[Mise à jour, le 10 juin 2013]

Nouvelle rediffusion sur Le Blog documentaire – à croire que nous sommes régulièrement en avance… Nous republions en effet ici un entretien avec Grégory Szeps, réalisateur avec Magda Wodecka de « El Sofa de la Habana ». Le documentaire sera projeté ce jeudi 13 juin à Paris, au Centre Pompidou. La soirée se poursuivra par une discussion entre le producteur du film Mickael Proenca et l’écrivain et cinéaste français d’origine cubaine Edouardo Manet.

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[Le 9 décembre 2011]

Le Blog documentaire se penche ici sur l’aventure d’un film d’abord diffusé samedi 10 novembre 2011 sur France Ô (et rediffusé fin août et début septembre 2012). L’occasion d’entendre ses deux jeunes auteurs, Grégory Szeps et Magda Wodecka, qui se sont rendus à la Havane pour y tourner leur premier long-métrage documentaire professionnel. Comment parvient-on au terme d’un tel projet ? Avec quels financements ? Quelles difficultés ? Quelles réjouissances ? Et quelles conclusions tire t-on d’un premier film ? Entretien de part et d’autre de l’Atlantique.

Le Blog documentaire : « El Sofa de la Habana » raconte le quotidien de plusieurs habitants de la Havane, à Cuba. Tous, réunis par le front de mer de la ville, décrivent leurs luttes quotidiennes, leurs espoirs et livrent en creux un peu d’analyse politique sur le destin de leur île. Comment est né ce projet ?

Grégory Szeps : Ce projet est né début 2009, lors de notre dernière année d’études avant le diplôme de l’ISCPA, d’un intérêt commun que nous avons avec Magda pour Cuba. Moi par rapport à la riche et complexe histoire de ce pays ; et Magda à travers des connaissances dans la communauté cubaine à Paris et des amitiés au sein de l’école internationale de cinéma et de télévision de San Antonio de Los Baños (EICTV). Nous avons tous deux étudié à Paris au sein d’une école de journalisme en spécialisation documentaire (ce qui m’a coûté 10.000 euros), et réalisé dans ce cadre trois courts documentaires de 11 a 13 minutes sur les thèmes de la toxicomanie et de la repentance, de la maladie du sommeil et des incohérences de la loi sur les chiens dangereux.

Le projet documentaire initial devait se focaliser sur cette école de cinéma cubaine mais les circonstances nous ont obligés a partir sur un autre sujet. Nous avons commencé de zéro car personne ne pensait que deux jeunes sortant d’une école pourrait percer ainsi à Cuba et réaliser un 52 minutes. Beaucoup de portes se sont fermées entre avril 2009 et novembre 2009, date du départ. Nous avons pu rassembler quelques fonds durant ces mois de préparation avec l’aide de la compagnie Havanatour, la mairie d’Etampes, la Cubana de Aviacion et le Défi-jeunes ainsi que nos fonds propres.

Comment s’est déroulée l’écriture du scénario ? Avez-vous pu réaliser des repérages à Cuba ?

Nous sommes partis en repérage et, n’ayant pu tourner le sujet sur l’école, nous en avons trouvé un autre, qui s’est imposé et qui a donné naissance au Sofa. Le point de départ fut le Malecón, ce front de mer sur lequel nous avons effectué des centaines de rencontres pendant 5 mois. Le scénario a été écrit durant cette période de repérages, et c’était bien plus que des repérages ! Nous nous sommes immergés dans ce pays pour lequel un vrai amour est né. Passion des gens, de la culture, de l’atmosphère…

Plusieurs moutures du scénario ont été ainsi écrites entre novembre 2009 et avril 2010, au gré de l’évolution de notre vision du thème, de nos rencontres et de nos ressentis. Nous avons été, comme je le disais, « en immersion ». Nous avons décidé de vivre comme les Cubains, en utilisant la monnaie nationale pour acheter uniquement dans les marchés et dans les rues – et non dans les boutiques en pesos convertibles. Nous avons fait plusieurs excursions de plusieurs centaines de kilomètres en « botella » (le stop à la cubaine), dans les provinces de Camaguay et Matanzas notamment. Ce fut l’occasion de plusieurs moments forts ; des familles de villageois se disputant par exemple pour nous accueillir dans le village de Pericho, ou encore ces 36 heures de voyage entre La Havane, Camaguay et Hatuey, en utilisant tout ce que Cuba compte de moyens de transport (camion hors d’âge, bus déglingués, motos, tracteurs, charrettes… ). Ce furent des centaines de rencontres a la clef. C’est cette longue immersion qui nous a permis de mieux comprendre ce pays complexe et paradoxal qui ne laisse personne indifférent.


Bande annonce

Quelle était l’idée centrale du film, les intentions de réalisation ? Et comment se sont noués les contacts avec les personnages du film ? En se promenant sur le front de mer de La Havane ?!

