se recroqueviller, à tirer dans tous les sens – enfin, à se prendre complètement au jeu. L’expérience s’arrête là, et il faut ressortir par le rideau, toujours les yeux fermés. Quand on leur demande ce qui s’est passé, les visiteurs balbutient un peu, pas tout à fait remis de leurs émotions ; on entend les mots « vertigineux, déroutant, impressionnant ».
Hexalab, par son storytelling bien ficelé, parvient à tromper le visiteur et à lui faire vivre une véritable expérience multi-sensorielle, contrairement à Be Boy Be Girl. Derrière le rideau, on ne se sent plus impuissant, bien au contraire : on se retrouve homme augmenté, personnage principal, capable d’interagir avec la narration. Si les autres œuvres interactives de l’exposition laissent de côté la qualité de la narration au profit d’une exploration de la forme VR, Hexalab a réussi à piéger ses visiteurs plusieurs fois. En sortant de cette expérience, on a véritablement l’impression d’avoir entrevu ce que le futur réserve au cinéma, à la réalité virtuelle et au jeu vidéo. Nous avons pu interagir avec une histoire surprenante et innovante, tout en profitant d’une présence corporelle en symbiose avec les mouvements de notre propre corps ; comme si, en enfilant le casque de VR, nous avions enfilé le costume de notre personnage. Car cela semble être la nouvelle destination proposée par la réalité virtuelle : non pas où nous voulons aller, ni ce que nous voulons voir, mais bien qui nous voulons être, ce que nous voulons faire. Woodrow Barfield se demandait, à la keynote du Smart FIPA, à quoi pouvait ressembler le futur de la narration ; l’homme augmenté à la sauce Hexalab pourrait certainement répondre à sa question.