Nous avons débarqués dans un appartement que nous louaient des hippies et des artistes de rues cubains, situé à quelques blocs du front de mer. Le lieu s’est rapidement imposé comme sujet, encore fallait-il trouver une manière de l’évoquer. Nous avons rencontré et échangé avec des centaines de personnes sur le front de mer et, petit à petit, l’idée de raconter ce lieu à travers 4 personnages que nous avons trouvés emblématiques s’est imposée. Le plus dur pour nous a été de trouver un travesti. Nous le voulions car ces personnes font partie de ce lieu qu’elles fréquentent souvent. Nous avons vraiment lutté pour trouver un tel personnage, et notre mauvaise idée de départ consistait à rencontrer les travestis de la rue 23 pour tenter d’en convaincre au moins un… Finalement, après plusieurs flops, une amie nous a présenté Yanucci. Le contact s’est établi très facilement. Yanucci était assez représentatif, et il apportait une sorte de recul car, après s’être prostitué sur la rue 23, il a aujourd’hui une vie rangée remplie de projets. Ceux qu’il évoquait dans le film se sont d’ailleurs réalisés depuis. Il ouvre prochainement ses chambres à louer pour les Cubains.

Chacune des relations avec les protagonistes de ce film s’est nouée ainsi, petit à petit durant les repérages. Une confiance s’est installée entre eux et nous. Nous avons passé plusieurs semaines avec chacun d’entre eux et avons échangé sur leur vie et sur la nôtre. Quand nous avons terminé les repérages en avril, ils ne nous restait plus d’argent car tous les vols avaient été annulés à cause du volcan islandais. Le pêcheur et d’autres cubains nous ont nourris… Nous ne les avons pas payés, ni pour l’hébergement ni pour ce tournage, et ils ne nous ont rien demandé. Jusqu’au bout, les  échanges étaient désintéressés. Pour les en remercier – et en toute amitié, nous leur avons ramené de France des vêtements, de la nourriture, du matériel de pêche… etc. Et nous continuons de le faire à chaque voyage dans l’île.

Le projet a t-il trouvé facilement (et rapidement) un producteur ? Comment a t-il été financé ?

Nous avons financé les repérages et l’aller-retour d’un mois en août 2010 pour obtenir les autorisations avec nos propres fonds et le soutien de la mairie d’Etampes (ma ville), de La Cubana de Aviacion, du Défi Jeunes et surtout de Havanatour Paris. George Rodriguez et son équipe nous ont offert de grandes facilités pour les aller-retours à Cuba – trois voyages en tout pour les repérages et le tournage. Bref, durant la période novembre 2009/septembre 2010, nous avons financé le projet grâce à nos fonds, ceux des sponsors et une bourse de 10.000 euros.

Dès notre retour des repérages d’avril 2010, nous avons rédigé le dossier de présentation définitif et contacté près de 200 producteurs pour rapidement trouver des fonds en vue du tournage. Une dizaine s’est montrée intéressée et nous avons choisi de travailler avec la société Carlito Films, de François Aunay, qui se proposait d’avancer les frais du tournage sur ses fonds propres, nous assurant de pouvoir trouver très rapidement un pré-achat, notamment lors du Sunny Side 2010. Bref, nous signons nos contrats d’option en juillet 2010, nous repartons un mois avec nos fonds en août/septembre pour chercher les autorisations et les contacts pour préparer le tournage. Nous revenons en septembre pour repartir en octobre 2010 pour 15 jours de tournage qui ont coûté – salaires de l’équipe cubaine, producteurs et fixeurs cubains, matériel inclus – 12.000 euros payés par le producteur français.

Image du Malecón- El Sofa de la Habana (© Carlito, 2011)

Il n’est pas toujours facile de tourner un documentaire à Cuba. Comment s’est déroulé ce tournage ? A la sauvette ou avec des autorisations officielles ?

Le tournage s’est déroulé avec le soutien de l’UNEAC (Union des artistes et des écrivains de Cuba) et avec l’accord des autorités. Nous avons pu filmer tout ce que l’on voulait sans jamais avoir de problème. Les images n’apparaissent pas dans le documentaire, mais nous avons même été la première équipe à filmer des travestis sur le Malecón, avec des lumières, en face de la rue 23. Et cela en pleine période de pointe, à 4 heures du matin ! Le tournage a duré exactement 13 jours, fin octobre, tout juste entre deux petits cyclones.

Vous avez effectivement filmé dans des endroits a priori difficiles d’accès et dans des milieux peu souvent abordés. Comment avez-vous procédé ?

Nous avons choisi de jouer la transparence et de travailler dans le respect des Cubains afin de faire un travail équilibré sans tomber dans la caricature, l’attaque politique et les clichés sur Cuba. Nous voulions montrer du réel et de l’humain à travers ces portraits et ce lieu. C’est pourquoi le travail en amont a été long…

Quels ont été finalement les plus grandes difficultés rencontrées là-bas ? Et les bonnes surprises ?

Les plus grandes difficultés ont été rencontrées avec la production en France ! Sur place, le plus dur, c’est le temps, les refus et les rencontres ratées. La méfiance de certaines personnes également, qui voient arriver deux jeunes français au départ un peu naïfs. Mais cela nous a permis de vivre des expériences qui nous ont mieux fait comprendre Cuba.

Mais d’une manière générale, si nous avions un seul regret à avoir, ce serait le temps de tournage que nous aurions aimé plus long. 20 jours au moins, mais c’était trop difficile financièrement… Nous aurions pu par exemple davantage filmer le Malecón et mieux valoriser ce lieu avec la pléiade de scènes que l’on peut y voir.

Le film est cosigné. Comment s’est déroulée cette collaboration ? Qui faisait quoi ?

Cette collaboration s’est déroulée dans l’enrichissement mutuel et l’amitié. Magda et moi avons deux personnalités très différentes, mais une volonté de fer commune qui nous a été bien utile face à tous les obstacles. Il s’agissait d’une grande traversée. Et beaucoup de nos amis cubains nous disent aujourd’hui qu’on aurait dû faire un documentaire incluant notre propre expérience à Cuba…

La photographie est soignée. Quel matériel avez-vous utilisé ?

Nous avons utilisé une caméra Sony HDV EX 1 à cartes, et tous les techniciens sur place étaient cubains. Nous les avons rencontrés grâce a l’ICAIC et à nos producteurs cubains.

Magda Wodecka, Grégory Szeps et quelques personnages du « Sofa »

Comment s’est déroulé le montage ?

Nous avons travaillé avec Thomas Patras qui s’est investi à fond dans ce montage, et avec qui nous avons beaucoup échangé. Son regard complètement extérieur nous a aidé à avoir plus de recul après tant de temps passé à Cuba. Nous disposions de 45 heures de rushs au total, dont 5 heures d’entretiens. Nous avons évacué plusieurs scènes qui n’avaient finalement que peu de rapport avec le message du film, notamment avec les travestis ou avec Caruka et sa soeur handicapée (nous ne voulions pas trop en rajouter sur sa vie difficile).

Le film a t-il été vu et diffusé à Cuba ? Si oui, avec quelles réactions ?

Le film a été diffusé au festival du Nouveau cinéma latino de La Havane, hors compétition. La première s’est déroulée dimanche 4 décembre 2011 au cinéma Infanta, et le film a été bien accueilli. Les spectateurs se reconnaissent dans de nombreux propos qui défilent sur l’écran et dans la plupart des scènes de vies…

Quelle a été la carrière du film en Festival ? Avec quel accueil ?

El Sofa de La Habana est passé dans plusieurs compétitions internationales, au Canada, en France, en Colombie et en Italie. Au total, nous avons été sélectionnés dans près de dix festivals, et ce n’est pas fini ! D’une manière générale, on a l’impression que ce documentaire plait car de nombreux spectateurs disent découvrir un peuple de près, dans des vies quotidiennes. La remarque qui nous a le plus touchée fut d’ailleurs celle d’un jeune cubain qui vit en France depuis deux ans. Au festival « Là-bas, Vu d’ici » du Vigan, il nous a dit qu’il s’était senti chez lui en voyant le film.

Et si c’était à refaire ?…

Si c’était à refaire, nous le referions de la même manière, avec les bonnes expériences et les moins bonnes, les échecs et les réussites. Car au final, un documentaire reste une expérience humaine et professionnelle formidable, un apprentissage en accéléré de pas mal de choses. Nous tournons d’ailleurs un nouveau film à Cuba et en projetons un troisième. Ce n’est pas par hasard.

Quelle sera la teneur de ces nouveaux projets ?

Nous imaginons quelque chose sur la jeunesse cubaine et la musique reggaeton. Un documentaire long, social et musical à travers plusieurs portraits – dont celui du chanteur Osmani Garcia. Nous profitons du festival pour rechercher une coproduction latino ou nord-américaine. Nous travaillons avec un nouveau producteur français et France Ô a d’ores et déjà pré-acheté le film. Nous sommes en repérages depuis un mois. On ne pouvait rêver meilleure suite au Sofa de La Habana !

Entretien réalisé par Cédric Mal

Plus loin

1. Grégory Szeps est né en 1984. D’abord correspondant au Républicain de l’Essonne en 2005, il a ensuite collaboré pour streetreporter.net, studyrama.fr et France Soir. Il a rencontré Magda Wodecka à l’institut (privé) des médias ISCPA de Paris dont ils sont tous deux diplômés.

2. Cuba est une terre particulièrement fertile et inspirante pour les documentaristes. Vous retrouverez sur film-documentaire.fr une très complète filmographie sur le sujet. On notera récemment, entre autres, Le Rideau de sucre (de Camila Guzmán Urzúa) et Cuba l’art de l’attente (de Edouardo Lamora).

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